La Passagère

 

Les enfants organisaient des barrages pour demander rétribution à ceux qui prétendaient traverser leurs terres. Postés le long de la piste, ils tendaient une corde entre deux bouts de bois secs plantés dans le sable, et refusaient d’abaisser cette corde tant que la Passagère ne leur donnait pas quelque chose. De l’eau, des galettes. De l’argent.

Au début, elle se demandait si ce que faisaient ces enfants n’était pas de la mendicité. Et si les maigres offrandes qu’elle leur tendait ne représentaient pas un encouragement à continuer. 

Ces petits êtres sales et maigres, au regard enflammé par la faim - cette lancinante torsion - qui transformait leurs jeunes visages en quelque chose d’autre, quelque chose de beaucoup plus dur, de beaucoup plus vieux, ces êtres lui rappelaient une histoire que son père lui avait racontée. 

Lui-même, un jour, s’était rendu dans le désert. Ce n’était pas ce désert-là, mais ça ne faisait aucune différence. L’âme du désert est la même, peu importe le lieu où il se trouve. 

Il s’était rendu dans le désert et, croisant deux enfants bergers marchant pieds-nus, il avait demandé à son guide comment ceux-ci pouvaient supporter la brûlure du sol cuit par le soleil. Le guide avait fait signe à l’un des enfants d’approcher, et, sans aménité, il avait saisi son pied pour le montrer à son père. Sa plante était aussi dure que de la pierre, parce que la corne qui la recouvrait ne faisait pas loin de trois centimètres.

Le désert fait ça, aussi. Il métamorphose ceux qui vivent à l’intérieur de lui.

A la fin, la passagère était convaincue que ces enfants étaient dans leur droit.


Elle a fini par retirer ses sandales. Quelque chose ne semblait pas aller dans le fait de les porter. Être en contact avec le sol, chair contre chair, s’imposait à elle comme si c’était son corps qui le lui demandait. Le sable ne brûlait pas tant que ça.

La volonté du véridique. C’est dans le désert qu’ont toujours vécu les véridiques.

Ces phrases tournent dans sa tête, inlassablement, tandis qu’elle chemine en rêvant que cette fois-ci, c’est pour de vrai. Elle se dit qu’elle va le faire. Elle ne va jamais revenir, et des larmes de joie dévalent l’intérieur de sa gorge tandis qu’elle y pense.

Affamée, violente, solitaire, sans Dieu : ainsi se veut la volonté du lion.

Elle va marcher tout droit vers le soleil jusqu’à ce que mort s’ensuive. 

Mais ce ne serait pas vraiment comme mourir. Pas avec les paroles du Philosophe qui résonnent en elle.

Jusqu’où peut aller ma volonté ? Jusqu’où, pour savoir si je fais partie des véridiques ?

Elle se demande si c’est cet homme qui a transformé sa vision du monde, ou si elle l’a aimé parce qu’il parlait de quelque chose qu’elle connaissait déjà si bien elle-même.

Pourquoi est-ce que le désert fait cet effet-là à certaines personnes ?

La chaleur rend l’horizon flou. Elle aimerait avoir pris du peyotl pour tenter sa chance auprès du Mescalito. Peut-être qu’à elle, il accepterait de parler. Il y avait des cactus qui faisaient penser à lui, elle les avait aperçus le long de la piste. Mais ce n’était pas lui.

Si seulement la transe lui était accessible sans maîtres… Peut-être que si elle continue à marcher, ça finira par arriver.


La Passagère est loin d’être la première sur cette route. Pour autant, ça n'enlève rien à ce qu’elle sait, ni à ce qu’elle éprouve. Au contraire. Faire partie de cette horde de guerriers et de fous qui ont osé penser un jour que ce monde-là n’était rien de plus qu’un mirage, tels ceux que fait naître le désert quand la mort rôde, lui donne l’impression d’appartenir à une haute lignée. Celle des aigles. Celle des prédateurs.

Des véridiques, chuchote quelqu’un tout au fond d’elle.

Il y avait eu le Philosophe, puis il y avait eu le Sorcier, et ensuite le Poète, et dans une certaine mesure, le Journaliste. Maintenant il y avait elle, la Passagère, et après elle, le Vagabond.

Tous autant qu’ils étaient, ils ne faisaient que creuser la même tombe. Contempler le même horizon. Rêver que la fin de ce monde serait la passerelle… vers l’autre monde.


Perchée sous le vieux phare qui illumine encore les nuits, le vent n’a pas accès à elle derrière la pierre à laquelle elle est adossée, ses jambes nues dans le vide, ses sandales à côté d’elle, une cigarette à la main.

Libre du bonheur des esclaves, délivrée des dieux et des adorations, sans épouvante et épouvantable, grande et solitaire : telle est la volonté du véridique.

Ça ne lui arrive que quand elle est seule, comme maintenant, parce que cette fille n’existe réellement que loin du regard des autres. Ce n’est la faute de personne, mais la façon dont ils la voient la transforme. Est-ce que c’est à cause du vide qu’elle porte en elle qu’ils se sentent obligés de la remplir avec leurs propres démons ?

Qui a décrété que toute faille se devait d’être comblée ?

Elle se tient très droite, les yeux grands ouverts, et réalise qu’elle est là. Que pour une fois, elle est vraiment là, et qu’il n’y a rien d’autre à désirer, rien d’autre à attendre.

