Le Clown

 

Ces enculés…

C’est la première pensée qui parvient à prendre forme sous son crâne quand, après une lutte d’une bonne demi-heure avec lui-même, il consent enfin à ouvrir un œil.

Ils l’ont fait, ces fils de rien. Ils se sont enfin décidés à le faire.

Sondant rapidement son esprit, il constate que, non, en effet, il n’est pas surpris. Mais alors, pas le moins du monde. Pour autant, la haine qu’il éprouve à leur égard n’en est pas vraiment diminuée.

Ces enculés.

Peinant à se mettre debout, il ferme les yeux le temps d’arriver à rester stable tout en rigolant dans sa barbe.

Bon sang, j’en tiens une sacrée couche ! Elle était belle, celle d’hier, oh que oui, madame !

Il pouffe tout seul en feignant d’épousseter son pantalon, et alors qu’il tâte la poche avant de sa chemise, un sourire excessivement repoussant se peint sur son visage quand il y sent le reste d’un cigare, qu’il avait certainement eu la présence d’esprit de mettre en réserve pour aujourd’hui.

C’est qu’il est prévoyant, le bougre !

Pour un peu, il se donnerait une tape dans le dos, tiens, tant il est content de lui-même.

Gloussant toujours, il porte le cigare à ses lèvres en prenant soin d’arracher la partie déjà mâchouillée (on n’est pas des bêtes, quand même), et fouille la poche de son pantalon à la recherche d’allumettes. Il n’en reste qu’une, qui s’enflamme instantanément grâce à son doigté légendaire, et il aspire profondément le tabac rance avant de se mettre à tousser, salement, vraiment salement, ce qui a pour effet d’accentuer son mal de crâne et de le forcer à se rasseoir.

— Foutredieuil gémit en se frottant le visage, mais chez lui, les pensées ne vont jamais beaucoup plus loin qu’une vague injure envers la création, le créateur ou ses créatures. 

Puisqu’il est assis, il prend le temps d’observer ce lieu désormais vide alors que la veille, il était encore si vivant. 

Ah ça, faut admettre qu’ils sont efficaces, dans le genre. Démonter le cirque entier en l’espace d’une nuit, et tout ça sans faire de bruit pour pas me réveiller… Ouais, faut bien leur reconnaître ça, de vrais as de la fourberie, tous autant qu’ils sont.

Mais considérer leur cas le fatigue déjà, alors il se contente de tirer pensivement sur son cigare en prenant soin de ne pas aspirer trop de fumée, les paupières plissées face au soleil qui martèle son pauvre crâne dégarni comme s’il y trouvait une vengeance personnelle.

C’est quand même triste, un endroit abandonné comme ça…

Il ne reste que quelques papiers gras qui s’accrochent aux buissons rachitiques telles des guirlandes de Noël oubliées, une ou deux palettes de bois, des bouts de cordage, un blockhaus datant de Dieu sait quand, et les inévitables canettes en alu et bouteilles de verre qui signalent l’activité humaine, n’importe où qu’elle aille.

— Mais qu’est-ce que c’est que ça ? il grogne soudain en se relevant, prenant appui sur ses genoux.

A petits pas effrayés, il s’approche de l’endroit où il a cru percevoir du mouvement, prêt à fuir en cas d’attaque. Et là, au détour du blockhaus, il tombe sur un dromadaire.

— Merde alors, c’est toi, Mimi ?

Le Mimi en question se contente de mâchonner sa vieille herbe, l’air indifférent, gratifiant à peine le Clown d’un vague regard torve.

— Mais oui, c’est toi ! Je te reconnais, bon sang ! Me dis pas qu’ils t’ont oublié, toi aussi…

Il a l’impression que le dromadaire lui rétorque : Oublié ? Abandonné, oui !

— C’est vraiment des enculés… 

Puis, se détournant avec gène du dromadaire, il tente, un peu confus, en regardant le sol :

— T’as pas soif, toi ?

Mimi émet une sorte de ronflement, entre le soupir et le renvoi, et tourne la tête tout à fait délibérément dans l’autre direction.

— C’est vrai que t’as une bosse dans le dos où ce que y a plein d’eau, toi. Bah tu vois, c’est pas mon cas ! déclare le Clown avec hauteur d’un ton piquant, presque indigné, avant de s’en retourner vers l’endroit où il s’est écroulé la veille.

— Doit bien rester un truc à boire quelque part… il bougonne en faisant mine de déplacer les quelques cageots qui lui ont servi d’abri. Un type aussi prévoyant que moi peut pas se laisser lui-même dans le besoin avec la soif au ventre comme ça.

Par acquit de conscience, il soulève un seau retourné et cligne trois fois des yeux tant ce qu’il trouve en dessous est impossible.

