L’Anti-Héros : Mais pourquoi est-il si Sexy ?
Dans un monde où tout un chacun devait avoir l’air tout joli tout le temps, ce mec-ci ne l'était pas.
Chuck Palahniuk
On va pas se mentir, l’Anti-Héros nous fait tous fantasmer.
Peut-être parce qu’il ose se conduire comme on rêverait de le faire, sans prendre en compte l’avis des autres, sans se préoccuper de respecter une quelconque loi sociale ou morale. Ça sonne comme l’apologie de la psychopathie ? Pas forcément.
Si le personnage du Anti-Héros est tellement présent dans notre culture, et que c’est lui qui fait les meilleures recettes au box office, c’est parce qu’il répond à un besoin qui nous anime en profondeur, et qu’il suscite en nous une forme d’admiration honteuse qui nous fait saliver en secret.
Et si l’Anti-Héros était le seul être fondamentalement honnête dans un monde étouffé d’hypocrisie ?
Qu’on l’admette ou non, l’archétype du Anti-Héros représente une certaine forme de liberté. Et ça, y a rien à faire : ça fera toujours rêver le sale gosse qui survit en nous.
Qui est cet indécrottable rebelle qui vit selon ses propres lois ? Comment un loser asocial peut-il faire naître en nous cette étrange fascination et éveiller notre sympathie ? Quel est son moteur, quelles sont ses motivations ?
Et surtout… pourquoi est-il si sexy ?
Exploration d'un personnage anticonformiste qu'on adore détester : mise en lumière de l'ultime rebelle
VA TE COUCHER, SUPERMAN…
Soyons honnêtes.
Tout le monde en a soupé du héros conventionnel, bien sous tout rapport, beau, fort et courtois en toute circonstance, avec le brushing qui bouge pas d’un cheveux même au sortir d’un affrontement terrifique avec les forces du Mal et le sourire Colgate affiché comme une pub pour le bonheur.
Rien à faire, ce type est un fake, c’est criant.
Je veux dire, comment on pourrait s’identifier à lui quand notre miroir nous renvoie chaque matin l’image de Gargamelle plutôt que celle de Clark Kent ?
Et puis, ras la casquette de prétendre admirer ces valeurs soi-disant hautement humaines que ce fichu héros est bien le seul à défendre, quand nous, misérable lie de la société, nous roulons joyeusement dans la fange.
ET TU PEUX REMBALLER TON HYPOCRISIE !
Parlons-en, de ces valeurs.
Bien-pensance, bienveillance, et tous les mots qui commencent par bien-quelque chose et nous filent des envies de meurtre chaque fois (bien trop souvent de nos jours) qu’ils sont brandis tel un étendard de sainteté pour justifier les plus lâches formes d’hypocrisie.
La vérité, c’est que dans un monde où la norme est malade, tout écart est marginalisé, voire pathologisé, si bien qu’on se retrouve à incarner la figure du méchant alors que parfois on est juste vrai.
Dans ces circonstances, pas étonnant que le fantasme du anti-héros super badass nous fasse de l’œil et nous apparaisse comme bien plus séduisant que la perfection éthérée du héros de base (qui se transforme alors en chien de garde de la norme radicale et anxiogène), impossible à copier, et de moins en moins désirable. Être gentil pour que tout le monde nous aime ? Pitié !
Quand le héros fait toc, l’anti-héros s’élève comme réel. Vivant et humain.
UN MODÈLE HUMAIN, DONC FAILLIBLE
Ouais, il est bourru, désenchanté, égoïste et mal rasé, et ses motivations sont troubles, mais est-ce qu’on en est pas tous là ?
Voilà un vrai point de départ pour une histoire qui se respecte, un point de départ réaliste, et qui suppose une possible (r)évolution, bien loin de l’idéal déjà réalisé du héros qui ne peut et ne veut plus changer, incarnant déjà la quintessence de tout ce qu’on est censé espérer en tant qu’Homme.
Bien sûr, il existe différentes figures d’anti-héros : le loser (Joker), l’anti-social (Travis Bickle), la personne ordinaire que les circonstances forcent à dérailler (Thelma et Louise), le gentil qui vrille (Harley Quinn), l’enfoiré notoire (Walter White), le flemmard dont la seule passion dans la vie se résume au bowling (Jeffrey Lebowski alias The Dude)…
Mais toutes ces caractéristiques induisent une chose qui fait cruellement défaut au héros simplement bon parce que c’est bien d’être bon : un questionnement. Que s’est-il passé pour que ce type-là devienne un étranger au sein de l’humanité ?