Il lui semble qu’elle a espéré ce moment toute sa vie.


Elle avait découvert une année auparavant que ce désert était un lieu auquel elle se préparait depuis l’enfance. Ce genre de synchronicités ne laisseraient jamais de la surprendre, même si au fond elle les acceptait comme faisant entièrement partie de sa vie, qu’elle voyait comme un destin, une légende en train de s’écrire sous ses pas, en train de se profiler, rétroactivement, à travers ses traces.

Sa propre légende, qu’elle découvrait en la vivant. Parce que c’est ainsi que naissent les légendes.

Il y avait cette chanson que sa mère passait tout le temps sur l’autoradio quand sa famille et elle partaient pour les grandes vacances dans son mini désert à elle, son premier contact avec l’aridité, son premier amour, celui qu’elle aimait encore de toutes ses forces. Et dans cette chanson, à la fin, le chanteur criait quelque chose avec ce qui s’apparentait à une immense fierté, des mots qu’elle ne comprenait pas, mais qui la bouleversaient terriblement.

Parce que ce cri, c’était celui de la liberté. Même si jeune, elle l’avait déjà identifiée.

Lorsqu’elle était prisonnière au milieu du pays, sans possibilité de rejoindre ce désert dont elle rêvait, quelqu’un lui expliqua ce que criait le chanteur.

Il criait qu’il était un Guerrier du désert où elle était maintenant, vingt-huit ans plus tard, en train de penser à lui. En train de penser à elle, enfant, en train de penser au futur qu’on connaît déjà et aux messages qu’on envoie à son soi passé, pour le guider. Pour le prévenir.

Pour lui dire de se tenir prêt, d’être attentif aux signes.

Et de ne jamais abandonner la lutte.


La femme de l’auberge lui a dit qu’elle lui plaisait, parce qu’elle avait les yeux qu’il faut pour voir la beauté de ses terres. Elle lui a dit qu’il ne fallait pas qu’elle manque le lever de la lune, dans une direction qu’elle a pointée. Selon cette femme, c’était une lune très puissante, orange quand elle commençait à se lever, et immense. La femme lui a conseillé de se recueillir devant elle.

La Passagère n’est que rarement à l’aise avec les femmes ; sa nature la pousse plutôt à chercher la compagnie masculine, alors quand une dame s’adresse à elle de cette manière, il s’agit quasiment d’un évènement. Bien sûr, elle va écouter la femme. La nuit venue, elle part observer la déesse du ciel.

Mais c’est le lendemain que la chose arrive.

Parce que cette fille, son vrai dieu, son vrai démon, c’est le soleil.


Elle se lève avant lui.

Depuis le hamac où elle a passé la nuit, enroulée tel un papillon dans sa chrysalide, elle sent qu’elle n’a plus beaucoup de temps. La Passagère est une âme qui n’a pas besoin de transition, parce qu’elle-même est une chose transitoire. Du sommeil à l’éveil, la voilà déjà ruisselante d’énergie et d’envie pour le nouveau jour qui commence. Elle a cette chance d’éprouver un désir immense pour chacune de ses renaissances. Et ce jour-là, plus que n’importe quel autre, elle sait qu’elle a rendez-vous.

C’est une rencontre qui a été décidée très loin dans le passé. Très loin dans le futur.

Elle allume une cigarette, boit une gorgée d’eau, et enfile ses sandales pour se rendre au lieu du rendez-vous.

Ces choses-là n’ont en général aucune signification pour elle, mais en s’approchant du bord de la falaise, elle réalise qu’elle s’avance vers le point le plus élevé du continent qu’elle parcourt maintenant depuis quinze ans. Elle s’était déjà rendue à l’extrême Sud. Peut-être à l’époque s’était-elle fait une réflexion similaire.

La voilà à présent à l’extrême Nord.


Elle est à deux pas du précipice.

De là où elle se tient, elle sent les énergies qui montent, les énergies qui montent le long de son corps telles des lianes en train de croître en s’enroulant autour de ses chevilles, le long de ses cuisses, à l’intérieur de son ventre, dans son cœur, dans sa gorge.

Elle pourrait pleurer, elle pourrait crier, mais ses bras se lèvent au-dessus d’elle et elle fait basculer sa tête en arrière en souriant, s’offrant tout entière à la sensation qui prend possession d’elle. La mémoire de son corps s’éveille à sa puissance, et l’aigle emprisonné libère ses ailes et revient à la vie. Elle porte les mains à son cœur, les fait monter dans ses cheveux, et pousse un râle d’extase en chavirant au bord du vide.

Et la plus belle partie de son âme la quitte pour s’en aller danser dans le désert et faire l’amour avec lui.

Son démon. Son dieu.

Son absolu.

Et ces gestes accomplis en somnambule - car qui gouverne son corps, ses mouvements, son esprit désormais ? - impriment à jamais en elle ce qui est en train de se passer, là, maintenant. Elle le sait déjà alors qu’elle est en train de le vivre.

Sa manière à elle de ne jamais revenir…

Le soleil sort de sous la mer et irradie son visage tourné vers l’infini, et elle étend les bras, elle les étend le plus loin possible au-dessus d’elle, et l’espace de quelques secondes, cette fille n’est plus une passagère.

Parce qu’elle connaît enfin la réponse à sa question.

© Zoë Hababou 2022 - Tous droits réservés

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La Passagère, nouvelle littéraire de Zoë Hababou