La Chanteuse

 

J’ai entendu le bruit du moteur et aperçu la poussière au loin. Une moto. Quelqu’un qui conduisait comme un fou furieux.

J’ai écrasé ma clope et me suis postée au bord du perron, un bras enroulé autour d’une poutre, plissant les yeux dans la direction de la tempête de sable.

Cette route ne mène nulle part. Personne ne l’emprunte à part ceux qui viennent ici.


Il est arrivé tel un phénix sortant tout droit des flammes de l’enfer. Habillé en noir, en cuir des pieds à la tête. Pas de casque, évidemment. Ce genre de type se fout royalement des lois. Quelques personnes sur Terre se comportent comme si le monde entier devait s’adapter à eux, et j’ai tout de suite su qu’il en faisait partie.

Le dérapage qu’il a fait juste devant moi m’a obligée à lever les bras pour me protéger le visage de la poussière. Quand je les ai baissés, il descendait de sa moto.

Un oiseau de proie, c’est à ça qu’il ressemblait. Un prédateur. Le style de mec dont ta mère t’apprend à te méfier depuis que t’es gamine. J’en avais encore jamais vu un d'aussi charismatique. A ce stade, ça flamboyait tout autour de lui.

Il était immense, putain. Au-delà du mètre quatre-vingt dix. Et cette espèce de longue veste noire qui lui tombait jusqu’aux bottes ne faisait qu’accentuer cette impression de hauteur, de maigreur. Ses cheveux étaient longs, raides et noirs, évidemment, et eux aussi, ils pendaient vers le bas le long de son visage affûté comme une lame. Il a pris le temps de s’allumer une cigarette, et bon Dieu, j’ai adoré la façon qu’il a eue de le faire. Sa main gantée de cuir se faufilant dans son pantalon, la manière dont il s’est courbé autour de son briquet, puis comment il a recraché la fumée, le visage tourné vers le ciel.

Il a commencé à marcher vers moi, plein d’assurance, comme le maître des lieux, la démarche empreinte d’une nonchalance féline, virile à chialer, en regardant droit devant lui. Droit vers moi. Je me suis demandé s’il possédait la même grâce lorsqu’il baisait. Cette grâce de reptile. Une flamme de désir a incendié mes entrailles à cette idée. Je déteste les formules toutes faites, mais bordel, ce mec-là était beau à se damner.

Il a attendu d’être à deux pas de moi pour abaisser ses lunettes de soleil. Modèle aviateur, verres réfléchissants. Depuis l’endroit où je me tenais, on était à la même hauteur. Il les a seulement baissées quelques secondes, le temps de me laisser voir ses yeux. Il en avait un noir, et un bleu. Chacun disait quelque chose de différent.

J’ai même pas été foutue de prononcer un mot. Un mot normal, qui m’aurait permis de revenir à la réalité. La splendeur de ce mec était au-delà de toute parole. Au-delà de toute pensée. Il baignait dans sa propre gloire, et tout ce qu’y avait à faire, c’était de tomber à genoux devant elle.

Et le seul truc débile que j’ai réussi à me dire, c’est : J’en reviens pas de ce que le Seigneur m’a finalement envoyé.


Tu sais danser ? il a fait en remettant ses lunettes et en regardant ailleurs.

Ça m’a tellement surprise que j’ai seulement pu répéter :

Danser ?

Ouais. Tu sais, le truc où les êtres humains bougent dans tous les sens au rythme d’une musique. Danser.

Je… je suis chanteuse.

C’est pas grave. Dans pas longtemps, tu danseras pour moi.

Et il a dit un mot, en italien je crois, fanciulla, quelque chose comme ça, mais j’étais trop désarçonnée pour vraiment capter ce que c’était. Il s’est encore rapproché, et j’ai senti son odeur de cuir, son odeur de fauve. Son odeur d’essence et de poussière.

Tu verras, il a fait. On va bien se marrer, toi et moi.

C’est là que j’ai su que c’était fini pour moi.


Qu’est-ce que tu fais, toute seule dans cette vieille baraque au milieu de rien ?

C’est moi qui devrais te demander ça.

Moi, je suis venu pour toi. Alors ?

Réprimant l’effet que sa déclaration me faisait, j’ai répondu :

J’avais besoin d’inspiration.

Il a hoché la tête avec un sourire énigmatique et j’ai eu envie de lui arracher ses saletés de lunettes pour savoir ce qu’il pensait.

Tu me fais pas visiter ?

Y a pas grand-chose à voir.

Oh que si, il a répliqué en grimaçant d’un air encore plus ambigu. Encore plus mauvais. Fais-moi voir la chambre.

Je l’ai précédé dans la maison et j’ai tourné à droite. Cette baraque est si petite qu’on en a vite fait le tour.

