Un jour toi aussi…
Ils étaient tranquillement assis dans la pirogue, vaguement somnolents, la canne à pêche à la main. Attraper ou non un poisson ne semblait pas beaucoup les intéresser. Cela faisait longtemps, en vérité, que leurs parties de pêche n’étaient plus qu’un prétexte pour s’éloigner un peu de la communauté et se retrouver seuls tous les deux.
Et puis, sans que ni l’un ni l’autre ne sache très bien pourquoi, le vieux se mit à parler :
— Vers six ans, j’ai fait un rêve. Je m’en souviens encore très bien aujourd’hui, parce que c’était un rêve tout à fait différent des autres. Le jour même, je m’étais enfui du village, comme ça m’arrivait souvent. J’étais un vrai petit fugueur, à l’époque. La famille avait fini par s’y habituer. Au bout de quelques jours d’errance, je revenais ici, tout simplement, alors plus personne se donnait la peine de me chercher. Une fois j’ai même réussi à m’embarquer sur le fleuve en volant la pirogue d’un vieux borracho qu’habitait un peu en dehors du village. Je sais plus où je voulais aller exactement. Sans doute que j’en savais rien moi-même. Tout ce que je peux te dire c’est que, d’une façon ou d’une autre, je rêvais de m’enfuir loin d’ici, loin de mes parents et de tout ce que je connaissais, pour voguer vers l’inconnu. Je me voyais comme un explorateur. Je quittais jamais ce chapeau que je m’étais dégoté je sais plus où, un truc à la Indiana Jones. Tout le monde se moquait de moi mais je m’en foutais pas mal. Je l’aimais, moi, mon chapeau. C’était ma façon à moi de me différencier des autres.
Il se mit à rire en secouant la tête.
— Ça va te paraître idiot, mais je rêvais du monde “civilisé” et des femmes blondes qu’ils ont là-bas. Je crois que c’est à ça que je pensais quand je suis parti sur la pirogue. Je crois que j’espérais déboucher sur une grande ville. Manque de bol, elle était merdique, elle a coulé et j’ai dû revenir à la nage. Pourtant ça m’a pas dissuadé le moins du monde de continuer à me barrer chaque fois que j’en avais l’occasion.
Le jeune l’écoutait sans un mot. Cela n’arrivait pas souvent que son grand-père se livre ainsi, et il craignait que l’interrompre avec une question ne brise son élan. D’autre part, il était intrigué par l’histoire qu’il lui dévoilait.
— La nuit où j’ai fait ce rêve, j’étais dans la forêt, assez loin du village. J’avais trouvé un arbre idéal où je pouvais dormir sans risquer de tomber dans le vide. Mes plans étaient clairs dans ma tête pour la journée du lendemain. Je me suis endormi, mon chapeau vissé sur le crâne. C’est là que le rêve m’est apparu. Ça ressemblait pas à un rêve, parce que j’étais exactement au même endroit que là où je m’étais endormi, perché sur mon arbre. Mais quand je m’étais couché, il faisait nuit noire, alors que là, la jungle était illuminée par une lumière impossible, comme si c’était les arbres et les plantes qui diffusaient cette lumière fluorescente, verte et bleue, quelque chose d’incroyable. J’étais là, à pas en croire mes yeux, quand un serpent énorme et long comme aucun serpent sur Terre a lentement commencé à descendre le long du tronc. Lui aussi émettait de la lumière, mais la sienne était mouvante, rouge, noire, jaune, et ses écailles brillaient comme des pierres précieuses. De ma vie, j’avais jamais vu un être aussi magnifique. Il s’est arrêté à ma hauteur, sa tête à deux centimètres de mon visage, et il a plongé ses yeux dans les miens. Et ses pupilles se sont mises à tourner. Je me rappelle que je me suis dit qu’il cherchait à m’hypnotiser, mais c’était trop tard, j’étais déjà complètement happé. Et puis il s’est mis à parler, le bougre. Pas de la façon dont on parle toi et moi, il remuait pas la bouche ni rien, il s’adressait directement à mon âme, comme si son esprit pénétrait le mien. Il m’a dit que ça servait à rien de fuir comme je le faisais. Que j’étais promis à un grand destin, et que je devais m’y soumettre, sans quoi un grand malheur s’abattrait sur le village. Il m’a dit que j’étais appelé à devenir curandero, et que je devais me rapprocher de mon grand-père, qui m’enseignerait son savoir.
Le vieux marqua une pause, comme s’il revivait cet événement, le regard perdu vers le lointain.
— Et puis il a relâché mon esprit, ses pupilles sont redevenues celles d’un serpent ordinaire, et il est tranquillement remonté le long de son arbre, en traînant son corps immense comme s’il devait jamais finir, pour enfin disparaître. Et là, j’ai entendu une explosion. La forêt s’est brutalement illuminée en rouge et pendant un millième de seconde, un être étrange, comme une sorte de nain difforme avec des yeux flamboyants et un long nez tordu, s’est tenu au milieu des branches, là où le serpent avait disparu. Et il a crié d’une voix fragmentée, comme faite de mille voix différentes, il a crié un nom, et il s’est désintégré. C’est à ce moment-là que je me suis réveillé. J’avais encore l’écho du nom dans les oreilles. J’ai eu tellement peur, nom de Dieu, que j’ai dégringolé de l’arbre à la vitesse de l’éclair et que j’ai couru ventre à terre à travers la nuit, en m’écorchant de partout et en égarant ce maudit chapeau au passage, jusqu’au village, pour me réfugier chez Grand-Père, à qui j’ai tout raconté. La seule chose que j’ai omise de lui dire, c’est le nom que le nain avait crié. Mais il se trouve qu’il l’a découvert plus tard tout seul.