Et surtout, quel est son véritable moteur ?
FOU OU SAGE, L’ÉTERNELLE QUESTION…
L’anti-héros est bien souvent un être exclu, un paria.
Que ce soit de son fait ou de celui d’une société qui le rejette, le résultat est le même : il lui est impossible d’intégrer l’idéal conventionnel de vie ordinaire.
Si les autres le perçoivent comme un baltringue, un salopard, un loser ou un zombie inutile hantant les bords du monde, il leur retourne le compliment en refusant de faire semblant d’accepter leurs règles. Et plus on le côtoie, plus on apprend à le connaître, plus on a le sentiment qu’il est le seul être réel ou conscient au sein d’une société étouffée de bons sentiments, naïvement lobotomisée et heureuse de son sort.
En tant que marginal, il représente un être hors du monde.
Qu’il soit la cible de harcèlement, idiot, ermite ou clodo, voire sage désabusé, sa position unique lui permet de porter un regard extérieur sur ce qui se trame, puisqu’il n’en fait pas partie. Ce recul lui offre une vision originale et souvent instructive, bien que parfois teintée de cynisme, sur le spectacle de la connerie humaine, parce que son prisme de lecture est très personnel.
Alors que les autres se prélassent dans leur zone de confort, entourés de leurs semblables, biberonnés d’illusions douces (et n’osant pas faire un pas au-delà de la ligne sous peine de rejet ou de désamour, soit dit en passant), notre anti-héros a la vie dure et amère, et c’est justement cet état de fait qui pourra donner naissance à… autre chose.
UN HONNÊTE HOMME, DANS LE FOND. BIEN AU FOND.
D’autre part, le fait que ce mec ne se reconnaisse pas dans le discours ambiant et soit même bien souvent horripilé par les valeurs unanimement reconnues (je pense à Dr. House qui passe pour le méchant parce qu’il refuse de caresser les autres dans le sens du poil et les pousse à la réflexion, provoquant sans cesse leur outrage, alors qu’il a raison : tout le monde ment. Quand on gratte un peu, la pseudo bonté s’écaille pour révéler des motivations au moins aussi égoïstes que les siennes) le motive à chercher ses propres valeurs, ou du moins, un nouveau paradigme dans lequel ses actions et ses motivations pourraient prendre sens.
En d’autres termes, il va devoir créer ses propres lois.
JE SUIS LE CHAOS ET JE VIENS VOUS APPORTER LA BONNE PAROLE !
C’est tout l’intérêt de cette figure, qui rappelle par moment celle du Trickster, archétype initiateur de chaos qui va forcer le monde à trouver un nouvel ordre après le désastre.
Ce personnage de prime abord perçu comme immoral ou même amoral, véritable psychopathe dénué d’empathie, incapable de faire la différence entre le Bien et le Mal, incarne un sens tout à fait différent quand il émerge dans une société malade où la morale est défaillante et où des notions telles que l’altruisme et la justice sont tronquées et sclérosées par l’hypocrisie et les jeux de pouvoir.
L’anti-héros devient alors celui qui remet les pendules à l’heure.
Par son comportement erratique et subversif, par son refus de l’autorité ou de la bienséance, il déglingue le prêt-à-penser lénifiant, dévaste la pensée unique oppressante et la lâcheté morale et intellectuelle pour tout remettre en question.
Qu’il ait renié la morale ou qu’il n'ait jamais été conditionné par elle n’est pas le problème : son existence même, le simple fait qu’il existe et qu’il soit l’avorton honteux d’une société qui désormais le rejette est une question posée à cette société.
En d’autres termes, il est fort possible que ce personnage devienne un initiateur, un nouveau moteur pour l’humanité, même si lui-même n’agit que dans un but égocentrique, poursuivant son propre idéal sans considération pour les autres.
UN SURHOMME ?
Ici, il faut faire le lien avec le Surhomme de Nietzsche, car les réflexions qu’il développe offrent une piste pour mieux saisir l’enjeu de la personnalité du anti-héros.