Tu crois en Dieu ? il a fait en avisant la croix pendue au-dessus du lit.

C’était… à ma mère.

Il a enlevé ses lunettes pour les poser sur la commode et s’est approché de moi en me forçant à reculer, reculer, reculer, jusqu’à ce que je me cogne contre le mur du fond. Ses yeux vairons. Ses yeux hypnotisants. Et il a chuchoté, tout contre mon oreille, son bassin collé contre mon ventre :

C’est parfait. J’adore quand Il observe ce que je fais.

Et il s’est encore plus serré contre moi pour me souffler :

Je vais te faire voir le vrai visage de Dieu.


D’un geste brusque, il a saisi mes bras pour les plaquer au-dessus de ma tête. J’ai ouvert la bouche de surprise et il en a profité pour m’embrasser. Méchamment. Sans trace de tendresse, en gardant les yeux ouverts. Je l’ai mordu. Fort. J’ai senti son sang sur ma langue. Il m’a foutu une claque sur les fesses alors j’ai sucé son cou tandis qu’il virait ses bottes d’un coup de pied et bataillait avec sa braguette. J’ai descendu son pantalon et il m’a arraché ma culotte. On a tangué jusqu’au lit, soudés l’un à l’autre.

Son odeur me rendait complètement dingue. Les effluves que sa peau exhalait, qui se dégageaient de tout son corps, de son torse, de ses cheveux… Nom de Dieu ! L’envie, le besoin de lui qui me possédait était tellement énorme que j’étais prête à venir à la simple émotion qu’il me pénètre. Je sais pas ce qu’il était en train de me faire. J’en ai pas la moindre putain d’idée, mais quand il est entré en moi, c’était aussi bon qu’un flash d’héroïne et je me suis accrochée à lui de tout mon corps, mes mains dans ses cheveux, mes jambes crochetées autour de ses hanches, en jouissant avec la sensation déchirante de me vider de mon âme.

Mais il ne m’a pas lâchée.

Il fallait qu’il me prenne, qu’il me prenne, qu’il me prenne encore et encore, qu’il s’enfonce, qu’on fusionne, que j’en meurs, putain, que ce corps à corps soit le dernier et m’arrache à cette dimension stupide pour m’entraîner à jamais dans la sienne… Collés l’un à l’autre, c’est à peine si on bougeait, on était en plein dévorement mutuel, respirant l’un à travers l’autre, geignant d’un plaisir insoutenable, d’une jouissance qui fait mal, désespérée, immense, insatiable... Le simple fait d’être l’un dans l’autre, les muscles de ma chatte enserrés autour de sa queue provoquait chez moi une excitation maladive, une fièvre inconnue qui me faisait chialer de plaisir, électrocutée par les ondes lascives qui sortaient de lui pour s’enrouler à l’intérieur de moi comme un serpent cosmique…

Danse pour moi, il m’a chuchoté, et plus il me pénétrait, plus il forçait en moi, me faisant haleter, suffoquer, plus je me connectais à lui, à sa nature sublime et incompréhensible, l’abîme s’ouvrait encore et encore, me noyait dans un délice dionysiaque, dans les terres de l’Oubli où je dansais avec l’Ombre, avec cette partie de lui souterraine, profonde, secrète, l’endroit que j’avais tant rêvé d’atteindre, ce pour quoi mon âme avait prié et pleuré jour et nuit…


J’ai observé cette route pendant si longtemps. Chaque jour, chaque nuit, je l’ai observée, en attendant qu’elle m’amène quelque chose.

Tellement de jours, tellement de nuits, j’ai prié pour que Dieu m’envoie un signe, n’importe quoi pour me tirer hors du puits de ténèbres où je croupissais toute seule, abandonnée.

Des jours si longs, des nuits sans fin, vous savez pas ce que ça peut faire, de regarder le vide pendant tout ce temps ! De voir le soleil se lever sur un horizon éteint et se coucher sur une solitude chaque fois plus abyssale, avec cette stupide chose qui espère encore au fond de soi, qui espère, envers et contre tout, que le prochain soleil fera naître un autre jour. Alors que c’est jamais le cas…

Et maintenant il est là, ses doigts dans ma bouche et ses yeux qui ne me quittent jamais, qui m’observent à travers la cascade noire de ses cheveux, l’œil bleu qui fait peur, le noir qui brûle, ses yeux qui me regardent pour vérifier si j’aime ce qu’il me fait.

Maintenant, je sais que c’est lui que j’attendais. C’est lui, mon Inspiration.

Pourquoi moi ? je gémis en tentant de l’apercevoir à travers mes larmes.

Il retire ses doigts de ma bouche pour poser sa main sur ma gorge. Et il serre.

Tu m’as appelé si fort et si longtemps que j’ai pas eu d’autre choix que de venir.