Il s’arrêta un moment pour observer son petit-fils d’un œil amusé. Le gamin semblait estomaqué, et c’était bien le résultat qu’il avait espéré obtenir. De cette manière, il se montrerait d’autant plus attentif pour la suite.
— Abuelito, elle est terrible, ton histoire !
Le vieux s’esclaffa devant son air ahuri et prit le temps d’allumer un mapacho avant de poursuivre :
— Peu de temps après ça, mon abuelo, qui était comme tu le sais un curandero très puissant, a conduit une cérémonie à mon intention où il m’a fait boire ma première tasse d’ayahuasca. Je crois qu’il espérait qu’elle lui confirme ce que le serpent m’avait dit. Même si tout ce truc, en fait, comme il me l’a révélé plus tard, c’était surtout histoire de convaincre toute la communauté que j’étais bien ce que lui avait toujours su que j’étais. Il m’aimait beaucoup, tu vois, et il savait qu’un grand destin m’était promis. Mais il avait aussi ce petit côté farceur qu’ont beaucoup de chamans, et il était curieux de voir comment je réagirai à l’ingestion de la Plante. Six ans, c’est quand même jeune, pour une première fois, même si c’est pas si exceptionnel que ça.
Son petit-fils ouvrit de grands yeux et s’exclama :
— Six ans ? Bon sang, mais comment t’as pu supporter ça ?
— Ça se fait plus beaucoup de nos jours, mais je t’assure que je l’ai plutôt bien pris ! Tu vas te marrer, mais tu sais à l’époque, moi, la nature, le pouvoir de la medicina et toutes ces traditions, ça m’impressionnait pas du tout ! Moi je vivais dans ce trou paumé parce que j’avais pas le choix, mais je pensais qu’à une chose, mettre les voiles pour la grande ville. Je me rendais pas du tout compte de la chance que j’avais d’avoir accès à ce trésor que notre communauté est l’une des seules à posséder. Pour moi, on était tous pas plus que des ploucs en retard sur la marche du monde, alors j’étais loin d’avoir bu cette coupe avec la crainte que j’aurais normalement dû ressentir. D’ailleurs, ce vieux filou de Grand-Père, je savais bien qu’il espérait secrètement que la Plante me terrorise par sa puissance, pour que je redescende un peu sur Terre et que j’aie enfin le comportement qui convienne.
— Et alors ?
— Alors, il l’a eu dans l’os. L’Ayahuasca m’a montré des tas de trucs, ça oui, mais ça m’a pas effrayé. Je vais te dire, j’ai même eu le sentiment qu’elle se ralliait à ma cause, et qu’elle et moi on était comme qui dirait en train de jouer un tour au vieux. Je te dis pas la gueule de l’ancêtre après cette cérémonie…
Il se tordit de rire.
— Il était totalement déconfit, le pauvre, mais aussi ravi pour moi. C’était quelqu’un qui respectait beaucoup la tradition, mais il avait aussi cette rébellion en lui, cette sorte d’admiration pour les gens comme moi qu’avaient le courage de faire voler en éclats toutes les règles établies. C’est pour ça que c’était moi qu’il préférait parmi tous ses petits enfants. Parce que j’étais un petit con qu’en avait rien à péter de rien.
Plus il parlait, et plus le jeune comprenait pourquoi il avait tant d’affinités avec lui. Il le relança :
— Et donc, qu’est-ce qu’elle t’a montré, la Plante ?
— Pour commencer, les visions ordinaires. Ces formes lumineuses que tu connais toi-même. Elle m’a montré ma place dans la nature, mais sans s’attarder non plus sur le sujet. Mon ego était encore trop fort à l’époque. Je comprenais ce qu’elle me disait, une part de moi savait déjà tout ça, mais bon, c’était comme pisser dans un violon. L’Ayahuasca sait tout, de toute manière. Elle savait très bien que j’allais ruer dans les brancards, tenter de lui échapper, et aussi que je finirai par embrasser ma vocation. Mais pour m’aguicher un peu, elle m’a offert des visions du futur. Je me suis vu voler dans un avion pour aller soigner des gens d’autres pays. La chose la plus remarquable, en fait, et qui a le plus bouleversé ma compréhension du monde, ça a été qu’elle me montre que sa medicina serait aussi nécessaire aux gens de ces pays que je brûlais de découvrir. Selon elle, ces personnes souffraient d’un autre mal que ceux de ma communauté, d’un mal infiniment plus complexe. Apparemment, je faisais partie de ceux qu’elle avait appelés pour tenter d’aider ces gens et soigner leur mal inconnu. Et puis pour finir, elle m’a fait comprendre que même quand je tentais désespérément de fuir, je ne faisais que me conformer aux desseins qu’elle nourrissait à mon égard. C’est ça, en vérité, qui m’a le plus choqué, mais ça m’a aussi réconcilié avec une partie de moi-même. Après cette séance, je voulais toujours pas être chaman, mais je me suis plus enfui. Enfin, pas avant un bon moment, quoi. J’avais trop peur de répondre à son appel en traçant la route à nouveau. Et pourtant… J’ai pas échappé à mon destin, comme tu t’en es aperçu, je suppose ! fit-il d’un air navré.