— Sainte mère de Dieu… il murmure, presque en état d’adoration, avec un regard brillant où se reflète l’or du liquide ambré de la bouteille sur laquelle il vient de mettre la main. Et pendant un instant, son visage s’en trouve presque beau.

Soudain animé d’une féroce angoisse qui lui étreint la poitrine, il agrippe fermement la bouteille de crainte qu’elle ne se volatilise aussi follement qu’elle est apparue. Il lui faut tâter la douceur de son verre rassurant, bercer le liquide d’or contre son abdomen, scruter à la lumière du soleil l’étiquette qui l’orne, promesse des délices à venir, et aussi, humer le contenu de ce mirage pour être certain qu’il est réel, et qu’il ne s’agit pas d’une bouteille de pisse qu’un des enculés du cirque, ancien collègue aigri ou trapéziste outragée par ses avances, aurait laissé bien en évidence à son intention en guise de cadeau d’adieu et de vengeance particulièrement sournoise.

Tremblant de bonheur et d’appréhension, il porte le goulot à ses lèvres et lape timidement une première goutte du whisky.

— Seigneur… gémit-il en fermant les yeux, des larmes de gratitude inondant ses joues barbues.

Et la lampée suivante est encore meilleure que la première.


— Fais tes valises, Mimi ! On part en voyage !

Le dromadaire n’a pas l’air emballé, mais adopte une attitude résignée quand il comprend qu’il n’a pas le choix. Le Clown est déjà en train de lui passer un bout de corde autour du cou, apparemment très fier de sa décision, tout gonflé de l’importance de sa mission.

— Hors de question de traîner dans le quartier. Si ce désert est pas assez bien pour eux, alors il est pas non plus assez bien pour nous ! Sans blague, qu’est-ce qu’ils s'imaginent, ces empaffés ? Que toi et moi, on est pas capables de se refaire, et qu’on va rester là à croupir dans ce merdier en chialant après leur retour ? Non môssieur, non non non. 

Il observe l’horizon quelques secondes, réalisant soudain qu’il n’a aucune idée de la direction à prendre, mais il secoue la tête et se ragaillardit avec une gorgée de sa bouteille, guettant Mimi du coin de l'œil pour vérifier s’il a remarqué son égarement. C’est-à-dire qu’il ne faudrait pas que le dromadaire se mette lui aussi à le prendre pour un incapable. Il tente de singer l’attitude de quelqu’un qui observe la position du soleil pour repérer les points cardinaux, et s’ébroue avant de se mettre en route d’un pas alerte et guilleret, comme s’il savait exactement où il se rendait, et qu’il était impatient d’y être. 

Ça fonctionne plutôt bien. Quelques lampées de whisky plus tard, il commence même à y croire, lui aussi.


Le soleil est haut à présent, et une sueur nauséabonde dévale l’ensemble de son corps, si bien qu’il ôte sa chemise pour l'attacher autour de ses hanches, révélant par la même occasion un marcel puant qui avait dû être blanc en des temps immémoriaux, désormais taché d’auréoles jaunes au niveau des aisselles, et d’une couleur indéfinissable à celui de l’abdomen. 

Le Clown aimerait faire une pause quelque part, mais aucun arbre ou rocher qui s’y prêterait ne se profile à l’horizon, alors il se contente d’essayer de marcher contre le dromadaire, qui lui offre un petit peu d’ombre, de par sa haute stature. Mais à cette heure-là, les rayons frappent si droit que c’est loin d’être suffisant.

Il pose sa main sur le ventre de l’animal, un brin surpris de n’y trouver aucune trace de sueur, et poursuit sa marche à ses côtés, rassuré par le contact de son ami, et par celui de sa bouteille qu’il n’a pas quittée depuis qu’il l’a trouvée.

— Tu sais, Mimi, des tas de gens se figurent que c’est un truc génial, d’être clown. Vrai de vrai, ces idiots s’imaginent qu’on passe son temps à se fendre la poire dans ce métier.

Il avale une gorgée de whisky et se frotte la bouche du dos de la main.

— Eh bien, laisse-moi te dire que c’est entièrement faux. C’est même comme qui dirait l’un des pires mensonges de tous les temps.

Remarquant qu’il s’emballe un peu, il reprend plus calmement :

— Moi aussi, c’est ce que j’ai cru, avant de commencer à pratiquer pour de bon ce dur métier.

Attendri par sa propre condition, il tente de ne pas laisser les larmes perler dans sa voix. Il ne veut pas que Mimi le prenne pour un minable, et il ne souhaite pas non plus lui faire de peine.

— Je croyais que j’allais faire rire les gosses et les bonnes femmes et le monde entier, et moi avec. Je pensais que j’allais rendre tout le monde heureux.