Il me parle dans mon sommeil. Il attend que je sois assoupie. Je dors, mais je l’entends. J’entends tout ce qu’il me dit.

C’est étrange, ces mots qu’il prononce. Il parle dans différentes langues, et même celles que je connais pas, j’en comprends le sens.

Ses mots, la façon bizarre qu’il a de les dire, monocorde, sans aucune inflexion, on dirait qu’il récite un poème appris par cœur, ou alors des versets de la Bible, comme une incantation, comme ces prêtres qui déblatèrent des trucs à toute vitesse pendant un exorcisme.

Cette voix, ce ton hypnotique qu’il emprunte, je suis sûre que c’est ça qui m’empêche de me réveiller complètement. Il m’ensorcelle. Il me maintient dans une paralysie, parfaitement consciente, sans pouvoir rien faire. Ni réagir, ni gémir. Ni me réveiller pour de bon.

Ces phrases qu’il prononce, on jurerait une prophétie, ou alors… un mauvais sort. Un envoûtement qu’il chuchote dans toutes les langues de Babel, comme lorsqu’il me baise, et qu’il me demande en italien, en français, en espagnol : Tu aimes ce que je te fais ?

Il parle la nuit, il parle toutes les nuits, et il instille son présage, goutte après goutte, tout au fond de mon cerveau, lentement, tendrement, il cache son maléfice en plein centre de mon cœur.

Tu m’aimeras jusqu’à ce que le lit des rivières soit à sec et que le soleil ait fini sa course dans le ciel, tu m’aimeras de plus en plus fort chaque jour que Dieu fait et ton amour brûlera encore quand les vautours auront dévoré toute ta chair et que tes os seront réduits en poussière, et seuls les cieux sauront jamais ce qui t’est arrivé…


Il fallait que je demande. Il fallait que je sache.

On avait pris la moto, filé tout droit dans le désert. Il conduisait si vite qu’il semblait vouloir gagner la course avec le soleil et le retrouver de l’autre côté. Est-ce qu’il est toujours comme ça, quoi qu’il fasse ? A tout donner, à tenter d’éprouver jusqu’où sa puissance peut aller ?

Le soleil avait fini par disparaître. J’ai enfin osé lui demander :

Qui es-tu ?

Il lève sur moi des yeux surpris, presque chagrinés. Peut-être qu’il espérait que je me retiendrais à jamais de poser la seule vraie question. Il fait alors quelque chose qui me prend de court. Il lève un doigt en l’air, écarquille les yeux, un sourire roublard aux lèvres, et s’écrie :

Hey, t’entends ?

Quoi, qu’est-ce qu’il y a à entendre ?

Cette musique !

Quelle mus…

Mais il se lève et vient à mes côtés en saisissant mes mains pour m’inciter à me lever moi aussi. Et il se positionne comme pour danser une valse ou je ne sais quoi. Et c’est fou, c’est complètement fou, mais il me semble que j’entends en effet quelque chose, moi aussi, au loin.

Il m’entraîne et commence à chanter de sa voix rocailleuse :

— I put a spell on you…

Arrête, je fais en rigolant. Je suis sérieuse !

— Because… you’re mine…

Screamin’ Jay Hawkins, hein ?

Naturellement.

Tu réalises que je connais même pas ton nom ?!

— I can’t stand all the things that you do…

T’es bête, bon sang ! Réponds-moi !

Et quoi ? Moi non plus je connais pas ton nom ! On s’en balance ! Allez, Fanciulla, danse avec moi !

Il me fait rire, cet idiot, mais je compte pas le lâcher comme ça.

Je rigole pas. Je veux savoir qui t’es.

Je suis tout ce que tu veux que je sois.

Je vois…

Oh non. T’as encore rien vu.

En un claquement de doigt, il avait fait changer l'atmosphère. Le ciel s’était soudain chargé en électricité et de lourds nuages de désir menaçaient l’univers. Toujours collés l’un à l’autre dans cette parodie de danse, j’ai résisté à l’envie de baisser les yeux pour affronter l’atroce montée d’envie que je subissait, afin de savourer le plaisir de voir son regard se modifier. J’adore quand l’appel du sexe rend ses yeux langoureux, presque souffrants. J’adore voir en eux les signes insensés d’une frénésie impossible à contrôler.

Tu me fais bander.

C’est une précision qui n’était pas nécessaire.

Ouais, mais t’aimes ça quand je te le dis.

Il m’a tendu la bouteille de gnôle et m’a incitée à boire jusqu’à ce que ma gorge brûle, jusqu’à ce que l’alcool incendie mon ventre comme un serpent de feu, jusqu’à ce que je m’en étouffe et m’accroche à lui en ricanant comme une idiote. Et là, il m’a poussée vers un rocher, a soulevé ma robe et baissé ma culotte et il est entré en m’arrachant un hoquet de surprise, et surtout… un immense soupir d’aise. Le genre qu’on exhale quand un impérieux besoin est enfin comblé. Il m’a soulevée en plaquant mes fesses plus fort contre la pierre pour rajuster sa position et s’enfoncer plus profondément.