Le gamin était subjugué par son histoire. Il fallait qu’il continue à parler !
— Et ensuite, qu’est-ce qu’il s’est passé, Abuelito ?
— Ensuite ? Ben, ça a pris des années avant que je m’engage pour de bon dans cette voie. J’aimais l’idée d’aller soigner les gens d’autres civilisations, et je me sentais très fier d’avoir été choisi pour devenir une sorte de précurseur en la matière, mais j’étais complètement démoralisé en pensant aux années de souffrance et de sacrifice qui m’attendaient. J’avais que six ans, c’est vrai, mais je connaissais la difficulté de cette voie. Tous les gosses du village savaient que certains types allaient s’isoler dans les bois pendant des années, sans voir personne, sans presque rien manger, afin d’acquérir le pouvoir de guérison. Et aucun de nous ne les enviait, ça je peux te le dire. Et puis, bien que je puisse pas t’expliquer comment, je savais aussi qu’on pouvait faire une croix sur les filles avec ce genre d’engagement. Pas pour toujours, bien sûr, mais bon, je dois t’avouer que ce truc-là, par-dessus tout, ça m’emmerdait carrément. Faut dire qu’à ce niveau, j’étais un peu en avance sur mon âge, et l’idée de renoncer à toutes ces femmes blondes qui peuplaient mes rêves de puceau, c’était pour moi un renoncement inadmissible…
Il fit une pause pour rallumer son mapacho et vérifia sa canne à pêche. Son petit-fils semblait hésiter entre le rire et l’embarras. Le vieux savait à quoi il pensait. Il savait qu’il était préoccupé par cette histoire d’abstinence. Pas de chance, il allait devoir y passer, lui aussi.
— Ça te faisait vraiment pas envie, de devenir un homme de savoir ?
— J’étais trop jeune pour comprendre la valeur de la connaissance en elle-même. Et puis c’était pas dans ma nature. Être chaman, c’est une vie dédiée aux autres, et pour un petit égoïste comme moi, ça n’avait rien d’enviable. L’autre truc aussi, et on peut dire que c’est la réflexion la plus sage que je nourrissais à l’époque, c’est que j’étais pas du tout sûr d’être capable de pas me servir de mon pouvoir à des fins personnelles.
— Devenir brujo plutôt que curandero, murmura le jeune, presque avec gêne.
— Ouais.
Ils se regardèrent en silence quelques secondes, les yeux rongés par la même flamme.
— Tous les chamans sont confrontés à ce choix durant l’apprentissage. Mon abuelo m’en avait beaucoup parlé. Lui savait très bien quelle voie il voulait suivre. Mais moi, qui m’en foutais royalement de venir en aide aux gens, qu’est-ce que j’allais choisir ?
Il cracha dans l’eau comme pour appuyer son propos.
— C’est typique d’un gosse, mais je me voyais déjà devenir un grand sorcier, jeter des sorts de partout, asservir les autres avec mon pouvoir… Et je me voyais aussi me confronter à Grand-Père dans une lutte entre le Bien et le Mal.
Il se mit à rire en secouant la tête, navré de sa propre naïveté.
— J’étais complètement persuadé qu’on en arriverait là, et le truc, c’est que… je voulais pas le décevoir. Toute l’humanité que j’avais, tu vois, Niño, elle lui était dédiée, parce que c’était le seul qui continuait à croire en moi alors que tout le village me prenait pour un petit salopard perdu de Dieu. Je voulais pas lui jouer ce coup-là. J’avais peur de moi-même. J’avais pas confiance en moi. Et je suis sincère quand je te dis que c’est ça, par-dessus tout, qui m’empêchait de me livrer à mon destin.
— T’étais pas si pourri que ça, alors…
— Peut-être pas, mais tu sais comment c’est. À force de s’entendre dire par le monde entier qu’on est pourri et irrécupérable, on finit par le croire et se comporter comme tel. Comme pour mieux coller à l’image que les autres t’ont attribuée…
— Ouais, c’est quelque chose que je connais, ça…
— Mm.
Le vieux faillit dire un mot sur le sujet, mais il se ravisa.
— Enfin bref. Je voyais bien que Grand-Père essayait sans cesse de ramener le sujet sur le tapis. À la moindre occasion, il évoquait le truc comme si de rien n’était, comme pour implanter lentement l’idée en moi. Quand on allait se balader, il me parlait des plantes maîtresses et de leur esprit. De retour d’une cérémonie, il me racontait ce qu’il avait vu et la façon dont il s’y était pris pour guérir le mal. Il causait aussi des brujos d’autres villages et se demandait ce qui pouvait pousser un Homme à choisir de faire le Mal. Et moi qui faisais comme si je comprenais pas… Pff.
Tout en observant le fleuve, il plissa les paupières comme si quelque chose lui faisait mal dans le ventre.
— Je m’aperçois maintenant que j’ai rien oublié de ses paroles.
Ses yeux revinrent vers son petit-fils.
— Les choses qu’il m’a apprises à cette époque, je m’en sers encore aujourd’hui.
Le gamin comprenait très bien ce qu’il était en train de faire, mais il se contenta de répliquer :
— Le destin, hein…
— Ouais. Le destin. Ce truc bizarre qui a fait que vers douze ans, je suis gravement tombé malade.
— Quoi, comme maladie ?
— Une maladie de l’âme.