Et voilà, tout ça est trop triste, il ne peut retenir la première larme de sortir de son œil.

— J’aimerais bien vous y voir, tous, tiens, à devoir se foutre tout ce maquillage sur la gueule, porter ce costume ridicule et… sourire en permanence… 

Il crache par terre pour appuyer son propos et gémit :

— Merde, aucun homme constitué normalement peut supporter ça !

Il s’envoie une nouvelle lampée.

— Ce qu’on omet de dire, au sujet des clowns, c’est que se forcer à rire et sourire tout le temps comme ça, bah, ça fait que refouler (il n’est pas sûr de la signification de ce mot-là, mais se dit que Mimi en sait encore moins que lui), ouais, refouler la peine que chaque homme charrie en lui, parce qu’il a jamais le droit de l’exprimer. Pour pas faire peur aux gosses, tu vois.

Il a le sentiment de s’emmêler un peu les pinceaux dans ce qu’il raconte, mais ne peut plus s’empêcher de parler.

— Au début ça me plaisait bien de jouer les marioles, mais quand Lydie m’a quitté, j’avais plus du tout envie de rire, putain, mais fallait que je le fasse quand même !

Il crache à nouveau.

— Et crois-tu que ces enculés du cirque m’auraient laissé tranquille quelques semaines le temps que je me remette ? Juste quelques jours, bon sang, sans avoir à sourire et à jouer le clown alors que j’étais en train de pleurer au fond de moi !

Il étend les bras et semble s’adresser au désert tout entier, au ciel, voire à Dieu en personne, quand il crie :

— Pas un putain de jour de libre, foutredieu, qu’ils m’ont donné ! Pas un seul ! Ah ouais, t’es malheureux, t’aimerais pouvoir chialer en paix sans devoir faire des sourires, pour changer ? Bah c’est con, vieux, mais on est en pleine tournée, là, et on a comme qui dirait aucun putain de clown de rechange sous la main, alors bordel tu lâches ta putain de bouteille, tu te repeins la gueule, tu sautes dans ton falzar de merde et tu t’en vas DIVERTIR ces mômes qui beuglent dans les gradins, EXÉCUTION ! Je l’aurais enculé, ce malotru de directeur. Lui, et tout le putain de cirque avec ! Monsieur Loyal, l’autre pétasse avec sa barbe, le pédé avec sa marinière et ses tas de muscles ! A la chaîne, je me les serais pris, pour la peine.

Il torche son nez plein de morve et essuie sa main sur le pelage de Mimi.

— Oups, pardon, il glousse quand il réalise ce qu’il vient de faire. Ça se voit pas trop, t’inquiète.

Il se sent soudain épuisé, et la simple idée de faire un pas de plus terrasse son esprit entamé par l’alcool. Tirant doucement sur la corde du dromadaire, il lui chuchote d’une voix éteinte :

— Faut qu’on s’arrête, Mimi. Faut qu’on s’arrête.


La nuit est en train d’arriver, le Clown le sent à la texture de l’air qui a changé sur son visage poisseux de sueur et d’alcool. Émergeant de sa sieste, il se redresse avec difficulté, secoue la tête et se passe une main dans la barbe. Puis, pris d’une peur soudaine, il se retourne pour regarder derrière lui. Mimi est toujours là, couché les pattes repliées sous le corps, les yeux fermés, l’air concentré. 

Mais Mimi n’est pas seul. Un homme se tient assis en tailleur à ses côtés, une main caressant doucement le pelage ocre de l’animal.

— Et qui… qui vous êtes, vous ? bafouille le Clown en tentant de faire le point sur le visage de l’étranger.

— Oh, arrête, réplique l’autre comme s’il n’en revenait pas. Tu vas pas me dire que tu te souviens pas de moi !

Voyant que le Clown n’émet aucun signe de compréhension, un large sourire apparaît sur sa face et il pointe son pouce vers sa propre poitrine tout en s’exclamant, presque hilare :

— T’es sérieux, là ? Tu me remets vraiment pas ?

— T’es qui, sale fils de pute ? grogne le Clown en resserrant sa main sur sa bouteille. On ne sait jamais, cet enculé d’étranger pourrait bien se mettre dans l’idée de la lui voler. C’est-à-dire qu’on n’en trouve pas sous le cul d’un dromadaire, du bon whisky comme ça, dans ce putain de désert.

L’autre se met debout et époussette son long manteau noir avec application, d’un geste qu’il semble avoir répété mille fois. 

Comment il peut supporter des frusques pareilles avec cette chaleur ? se demande le Clown.