Vous les humains, vous êtes tous pareils, il a fait d’un air mauvais en observant mon visage. Vous élaborez des raisonnements pour justifier vos désirs les plus vils, vous avez toujours besoin d’enrober vos instincts de tout un tas de conneries morales pour être seulement foutus de les accepter, sinon de faire en sorte qu’ils s’expriment. Et pourtant…

Il attrape mes genoux et lève mes hanches et pénètre encore plus loin, si bien que ma seule option est d’entourer sa nuque avec mes bras et d’approcher mon visage du sien.

Pourtant, quand quelqu’un se présente pour vous autoriser à les vivre, ces putains de désirs, quelqu’un prêt à prendre le poids du péché sur ses épaules à votre place, vous voilà prêt à tout envoyer balader, la morale, l’éducation, la peur, et même vos dernières limites.

Je devrais me sentir insultée ou être furieuse, je crois, mais le plaisir qu’il me donne et l’alcool qui coule dans mes veines m’interdisent toute réaction sensée. Son amertume m’excite. La haine qui flamboie en lui m’excite. Cette façon qu’il a de parler de la race humaine comme s’il n’en faisait pas partie m’excite, m’excite, m’excite.

C’est pas vraiment moi que t’aimes, pas vrai, Fanciulla ?

Qu’est-ce que je suis supposée répondre à ça, hein ?

Fanciulla, est-ce que tu m’aimes ?

Et il augmente la cadence de ses va-et-vient, moi toujours agrippée à lui, la tête rejetée en arrière, lui s’accrochant à mon cul, jusqu’à ce qu’on chavire au sol en ricanant comme deux psychopathes en bout de course avant de reprendre notre corps à corps et nos râles rauques, indécents et obscènes. Ses paroles venaient d'éteindre toute innocence et je sentais le vice en moi, le vice dont il avait parlé, et j’adorais ça.

Je l’ai plaqué au sol tout entier dans la poussière et je me suis empalée sur sa queue comme si je montais le pire étalon, le phénix le plus violent, le plus féroce, sauvage et indomptable que l’enfer ait jamais connu, et je l’ai chevauché avec une rage dont je me croyais incapable. Quelque chose de noir, d’abyssal, d’inconditionnellement égoïste. J’avais envie de le bouffer, de le dévorer, de le réduire en charpie, en esclave, en objet, en joujou. À ce stade, je savais plus où j’en étais, la fièvre qui m’habitait était si profonde que j’avais chuté dans un gouffre, et ses yeux qui disaient deux choses différentes me rendaient folle, le noir qui rugissait : Vas-y, petite pute, défonce-moi ! et le bleu qui demandait, encore et encore, comme un putain de gosse abandonné par sa mère : Fanciulla, est-ce que tu m’aimes ?

Jusqu’à ce qu’on explose.


Il pleure la nuit. Je l’ai surpris, mais il n’en sait rien. Ça lui est arrivé plusieurs fois. Il va s’asseoir sur les marches du perron et il pleure face à la nuit, son long corps tout recroquevillé, les mains sur le visage.

Il a l’air d’un grand démon tout triste.

Il pleure en demandant pardon comme un petit garçon.


Constamment, il me jauge et soupèse mon âme.

Mais moi aussi, je le guette.

Il devrait me faire peur, il devrait même me terroriser, mais par un caprice de mon caractère, ce n’est pas le cas. Je sais que c’est un homme redoutable. Ça se sent, ces choses-là. Il a certainement plusieurs meurtres sur les bras et son placard doit déborder de cadavres. C’est quelqu’un de très complexe. Je le sens plus que je ne le vois. Il possède un esprit escarpé, fondamentalement violent, qui agit comme un aphrodisiaque sur les faibles. C’est-à-dire, sur tous les autres êtres humains.

Il passe son temps à tirer sur une ficelle ou sur une autre, pour voir comment on danse, jusqu’à quel point il peut nous faire faire des contorsions, et nous on s’exécute et on se tord dans tous les sens jusqu’à nous péter volontairement la colonne vertébrale, juste pour le satisfaire.