Voilà que l’ancêtre recommençait avec ça. Ce chapitre, il y avait déjà eu droit à maintes reprises.
— Toutes les maladies sont des maladies de l’âme. Mais celle qui m’est tombée dessus encore plus qu’une autre !
Ils s’esclaffèrent ensemble sans retenue, riant comme deux bossus, sans se soucier de faire fuir les quelques malheureux poissons qui auraient caressé l’idée de venir mordre à l’hameçon.
— Le destin a vraiment fait très fort, sur ce coup-là ! Ça m’a traumatisé ! Depuis, ça me viendrait plus à l’idée de tenter de déjouer ses plans. En plus, il a frappé pile-poil quand, après des années à me tenir à carreau, j’ai pété un plomb et me suis tiré avec la ferme intention de ne jamais revenir.
— Qu’est-ce qui s’est passé ?
— J’étais en train de courir dans la forêt quand, d’un coup, j’ai été foudroyé de douleur. Ça faisait si mal que je me suis plié en deux et écroulé au sol. Au bout de deux secondes je suais déjà sang et eau, je grelottais de fièvre, j’avais la vue brouillée, et j’avais mal, su puta madré, j’avais mal comme jamais j’avais eu mal dans ma petite existence. Et comme je pouvais rattacher cette souffrance à rien de ce que je connaissais, j’étais terrorisé, aussi, d’autant plus que j’étais déjà loin du village, et que, sauf coup de chance, personne ne viendrait me trouver ici. Mais je voulais pas crever tout seul comme un chien, sans même savoir pourquoi, alors j’ai essayé de me relever. Une fois, deux fois, trois fois avant que je parvienne à tenir sur mes jambes. Si j’avais pas réussi, j’aurais rampé sur les deux kilomètres qui me séparaient des miens. Ce chemin, bon sang, ça a été l’épreuve la plus rude de ma vie ! Je sais même pas comment j’ai réussi à retrouver mon chemin. Je me suis effondré à plusieurs reprises, et chaque fois c’était de plus en plus dur de me relever. J’étais en pleine hallucination. La forêt, on aurait même plus dit une forêt. Les ombres sur le sol étaient vivantes, les plantes et les feuilles des arbres remuaient, et elles parlaient, aussi. J’entendais des voix de partout, qui rigolaient, qui chuchotaient derrière mon dos. Bon sang, j’étais mort de trouille, et c’est grâce à cette peur chevillée au corps que j’ai trouvé la ressource nécessaire pour pas me laisser dévorer vivant par la selva.
Il se tut un instant pour reprendre son souffle mais parler semblait plus fort que lui.
— L’apothéose de cette horreur, c’est quand j’ai entendu un grondement derrière moi. Du fin fond de ma fièvre, j’ai tout de suite compris de quoi, ou plutôt de qui il s’agissait, et j’ai su aussi qu’il fallait pas que je me retourne. Bien sûr, j’ai pas pu m’en empêcher. Et je l’ai vu…
— Celui que t’avais vu en rêve ? Le nain difforme ?
— Ouais. Le Chullachaki.
Ils frémirent tous deux à l’évocation de son nom. L’un parce qu’il n’en connaissait que la légende, l’autre parce qu’il savait très bien qui il était.
— Sauf que comme tu le sais, sa particularité à lui, c’est de prendre l’apparence qu’il veut pour te tromper et t’inciter à le suivre.
Son petit-fils avala sa salive avec difficulté.
— En l’occurrence, c’est celle de mon abuelito qu’il avait choisie cette fois-là. C’était stupide de sa part. Si y a bien quelqu’un que j’aurais jamais confondu avec un autre, c’était lui.
Il resta silencieux un moment.
— C’était vraiment mal imité, en plus. Mon abuelo ne marchait pas du tout comme ça, avec un pied en dedans, en boitant. Vraiment raté.
Sans l’avoir senti venir, ils se remirent à rire, de plus en plus fort, jusqu’à atteindre une franche hilarité. Le gamin visualisait ce nain étrange en train d’essayer de ressembler à un grand-père. C’était vraiment trop drôle !
— Cet enfoiré de Chullachaki, j’ai tout de suite compris que c’était lui qu’avait tout orchestré, et il allait m’attraper pour me perdre à tout jamais si je me magnais pas le cul d’aller me foutre en sécurité chez mon vrai grand-père !
Quelques rires fusèrent encore avant qu’ils ne retrouvent leur sérieux.
— Je me suis arraché à cette apparition et je me suis mis à courir. Enfin, si on peut appeler ça comme ça. Je me propulsais vers l’avant, courbé en deux, en chavirant à droite et à gauche, contorsionné de douleur, suffocant d’épouvante… J’ai fermé les yeux sur les visions diaboliques et une seule image a envahi ma tête. Grand-Père, avec ses yeux tendres et rigolards, et cette bonté qui émanait de lui, cet amour insensé qu’il avait pour moi. C’est grâce à lui que j’ai fini par débarquer au village, pantelant, exsangue, en plein délire, à deux doigts de la mort. Tout ce que je me rappelle, c’est le visage stupéfait des gens quand j’ai fait mon entrée. Cet air de surprise et d’horreur. Ensuite, plus rien.
Il s’interrompit pour amplifier l’effet dramatique. Son petit-fils devait admettre qu’il était un conteur-né. Il était littéralement suspendu à ses lèvres. Et, d’une étrange manière, il croyait comprendre à travers cette histoire que la vie elle-même usait parfois de paraboles pour ramener les Hommes sur leur chemin.