Et si l’altruisme et la compassion n’étaient rien de plus que l’expression d’un mépris fondamental envers l’Homme ?
Et si le fait d’encenser le statut de victime (désignée par les termes de faible et d’esclave chez Nietzsche) au détriment de celui de l’Homme solitaire et indépendant (fort et aristocrate) n’était qu’une forme sournoise de nihilisme qui renie la responsabilité de l’humain et transforme la morale en effusion de ressentiment ?
Selon Nietzsche, l’Homme est une chose qui doit être dépassée. Et pour ce faire, c’est pas de douceur et de bienséance dont on a besoin, mais d’un bon coup de pied au cul.
Bien souvent, l’anti-héros est à l'opposé total des diktats : bienveillante construction de soi, compassion pour son prochain, esprit de groupe, bouffe saine, sport et sobriété…
Non, décidément, ce type-là n’en a rien à carrer, et l’autodestruction est comme qui dirait son mode de fonctionnement par défaut.
Qu’il souffre d’un passé morbide ou qu’il soit juste dégoûté de la vie ou étanche aux concepts de santé, de beauté et de bonté, il est fréquent que l’anti-héros se drogue, picole, soit violent, erre aux limites de la marginalisation et de la loi, maître solitaire de son propre univers, testant sans cesse ses propres limites ainsi que celles des autres, quitte à se perdre à jamais, plutôt que de rester parqué entre les frontières d’une normalité qu’il exècre ou qui n’a juste aucune incidence sur lui et son comportement.
QUELQU’UN QU’ON RÊVE TOUS D’ÊTRE EN SECRET…
Et c’est peut-être justement cette étrange liberté, cette folie qui lui est propre, cette existence hors du monde, cette indépendance viscérale, cette solitude, qui lui confèrent un rôle majeur, voire indispensable, au sein du monde de l’art…
Qu’on le veuille ou non, l’anti-héros nous confronte à nous-mêmes.
Fatalement, observer quelqu’un qui ne respecte pas la norme et qui obéit à des lois comportementales en marge des nôtres nous contraint à remettre en cause notre vision de la nature humaine, de l’éthique, de la justice, et donc, pour le dire clairement, de nos valeurs.
Comment un tel être a-t-il pu naître ? Où est-ce que la société a fauté pour qu’il émerge ?
Qu’est-ce que son existence signifie, et qu’est-ce qu’elle implique ? Comment se fait-il qu’il échappe au conditionnement alors que le monde entier y est soumis ?
Et si c’était finalement lui qui avait raison ?…
L’anti-héros ne sait pas où il va, mais ne prétend pas le savoir, contrairement à nous, et pourtant ça ne l'empêche pas d’avancer.
Il est détruit et rejeté, mais sa volonté de ne pas lutter pour réintégrer la société agit comme un message subliminal sur nous : et si le fait de vouloir se construire et s’améliorer pour être toujours plus parfait afin d’être finalement accepté, reconnu et aimé par nos semblables n’était qu’une illusion ?
Et si la perfection instituée comme idéal était l’antinomie de la liberté et en définitive, du bonheur ?
GIVE ME AN AMEN ! GIVE ME AN ALLÉLUIA !
La figure du anti-héros est donc aussi bien intrigante que nécessaire.
Pour être honnête, je me demande ce qui resterait à l’art si cet enfoiré n’existait pas. Sans doute un triste tas d’histoires sans envergure aussi soporifiques que consensuelles.
Mais je fais partie des gens qui considèrent que l’art doit mordre pour valoir le coup, et seul un bon vieux anti-héros peut assumer ce genre de plan. J’adore la psychologie torturée qui incite à creuser pour comprendre ce qui a pu transformer un personnage en électron libre ou en écorché vif, et invite à considérer la souffrance, la folie et l’isolement d’un œil soustrait de préjugés.
J’aime qu’une œuvre me force à reconsidérer les racines de la morale, de la justice, ainsi que celles du Bien et du Mal.
Et enfin, j’apprécie tout particulièrement qu’on provoque en moi cette sorte de jubilation malsaine qui s’éveille au spectacle des Joker, des Travis Bickle et autres Django lorsqu’ils prennent les rênes et décident de demander des comptes à cette société qui les ignore et les renie, en se comportant soudain comme les plus absolus des super-héros.