Mais ce qu’il aime le plus, c’est quand on lui résiste. Oh, je vais pas jouer celle qui se laisse pas avoir. Je suis folle de lui, désespérément amoureuse. Y a plus rien à faire pour moi. Mais il se trouve que ce caractère contestataire qui déplaisait tant à ma mère, il m’arrive de l’emprunter aussi avec lui. Ce n’est pas dans mon comportement. Je fais absolument tout ce qu’il veut, et j’adore ça. Ce n’est pas dans mes paroles. Soyons honnête, lui et moi, hormis des râles de bêtes enfiévrées, on se parle à peine. Mais ça n’empêche pas qu’on communique. On communique en permanence, comme d’affreux insectes qui vibrent et bavent sur leurs mandibules en faisant crisser leurs pattes arrières pour s’envoyer des signaux.

Il est entré dans ma tête et on est en pleine télépathie.

C’est un exemple idiot, mais il sait pour ma mère. Il sait comment elle est morte. Et pour faire bonne mesure, disons qu’il sait aussi l’âge où j’ai commencé à me masturber.

Mais moi aussi, je sais des choses. Peut-être uniquement ce qu’il accepte que je lise en lui. Certainement même, mais ça, ça veut dire qu’il est d’accord pour partager ces choses-là, et je subodore qu’il l’a pas fait si fréquemment. Et que même s’il l’avouerait jamais le couteau sous la gorge, il aime ça, et que ça lui fait du bien.

Ce que je sais ? Eh bien, qu’il se sent seul. Qu’il se sent terriblement seul, parce que son étrange nature fait de lui quelqu’un qui ne pourra jamais prétendre avoir des rêves ou… comment dire ? Une volonté individuelle. C’est un mec qui peut pas se permettre de vivre selon son cœur.

Oh, c’est pas qu’il se prive de réaliser ses caprices à l’instant même où ils naissent dans son cerveau de taré. Mais justement. Tous ces caprices, toutes ces cruelles fantaisies et ces sombres fantasmes, tout ça, c’est que pour pallier ce qu’il désirerait vraiment. Il se divertit comme il peut, comme un monarque qui va de plus en plus loin dans la cruauté envers ses serfs et ses esclaves, parce qu’il s’emmerde et qu’il sait pas quoi faire de lui-même. Sa nature d’Ombre, qui le rend si beau, si putain d’excitant, elle est ce qu’elle est parce que ce type est au-delà de l’humain.

Aucun homme ne connaît les femmes à ce point-là.

Et je suis incapable de dire s’il les aime désespérément, ou s’il les méprise.

Et, ouais, je me mets dans le lot.


Il était au-dessus de moi en train de me baiser et la croix en argent qu’il porte autour du cou a dégringolé vers moi pour me fouetter le visage. Il y avait une inscription dessus. J’ai retiré ma main de son dos trempé pour attraper cette croix et la regarder.

C’était mon nom qui était gravé dessus.

Qu’est-ce que ça signifie ? j’ai murmuré sans pouvoir détacher mes yeux de ce nom.

Il s’est interrompu le temps de me prendre la croix des mains pour la regarder à son tour, et il a eu ce sourire à la fois candide et carnassier, un mélange qu’il sait manier comme personne, et il a sucé la croix avant de me la glisser dans la bouche, en reprenant ses coups de reins et en déclarant :

Ce que ça signifie, Fanciulla, c’est que ton âme m’appartient, et que tu ferais bien de garder cette croix serrée entre tes dents pour les minutes à venir, parce que je vais faire jouir ton joli petit corps tellement fort que tu vas en chialer de plaisir et que, chérie, j’ai les oreilles sensibles, tu vois…

Je me suis mise à rire avec cet idiot de pendentif dans la bouche, et il a souri comme le putain de charmeur qu’il est avant de redevenir sérieux, terriblement sérieux. Son regard s’est lentement embrasé d’une excitation maladive, ses yeux brûlants luisant comme ceux d’une bête acculée, et leur expression de peine, de douleur même, l’expression d’une perte qu’on ne pourra jamais compenser, le transfigurait.

Je me suis tout à coup rappelé cette phrase que j’avais lu quelque part : Et ses yeux sont les yeux du démon quand il songe…

Et il a dit d’une voix pleine de colère, comme possédée par la rage de vaincre :

Je vais te faire toucher le visage du vrai Dieu.


C’est de lui qu’il parle. C’est lui, mon vrai Dieu.

Il se comporte comme l’antéchrist et je crois en lui comme j’ai jamais cru en rien.


Qu’est-ce que t’écris tout le temps dans ton cahier ? il a fait depuis le lit, l’air d'un lion endormi.

Des chansons, j’ai menti. T’as oublié ? Je suis chanteuse. Enfin, je l’étais avant de devenir baiseuse professionnelle.

C’était faux. J’ai plus écrit une seule foutue chanson depuis qu’il est là.