— Dis-moi ce qu’il s’est passé ensuite, Grand-Père ! le supplia-t-il. Elle est terrible, ton histoire !
— J’ai passé deux semaines dans le coma. Alors ce que je te raconte maintenant, c’est mon abuelo qui me l’a dit, parce que moi j’étais carrément hors service. Donc à peine arrivé, je me suis évanoui, et les gens ont couru le chercher. Il a eu très peur en me découvrant. Il paraît que j’étais pâle comme la mort, d’un gris terreux, à part certains endroits du corps où j’étais rouge comme si j’avais été brûlé. J’étais trempé de sueur et en même temps glacé. En plus, je m’étais écorché de partout. Et puis, même si je réagissais plus, j’avais quand même les yeux ouverts et ils partaient dans tous les sens…
— Le truc trop flippant, quoi…
— Tu peux le dire. Alors il m’a porté jusque chez lui et m’a mis au plumard, soufflant du mapacho partout sur moi dans l’espoir de me maintenir en vie jusqu’au soir, où il pourrait commencer le vrai travail avec l’Ayahuasca et identifier le mal qui m’avait terrassé, et peut-être pouvoir me guérir.
— Il avait forcément besoin d’ayahuasca pour ça ?
— Ce coup-ci, oui. On peut avoir une idée de ce qui va pas sans en prendre, et tu sais bien que les icaros ont du pouvoir même sans cérémonie. Mais pour ce cas précis de l’attaque spontanée d’un esprit aussi puissant que le Chullachaki, pas d’autre solution. Alors le soir venu il m’a transporté dans la maloca, il s’est enfermé seul avec moi, et il s’en est tapé une grosse tasse, en ayant la ferme intention de découvrir ce qui m’était arrivé et comment me soigner. Presque instantanément, le Chullachaki s’est manifesté, et il était très en colère, tellement furieux qu’il a eu beaucoup de mal à maintenir sa concentration pour visualiser précisément ce qu’il m’avait fait.
Pressentant que son petit-fils avait besoin d’explications, il fit :
— Grâce à l’ayahuasca, le corps du patient apparaît un peu comme une cartographie du ciel. La peau devient transparente, avec le squelette, les veines et les organes visibles. Et l’énergie qui circule dedans aussi. On voit les nœuds, les blocages qu’on doit s’efforcer de détendre, de démêler, de fluidifier, en se servant de nos icaros et de notre tabac.
Le jeune savait déjà un peu tout cela, mais il le laissa continuer.
— En fonction du type de problème, on chante l’icaro de la plante qui convient pour appeler la guérison. Tout notre pouvoir, il est dans les plantes, celles qu’on a diétées et dont on a incorporé l’esprit. C’est grâce aux chants qu’on peut agir, avant toute chose. Les icaros que les plantes nous ont appris.
— Oui, Abuelito.
— Pour le coup, c’était très dur pour lui d’accomplir ce boulot, parce que le Chullachaki le menaçait lui aussi. Il a dû chanter et chanter encore, du plus profond de son ivresse, avec tout l’amour dont il était capable, pour apaiser sa colère et qu’il le laisse regarder en moi.
— Y a un truc que j’ai jamais vraiment pigé. Le Chullachaki, c’est quoi comme esprit ?
— Une entité très forte qui regroupe l’ensemble des plantes et des Hommes qui vivent dans la selva. Il organise toutes ces essences et les combine en quelque chose de plus large, comme un chef d’orchestre. Il peut donc parler en leur nom. Tu comprends ?
— Je te dirai ça après. Continue.
— Donc, Grand-Père a chanté presque tout son répertoire où il était question d’amour et de respect de la nature, pour prouver sa dévotion et sa bonne foi, et il a fini par réussir à le calmer un peu. Il m’a dit que c’était comme d’essayer de marcher en pleine tempête, un pas après l’autre, en prenant de la flotte et du vent glacés plein la gueule, le cri du ciel plein les oreilles, comme si une force implacable te repoussait vers le néant, mais en t’efforçant de continuer à chanter avec toute la sérénité du monde. Il riait quand il m’a raconté ça, mais moi je m’en suis atrocement voulu. Ça se voyait qu’il en avait pris un sacré coup, que cette histoire l’avait méchamment ébranlé. Ça se voyait même physiquement. Quand je me suis réveillé après ces deux semaines, il était tout voûté, alors que jusque-là il avait jamais montré le moindre signe de faiblesse, et ses cheveux étaient devenus tout blancs.
— Le pauvre vieux…
— Ouais, et tout ça pour sauver un petit con comme moi.
— Qu’est-ce qu’il a découvert, alors ?
— D’énormes blocages, un peu partout. Mon énergie vitale ne circulait quasiment plus. Elle se concentrait en amas brûlants extrêmement nocifs. C’est pour ça que j’avais de la fièvre et que j’étais presque mort. L’Ayahuasca disait qu’il fallait faire vite s’il voulait me sauver, mais d’un autre côté, le Chullachaki faisait pression pour qu’il n’entame rien qui aille à son encontre. Alors, ce qu’il a fait, c’est qu’il a divisé son esprit en deux. Une partie parlait encore et encore au Chullachaki, lui disant toute la confiance qu’il avait en moi, lui faisant comprendre que j’avais le cœur pur malgré les apparences, et lui promettant que s’il le laissait me soigner, je lui dédierais ma vie en devenant ce chaman que j’étais destiné à être. Et l’autre partie se concentrait sur mon mal, avec des icaros et beaucoup de fumée de tabac.