— Chaque fois c’est la même chose, se plaint l’étranger en mettant les mains sur les hanches, dans une parodie d’adulte mécontent. Tous les soirs, c’est le même délire. T’as pas l’impression de pédaler dans la semoule, coco ?

— Je t’emmerde. Putain de dégénéré.

— Tu te trompes de cible, là, fait l’autre en grimaçant.

— Qu’est-ce que tu veux, bordel ? Accouche ou alors casse-toi, j’ai pas que ça à faire de jouer aux devinettes avec toi, face de raie.

— Vraiment ?

L’étranger lève un sourcil narquois et sourit avec une gentillesse extrêmement déstabilisante.

— Alors pourquoi t'arrêtes pas de m’appeler, si tu veux pas me voir ?

— Moi ? T’appeler ? Tu dérailles sévère, mon vieux. Faut croire que le soleil t’aura tapé sur la tête. Faut dire que tu dois crever de chaud, avec cette affreuse pelure noire que tu te trimballes. On dirait une putain de tafiole. Merde, fous-moi le camp, nom de Dieu. Et ôte tes sales pattes de Mimi, t’entends ?

L’étranger se retient de rire, ce qui a le don d’agacer le Clown, et sans le quitter des yeux, il se penche vers la tête du dromadaire et susurre à son oreille, certain que le Clown n’en perd pas une miette :

— Pardon de t’avoir entrainé là-dedans, Mimi. Tu dois en avoir ta claque, pas vrai ?

Il s’approche alors du Clown, en faisant exprès d’imprimer une allure féminine à sa démarche. Il adore jouer avec les demeurés et les ploucs, les violents, les rageux. Ceux qui se haïssent tant eux-mêmes qu’ils sont forcés de picoler pour pouvoir accepter de vivre en leur propre compagnie sans se tirer une balle dans la tête. Ce qu’ils finissent bien souvent par faire quand même, légèrement aidés par lui, il est vrai.

Mais il ne fera pas ça avec celui-ci. Pas déjà. Pas maintenant. Le Clown l’amuse trop pour qu’il décide de s’en débarrasser si vite, et il doit admettre qu’il a pris goût à ces petits rendez-vous nocturnes. 

Chaque fois, le Clown est toujours le même, et en même temps, chaque fois, il est encore pire. Oh non, il ne va pas déjà se défaire de lui. Cet homme mérite encore de souffrir et de croupir dans ses propres limbes, pour un temps… indéfini.

— Tu pourrais au moins me dire merci, fait l’homme en noir avec une moue gracieuse et offusquée.

— Et pourquoi que je devrais te remercier de quoi que ce soit, pauvre taré de pédé, hein ?

— Pour ça, répond l’autre en pointant la bouteille de son long doigt gracile. Pour cette bouteille que je mets chaque jour à ta disposition.

— Je l’ai TROUVÉE, cette bouteille, parce que j’avais pris soin de me la planquer exprès en PRÉVOYANCE, tête de nœud, et si t’espères me la chourer, j’aime autant te dire que… baragouine le Clown en tentant de se mettre debout, mais l’étranger l'interrompt d’un geste, jouant toujours les filles polies, la bouche en cul de poule, comme s’il s’en voulait que le Clown se soit mépris sur ses intentions.

— Oh non non, surtout pas ! Garde-la, elle est à toi, c’est pour ça que je te l’ai offerte. Je m’en voudrais de te priver de ton enfer…

Puis, paraissant soudain lassé de ce petit jeu, il scrute le ciel devenu noir et pense déjà à sa prochaine victime. Et il murmure, comme pour lui-même :

— Tu sais, le Clown, le cirque est parti il y a longtemps…

Il ne saurait dire pourquoi, mais une drôle de tristesse l’envahit en prononçant ces mots.

Tournant alors la tête vers l’affreux tas humain puant et tremblant affalé dans le sable, le Diable chuchote en battant des cils, l’air coquin :

— Eh bien, à demain, alors ?


Ces enculés…

C’est la première pensée qui parvient à prendre forme sous son crâne quand, après une lutte d’une bonne demi-heure avec lui-même, il consent enfin à ouvrir un œil.

Ils l’ont fait, ces fils de rien. Ils se sont enfin décidés à le faire.

Sondant rapidement son esprit, il constate que, non, en effet, il n’est pas surpris. Mais alors, pas le moins du monde. Pour autant, la haine qu’il éprouve à leur égard n’en est pas vraiment diminuée.

Ces enculés.

Peinant à se mettre debout, il ferme les yeux le temps d’arriver à rester stable tout en rigolant dans sa barbe.

Bon sang, j’en tiens une sacrée couche ! Elle était belle, celle d’hier, oh que oui, madame !

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Le Clown, nouvelle littéraire de Zoë Hababou