L’autre jour je l’ai trouvé assis sur le perron, à fumer une cigarette. Le soleil était en train de se coucher. Je l’ai trouvé beau dans cette lumière, avec son jean crasseux et ses cheveux qui pendaient sur son torse nu. Ni lui ni moi on ne s’habille plus vraiment. Ça prend trop de temps chaque fois de retirer tous ces vêtements. Je remets la robe dans laquelle il m’a connue, et il renfile son vieux jean jour après jour, et c’est tout.

J’aime le regarder quand il ne sait pas que je le regarde. J’aime regarder son dos qui exprime bien plus ce qu’il est que tout le reste. Son dos est touchant. Le mélange de force et de fragilité qui se dégage de lui m’émeut plus que ce que je peux dire ici. Parfois, il a l’air d’un homme miné par sa mission, qui continue parce qu’il n’a pas le choix. Même si j’ai aucune idée ce que cette mission pourrait être…

Il était plongé dans ce journal, l’air captivé par ce qu’il lisait. Une larme avait roulé sur sa joue. La lumière du soleil se reflétait dessus. Sa croix en argent luisait sur son torse. Quand il a senti ma présence, il a refermé le carnet en le faisant claquer et s’est à moitié tourné vers moi, une main sous le menton, pour m’observer d’un air à la fois attendri et… infiniment cruel.

Je suis incapable de dire s’il a aimé ce qu’il a lu, s’il me trouvait stupide, touchante ou bandante.

Mais le pire, c’est que j’ai eu l’impression que ce qu’il avait trouvé dans ces mots signifiait que tout serait bientôt terminé.

Et ça semblait le rendre à la fois fou de joie et de désespoir.


Ce matin, il s’est levé, s’est fringué avec tout son attirail en cuir, et il a ouvert la porte. Le temps d’enfiler ma robe, j’ai couru après lui mais quand je suis arrivée sur le perron il était déjà en train d’enfourcher sa moto. Il m’a fait signe d’approcher. Il a retiré la croix de son cou et il l’a glissée autour du mien. Puis il a enclenché le moteur et il a fait, sans me regarder :

Attends moi ici, Fanciulla.

Et il est parti.

J’ai même pas réussi à dire un mot.

Il a traversé le désert, et il est parti.


Ça fait trois jours qu’il est parti.


Où est-il ? A quoi pense t-il ?

Qu’est-ce que j’ai fait pour qu’il s’en aille ? Qu’est-ce que j’ai dit ?

Où est-ce que j’ai merdé ?


Ça fait des jours que j’observe le désert. Je ne fais plus que ça. Je guette le nuage de fumée annonciateur de son retour. Je surveille l’horizon. Plusieurs fois j’ai couru pieds nus après avoir cru voir ce nuage. Ce n’était jamais lui. Ce n’était que le vent.

J’observe le désert, et quelque chose en moi prie. Quand le vent se lève, charriant avec lui son odeur de fauve, son odeur à lui, j’enlève ma robe et je danse nue en pleurant. Le vent m’assèche la gorge et mes yeux piquent du sable qui les martèle, mais rien ne pourrait m’empêcher de continuer à danser comme il m’a appris à le faire.

Je danse pour lui. Je danse pour qu'il revienne.

Lui. Mon grand démon tout triste.

Je voudrais encore voir son sourire.

Je voudrais encore entendre sa voix, écouter son souffle quand il halète, recevoir sa sueur sur mon dos quand son corps entier pleut sur moi.

Je voudrais encore sentir sa peau contre la mienne, et l'écouter me demander, une fois de plus : Fanciulla, est-ce que tu m'aimes ?


Toute seule dans ce désert, j’ai tenu autant que j’ai pu, mais la chose qui menaçait de céder depuis son départ s’est finalement rompue. La dernière trace de courage à laquelle je me cramponnais. Elle l’a fait d’un coup, comme ça, comme un énorme pan de rocher qui se détache soudain de la falaise pour tomber dans la mer. Une chute d’une violence ineffable, incroyablement silencieuse.

Maintenant, je sais ce que ça veut dire, d’être folle de tristesse.

J’ai très nettement senti mon esprit passer de l’autre côté. On peut rien faire quand ça arrive. Et vous savez quoi ? Ça m’a fait marrer. J’ai rigolé en m’étouffant dans ma morve, en me contorsionnant sur le tapis, en écartant les cuisses au point de me déchirer les ligaments pour que mes genoux le touchent et se rappellent la brûlure qu’il leur avait infligé en me baisant dessus comme la dernière des chiennes. Quand je me suis calmée, j’ai fermé les yeux, et je me suis caressée, en me répétant encore et encore et encore et encore : Fanciulla, est-ce que tu m’aimes ?