Il alluma un nouveau mapacho qui le fit tousser.
— L’instant le plus beau, selon lui, c’est quand il a senti ces deux parties se rejoindre pour n’en former plus qu’une et coïncider pour fusionner en un chant nouveau qu’il découvrait en même temps qu’il l’énonçait. Il était en train de faire l’expérience d’un nouveau pouvoir dont il prenait conscience à mesure qu’il l’acquérait et s’en servait sans même savoir ce qu’il faisait. Et je crois que la reconnaissance sincère qu’il éprouvait pour ce nouveau don, je pense que c’est ça qui m’a sauvé. Personne d’autre que lui, avec son cœur si noble, n’aurait pu faire ce qu’il a fait. Je lui dois la vie, et même bien plus que ça.
Il baissa les yeux et l’espace d’une seconde, son petit-fils eut la certitude qu’il allait pleurer.
— Maintenant je sais ce que ça veut dire, d’exister.
Pendant un instant, ils se recueillirent en silence, le vieux avec ses souvenirs et sa gratitude, le jeune, pénétré de magie, tentant d’imaginer la scène. Il aurait pu passer la journée entière à l’écouter, assis dans cette pirogue. Rien ne lui semblait avoir autant de signification que ce conte incroyable qu’il écoutait. Il pensait pouvoir se figurer ce chant de pouvoir qui se découvre à mesure qu’il se révèle en action. Il y avait là quelque chose à creuser, quelque chose de fondamental, aux multiples répercussions, qu’il ne pouvait pour l’instant pas complètement saisir, mais dont il percevait l’importance. Ce que ça disait de l’Homme et du monde. Cependant, il n’avait pas envie de s’attarder sur ces réflexions. Il voulait juste entendre la suite.
— Mais quoi, si ton abuelito a réussi à te soigner, pourquoi t’es resté deux semaines dans le coma, alors ?
— J’étais pas soigné, loin de là. Cette nuit-là, il a tout juste commencé le boulot. Amadoué le Chullachaki, en cherchant seulement à me maintenir en vie. L’Ayahuasca lui a indiqué quels remèdes seraient bons pour moi, et dès le lendemain il est parti débusquer les plantes qu’il lui faudrait me faire ingérer, d’une manière ou d’une autre, avec lesquelles il faudrait me baigner, me panser, et tout le bordel.
— Ah, d’accord…
— Eh ouais, c’est pas comme chez les gringos, une petite pilule et c’est reparti !
— Nos guérisseurs sont bien plus impliqués que les leurs, déclara le gamin avec une certaine fierté.
— Disons que si on doit comparer, les chamans, c’est plus comme des psychothérapeutes que des docteurs.
Cela surprit son petit-fils qu’il connaisse ce terme, et le vieux le savait. Lui aussi, il avait sa fierté.
— Même si bon, le chaman, il a une autre manière de faire… Mais c’est vrai qu’être curandero, c’est une sacrée croix à porter, Niño. Une vraie vocation, dans laquelle on doit mettre tout son cœur. C’est pour ça d’ailleurs qu’au début de l’initiation, les mauvaises entités se présentent à toi, en te faisant miroiter le pouvoir que tu pourrais obtenir sans te charger du fardeau de guérisseur. C’est un test, et seuls ceux qui font la promesse de se dédier totalement à leur rôle passent le cap de la tentation du pouvoir facile, et font route vers le véritable savoir.
Il sentit le besoin de préciser :
— D’ailleurs, quand je parle de vocation, j’exagère un peu. Quand tu vois ce qui m’est arrivé… On peut plus vraiment parler de choix. Quand un truc pareil te tombe dessus, faudrait être suicidaire pour pas obéir…
— Tu m’étonnes…
— Et puis en ce qui me concerne, Grand-Père s’est comme qui dirait porté garant. Il a carrément marchandé le droit de me guérir contre la promesse de mon adhésion, et même si j’avais encore eu la volonté de me révolter, ben je l’aurais pas fait, par respect pour lui. Quand, à mon réveil, j’ai vu qu’il avait pris dix ans dans les dents pour sauver ma pomme, y a un truc qu’a fondu en moi. J’ai eu l’impression de passer à l’âge adulte en deux secondes. Tout s’est débloqué, j’étais plus le même, d’un seul coup. Je crois qu’en fait c’est mon ego de gamin prétentiard qui s’en est pris une, devant le courage et la force du sacrifice, et il s’est décomposé. Il avait enfin trouvé plus fort que lui, et plutôt que de vivre dans la honte, il a préféré disparaître.
— Attends, tu vas trop vite. Raconte-moi les deux semaines de coma d’abord.
— Elles te plaisent, mes histoires !
— Je vais te dire, j’avais rien entendu d’aussi intéressant depuis… pfff… une éternité !
— Génial. Bon alors… Où j’en étais ? Ouais… Ça a pris quatre jours avant que la fièvre commence à descendre. J’ai des souvenirs très vagues de tout ça. Y me reste la sensation d’une menace qui plane, indéfinie mais très oppressante… comme… quelque chose qui rôde, mais qui ne se montre pas. Quelque chose qui reste toujours en périphérie du champ de vision, mais qui s’évanouit quand on tourne la tête pour tenter de le surprendre. Tu vois, un peu comme ces jaguars qui s’attaquent aux volailles pendant la nuit. Qui laissent des empreintes, des plumes et du sang partout, mais qu’on arrive jamais à choper sur le fait. Tu me diras, c’est un peu le propre des esprits. Il était constamment au-dessus de moi, à me surveiller. À maintenir la fièvre au niveau le plus élevé, juste avant le stade de la combustion. J’étais paralysé, comme enfoui la tête sous l’eau. Et c’était terrifiant, de le regarder tenir mon corps au-dessus des flammes, sans savoir s’il allait finir par me lâcher dedans.
Son regard était trouble. Il paraissait revivre de l’intérieur cette épreuve qu’il avait connue.
— C’était atroce, ouais. On aurait dit un charognard surveillant un mourant. Enfoiré.
— Et ton abuelo, tu le sentais, lui aussi ?
— Ben… Je me rappelle avoir vu une espèce de fantôme qui m’a fait penser à lui. Un esprit tout blanc, tout lumineux, cheminant au sein du chaos pour faire face au Chullachaki. Je l’ai vu pénétrer dans son monde où tout était noir et violent, avec cette fureur qui planait et exigeait réparation pour l’affront qui lui avait été fait. Il est venu avec son cœur, sans peur et sans prétention, mais sans hésitation. C’était magnifique, cette vision, je te jure. Quand j’y repense, je vois toute la beauté qu’y a à être chaman, et je regrette pas d’en être devenu un moi aussi.
Il ferma les yeux.
— Je voyais les icaros sortir de cette petite silhouette, danser autour d’elle comme des papillons, puis se déployer, loin, comme une myriade d’énergie blanche, pour voler avec courage vers l’entité pleine de colère et la recouvrir d’amour.
À présent, il regardait son petit-fils sans détour.
— Les choses sont tellement plus claires dans ce monde-là, Niño. Bien sûr, en tant que spectateur, toi, tout ce que t’aurais vu, c’est un vieux mec ivre d’ayahuasca en train de chanter les mêmes trucs répétitifs et me souffler du mapacho sur la tête. Mais ce qui se joue derrière tout ça… Le Chullachaki a alors baissé sa grosse tête de monstre vers la petite marionnette blanche, et la petite marionnette a posé sa main sur son front. Et j’ai vu l’énergie qui passait de la petite main à la grosse tête, j’ai vu comment elle se nichait dans toute la bête, comme un serpent lumineux, pour la faire irradier de l’intérieur…
Il eut l’air curieusement ému en disant ça.
— Je pense que c’est après ça qu’il a relâché son emprise, même s’il m’a pas abandonné tout de suite. J’étais plus en danger, physiquement parlant, mais fallait encore me faire revenir dans mon corps. J’étais toujours prisonnier de son monde.
— Mais c’est un truc de fou, ce Chullachaki ! Et t’oses me dire qu’il est pas malfaisant, normalement ?
— C’est une entité mixte. Parfois il aide les gens quand ça va dans son sens et c’est le cas normalement dans le travail des curanderos, bien sûr, mais il peut devenir maléfique quand il considère qu’on va à son encontre. Alors des fois c’est marrant, quand il s’attaque aux gringos qui viennent ratiboiser la forêt. T’as bien vu comment tout le monde se réjouit quand il s’amuse à perdre des bateaux entiers d’étrangers en pleine jungle, qu’il fait tomber la pluie sur eux pour embourber leurs camions, ou tout simplement quand il les rend fous en usant de la puissance de la jungle elle-même. Mais quand c’est toi qu’il a décidé de punir, j’aime autant te dire que t’as plutôt intérêt à avoir un bon chaman sous la main, qui a appris à ses côtés, et qui peut donc user des mêmes armes que lui pour le combattre.
Il cracha dans l’eau une fois de plus.
— C’est comme ça que ça se passe, ouais. Tout est à double tranchant. Le pouvoir, tu sais, on peut s’en servir comme on veut. Pour guérir ou faire le Mal. Les armes de défense et d’attaque sont les mêmes. Simplement, si t’es un bon chaman, tu vois tout ça d’un niveau plus élevé, et tu te sers de ton pouvoir pour améliorer les choses. Et donc, oui, tu peux être amené à combattre ton maître. Pas vraiment pour le détruire, mais pour t’imposer en tant qu’Homme et apaiser son courroux d’esprit. Ça a un sens pour toi, au moins, ce que je raconte ?
— Oui, je comprends.
— M’enfuir était une offense très grave pour lui. Tu vois, si je te fais un cadeau que j’ai choisi spécialement pour toi et dont je suis très fier, et que toi tu me le jettes à la gueule sans même l’avoir déballé en me disant que tu t’en branles, que t’en veux pas et que c’est de la merde mon cadeau, je risque de mal le prendre et d’avoir envie de t’aplatir la tronche avec.
Le gamin se mit à rire en voyant son grand-père devenir si grossier.
— Tu rigoles, mais en gros, ce que j’ai fait, ça revenait à ça pour lui. Fallait pas s’étonner qu’il soit fâché !
— Vu comme ça, c’est sûr !
— Donc il voulait me donner une leçon que j’oublierais jamais, et il s’en est pas mal sorti du tout ! Cet esprit, désormais, je le veux comme allié. Le monde des limbes, je l’ai vu, et même si je m’en souviens pas très bien, j’ai pas la moindre envie d’y refoutre les pieds. J’ose même pas imaginer, si Grand-Père avait pas été là… J’y serais encore.