Cette maison, ce n’est plus ma maison. Elle était encore à moi quand il n’y avait jamais mis les pieds. Il a tout gâché et les murs sont en train de se resserrer. Maintenant, cette maison est un enfer. J’erre en elle comme dans un microscopique labyrinthe en revenant toujours sur mes pas, et en me disant : Tiens, je reconnais cette table. Ah, je suis déjà passée par cette porte…

Je ne peux plus dormir parce que cette chambre s’est muée en cellule, en prison. Elle est hantée. Les scènes de ce qui s’est passé ici sont gravées dans les murs. Son reflet habite encore dans le miroir. Chaque fois que je me retourne, l’œil noir et l’œil bleu me regardent avec cet air amusé et sexy qu’il prenait parfois pour me dire : T’en veux encore, Fanciulla ? Mais tu vas me tuer, ma parole… Cette cellule est une antre à démons, elle porte en elle tout ce qu’il m’a fait. Je le revois me prendre contre le mur, m’écraser contre le bureau, attacher mes mains avec les rideaux arrachés des fenêtres. J’entends nos cris. J’entends son souffle. Je vois son dos qui brille de sueur et ses yeux qui s’enflamment d’une faim animale tandis qu’il approche dangereusement de l’orgasme.

L’amour qu’il m’a inspiré s’est transformé. Cet amour est devenu une torture. Parfois j’essaye de me dire qu’il est mort, parce que c’est pareil.

Il ne reviendra pas. Il ne reviendra jamais, et je devrai vivre avec son souvenir dans ma tête et son fantôme dans mon corps comme un de tes propres membres qu’on t’a amputé mais qui te fait encore souffrir. Il m’a arraché mon putain de cœur et je le sens encore battre dans ma poitrine.

Il bat encore pour lui.


Le manque de nicotine me rendait complètement dingue. J’ai dû abandonner ma surveillance pour aller à la station-service chercher des clopes. Tous les bouseux du coin qui se trouvaient là, ces gens que je suis censée connaître depuis que je suis gamine, ils plissaient le nez à côté de moi et murmuraient derrière mon dos. J’ai fini par comprendre pourquoi.

Je me suis pas lavée depuis qu’il est parti. J’ai juste… oublié.

Je porte la même robe que j’avais le jour de son arrivée. Cette vieille robe blanche, informe, sans soutif en dessous, dans laquelle il m’a tellement baisée. Tachée de son sperme.

J’ai acheté autant de cartouches qu’il me fallait pour tenir jusqu’à la mort, de la gnôle, des bières, du vin. Et je suis rentrée ici en pleurant tout le long de la route.

Je m’étais encore jamais sentie aussi seule qu’aujourd’hui.

Il a laissé sa marque partout sur moi et tout le monde peut la sentir.


Aujourd’hui j’ai eu ma mère au téléphone. Elle est morte il y a six ans. Cette saleté d’engin n’avait pas émis un son depuis des lustres, aussi je peux pas dire que j’ai été surprise d’entendre sa voix.

Tu es là, ma chérie ?

Salut, Maman.

La réception est mauvaise. Est-ce que tu m’entends ?

Je suis là, oui. Je t’entends.

Écoute, il faut qu’on parle de cet homme.

Y a plus rien à dire. Il est parti.

Tu ne dois pas le laisser te parler la nuit !

Maman, je viens de te dire qu’il est parti. C’est trop tard, maintenant. Tout ça n’a plus aucune importance.

S’il te dit des choses dans une langue étrangère, ne l’écoute pas, surtout fais-le taire !

Maman…

Tu m’entends, ma chérie ?

Je soupire. De lassitude, d’épuisement. Et de je ne sais quoi d’autre. Mes mains tremblent. J’agrippe le combiné plus fort et je ferme les yeux.

Je suis là, Maman.

Je t’entends plus. Ça grésille.

— … surtout pas l’envie d’aller dans le désert, d’accord ?

Quoi ? Ça capte un mot sur douze, putain.

… t’aime, ma puce.

Moi aussi je t’aime Maman. Maman ?

La ligne venait de couper.


Combien de temps est-ce que je dois encore souffrir ? Est-ce que c’est pas déjà suffisant, hein ? Combien de temps, putain de Dieu, avant que t’estimes que j’ai payé ma dette et expié le foutu péché de l’avoir aimé ? Cet amour, c’est mon seul crime, ma seule saloperie de faiblesse dans une vie entière faite de rien, la seule foutue chose en laquelle j’ai jamais osé croire un jour, et voilà que tu me le fais payer, sale enfoiré de merde ?!

Oh mon amour, relâche-moi, je t’en supplie, je t’en supplie, libère-moi, défais-moi de ton emprise, efface les souvenirs de ce qu’on a été. J’ai même plus la force de pleurer. Je suis plus qu’une putain de coquille vide sans toi !

Rendez-le moi… mon Dieu, je vous en supplie ! Dites-lui de revenir !

Il faut qu’il me revienne !