Une ombre descendit sur eux, mais le vieux ne la laissa pas les saisir.
— Durant les cérémonies, il m’appelait avec ses icaros. Il me suppliait de revenir. Je l’entendais de très loin, il me disait de me servir de ses chants comme d’une corde pour trouver mon chemin jusqu’à lui. Il disait qu’il était là, à l’autre bout, que j’avais qu’à m’accrocher, surtout pas lâcher, et qu’il allait me tirer jusqu’à lui. Ça a mis beaucoup de temps. J’entendais ce qu’il me disait, mais je voyais pas la corde. Quand j’ai fini par la trouver et l’attraper, je l’ai perdue des tas de fois. Le Chullachaki ne faisait plus rien, mais on peut pas dire qu’il aidait non plus. Sa simple présence menaçante m’empêchait de me concentrer aussi totalement que j’aurais dû. Jusqu’à ce que l’Ayahuasca s’en mêle.
Le jeune sourit involontairement à l’énoncé de son nom, submergé par une vague d’amour. Il était tellement pris par l’histoire qu’il se sentit soulagé qu’elle entre en scène pour remettre les choses à leur place et sauver son héros. S’il y avait bien une entité qui, contrairement à tout le reste, n’était que lumière, c’était elle. Apprendre qu’elle avait fini par intervenir lui réchauffa le cœur.
— Je l’ai immédiatement reconnue. Elle était si différente de tout le reste… Je l’avais rencontrée qu’une fois dans ma vie, mais j’ai tout de suite compris que c’était elle. Et alors j’ai su que j’étais sauvé.
Il coula vers son petit-fils un regard roublard, sourcil relevé et sourire en coin, et pendant un instant très bref celui-ci vit le petit garçon qu’il avait été. Ce petit diable qui se moquait de tout, mais qu’on ne pouvait pas s’empêcher de trouver attachant.
— Elle s’est ramenée avec nonchalance, plus belle que jamais. Le Chullachaki s’est tout de suite ratatiné face à sa puissance et il m’a libéré. Elle m’a pris la main pour m’emmener dans son vaisseau spatial. On a traversé un milliard de mondes, parcouru tout l’univers, accompagnés, guidés, envoûtés par les chants de Grand-Père. Elle m’a montré la beauté de ses icaros, lui qui se battait jusqu’à la mort pour moi, en me faisant comprendre qu’il ne pouvait pas exister quelque chose de plus beau, que je m’en rendrais compte après avoir baissé la culotte de dizaines de filles blondes. Que ce serait une affliction de priver le monde des chants que je portais en moi. Elle m’a dit que le grand malheur prédit par le serpent, c’était ma propre mort, et rien d’autre. Mais Grand-Père avait lutté, il avait prouvé ma valeur à travers son amour, et il ne tenait qu’à moi, désormais, d’accepter enfin ce que j’étais. Et de l’amener à la lumière.
— Il t’en avait fait prendre, ton grand-père, pour que tu voies tout ça ?
— Ouais, un petit peu. Un fond de tasse que j’avais à moitié recraché, mais ça a suffi.
— Et t’as réintégré ton corps tout de suite après la cérémonie ?
— Pendant, en fait. J’ai senti mon cœur battre, et puis toutes les sensations sont revenues. Mais j’ai pas ouvert les yeux immédiatement. Je suis resté dans l’autre monde, avec la Plante et Grand-Père. Je les ai remerciés avec tout mon cœur. J’ai fait ma promesse. Et alors l’Ayahuasca nous a appris un nouveau chant, qui n’appartiendrait qu’à nous. C’est très rare, ce genre de truc, partager un icaro, mais elle l’a fait pour qu’on soit liés à jamais. Mon premier icaro.
Son regard à nouveau se perdit au loin.
— Un chant de joie, qui crie au monde toute la beauté d’être en vie. Depuis qu’il est mort, je l’ai plus jamais chanté. J’attends l’occasion propice.
Une larme roula alors sur sa joue, miroitant au soleil, et il offrit à son petit-fils l’un de ses plus beaux sourires, à la fois carnassier et affreusement enfantin.
— Après ça, j’ai plus jamais été le même.
— Est-ce que ça a été dur de pas céder à la tentation du pouvoir ?
— Non, pas vraiment. J’avais fait ma promesse, ça m’intéressait plus.
Il le regarda droit dans les yeux et laissa passer quelques secondes avant d’ajouter :
— Le pouvoir n’est rien. Il se retourne toujours contre celui qui croit le diriger. Quand tu lui cèdes, ne serait-ce qu’une fois, tu ne peux plus inverser les rôles. Tu deviens son esclave et les voies du véritable savoir te sont à jamais refermées.
Il mit la main sur l’épaule de son petit-fils et lui chuchota :
— Tu vas aller loin avec la medicina, et je vais t’accompagner. Une nuit, tu seras confronté à ça toi aussi. Il faudra faire le bon choix.
Comme le gamin restait silencieux, il reprit :
— Les choses les plus belles sont souvent les plus venimeuses. Souviens-toi juste de ça. Interroge ton cœur quand quelque chose brille trop fort. Lui ne se trompera pas, même si ton esprit est aveuglé.
Relevant sa canne, il déclara alors joyeusement :
— Encore aucun poisson aujourd’hui ! On a vraiment pas de bol. Faudra revenir demain.
Et il enclencha le moteur de la pirogue pour prendre le chemin du retour.
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