Jésus je t’en prie, envoie-moi son amour… Dis-lui de me revenir…


Comment est-ce que je suis censée faire sans toi ? Qu’est-ce que je suis censée devenir, hein ? Où est-ce que tu veux que j’aille ?

Tu m’as donné un nouveau nom… Toute la foi que j’aie jamais possédée, c’était en toi que je l’avais mise ! T’étais le seul putain d’horizon auquel je pouvais croire, le seul truc réel qu’existait au sein de cette saloperie de mirage ! Comment t’as pu me faire ça, putain ? Comment t’as pu me laisser comme ça toute seule, sans même me prévenir, sans même me dire au revoir ?

Est-ce que tu peux me voir de là où t’es, sale fils de pute ? Est-ce que tu me vois en train de lutter comme une connasse pour essayer de faire semblant ? Je sais même pas comment c’est possible que je soie encore debout. Je sais même pas comment c’est possible, putain…

Ça doit même plus être moi. Ça doit même plus être moi qui me tiens là à regarder le désert, à t’attendre, à m’empêcher de pleurer, à prétendre que j’ai encore quelque chose qui bat dans ma poitrine alors que je suis plus qu’une putain de morte-vivante ! T’avais pas le droit de me faire ça. T’avais pas le droit de me laisser toute seule. Pas après tout ce que tu m’as fait ! Tu peux pas savoir ce que c’est, de se sentir vide comme ça, comme si on t’avait arraché le cœur, et d’essayer de faire semblant qu’y a encore une chance de le remettre à sa place. Se tenir au milieu du néant, et regarder le sol, et regarder le ciel, comme si ces choses-là existaient encore. Prétendre… qu’on les sent encore autour de soi… alors que ce sera plus jamais le cas.

Je peux toujours pas croire que tu m’aies laissée. Est-ce que tu comprends qu’après tout ce temps, je peux toujours pas y croire, putain ! Pendant toutes ces semaines, j’ai juste attendu que tu reviennes. Le peu qui reste de ma vie, j’attendrai encore et encore que tu reviennes un jour. J’ai jamais dépassé la phase du déni. Parce que c’est l’univers entier qui se trompe ! C’est impossible que t’aies disparu. C’est impossible, tu m’entends ?! Je vais trouver le moyen de te faire revenir...


Aujourd’hui j’ai quitté la maison. La seule chose que j’ai embarquée, c’est ce carnet, parce que c’est la seule preuve que j’ai que t’as vraiment existé.

Je suis partie pieds nus. Je viens juste de m’en rendre compte en me piquant sur une connerie de cactus. J’ai même pas fermé la porte d’entrée. Tant pis. Tout ça n’a plus aucune putain d’importance.

Puisque tu refuses de revenir, c’est moi qui vais aller à toi. Je sais comment te retrouver.

Je vais marcher tout droit dans ce désert, et je vais chanter et danser pour toi comme tu m’as appris à le faire. Je vais rien manger, je vais rien boire, je vais pas dormir. Je vais redevenir cette ombre qu’a fusionné avec la tienne quand tu me faisais l’amour, pénétrer cette dimension où tu te planques, celle où tu es le Roi, marcher dans les ténèbres, écraser les os, piétiner les autres damnés, défier tes cerbères et tous ceux qui oseront se mettre en travers de mon chemin. Je vais marcher tout droit vers le soleil jusqu’à ce que mort s’ensuive, sans jamais cesser de chanter ces chansons que personne n’entendra jamais, les plus belles que j’aie jamais écrites, parce que c'est toi qui me les as inspirées, et je les chanterai en dansant comme une sauvage jusqu’à faire lever la même tempête qui t’a amené et quand je tomberai enfin, quand mes genoux rencontreront le sol et ma joue la poussière que t’as foulés, quand la dernière larme que mes yeux gardaient pour toi s’infiltrera dans le désert dont tu es né, TOI, sale fils de pute, sale fils de rien, maudit Fils du Néant, quand le vent emportera mon âme au-delà des ténèbres, tout au fond des ténèbres, tu seras là, tu seras à nouveau à moi, à jamais, et mon cœur ira brûler pour toi dans les flammes de l’enfer, et il sera enfin en paix.


Je l’aime de plus en plus fort chaque putain de jour que Dieu fait, je l’aimerais jusqu’à ce que le lit des rivières soit à sec et que le soleil ait fini sa course dans le ciel, et mon amour brûlera encore quand les vautours auront dévoré toute ma chair et que mes os seront réduits en poussière et seuls les cieux sauront jamais ce qui m’est arrivé… Je l’aime de plus en plus fort chaque putain de jour que Dieu fait, je l’aimerais jusqu’à ce que le lit des rivières soit à sec et que le soleil…

© Zoë Hababou 2022 - Tous droits réservés

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La Chanteuse, nouvelle littéraire de Zoë Hababou