Le Journaliste

 

Je roulais en m’éloignant de la ville quand mon œil fut soudain attiré par une forme souffreteuse qui se déplaçait lentement le long de la piste. Au risque de renverser la moitié de la canette que je tenais solidement ancrée entre mes cuisses, j’écrasai la pédale de frein et avisai le squelette ambulant en hésitant à l’interpeller, de crainte de rompre son fragile équilibre. De deux choses l’une, soit ce type venait d’entrer dans la phase aigüe du delirium tremens, soit il n’était rien de plus qu’une nouvelle victime de la dope atrocement pure qui tournait dans le désert depuis maintenant trois furieuses semaines.

Moi-même n’étais pas en reste à ce niveau, et pour tout dire je venais de fumer une gargantuesque pipe de cette effroyable meth chopée à peine une heure plus tôt aux deux Mécanos, si bien que je me suis dit, mon vieux, ce truc est en train de te monter à la tête ni plus ni plus moins qu’à la pathétique imitation du Christ qui clopine à côté de ta Cadillac, et qui saurait dire lequel de vous deux est le plus réel, hein ?

Me décidant à porter assistance à mon prochain (les cheveux et la barbe qui me rappelaient cette imposante figure sanguinolente que ma mère avait clouée au-dessus de mon lit du jour de ma naissance à celui de mes dix-huit ans n’étant sans doute pas étrangers à ma poussée de bienveillance), je sautai hors de la caisse en apostrophant le malheureux :

— Hey, JC ! Besoin d’aide, mon gars ?

Il tourna alors son sinistre visage vers moi, et je dus réprimer un petit cri de terreur, posant ma main sur ma bouche telle une pucelle face au membre palpitant d’impatience de son jeune époux, tandis qu’un nombre cosmique de pensées toutes plus démentes les unes que les autres attaquaient mon cortex. En substance, mes productions neuronales édictaient un message on ne peut plus limpide ; certes, les Mécanos sont les meilleurs dans leur domaine, j’en veux pour preuve la façon dont ce désert s’est transmuté en Zombieland en l’espace de trois misérables semaines, mais il est impossible, IMPOSSIBLE, que leur crystal provoque des hallucinations aussi efficaces, d’autant plus sur un type comme moi qui, n’ayons pas peur des mots, est définitivement coutumier de toutes les drogues les plus violentes ayant jamais pénétré le corps humain.

Cela ne pouvait vouloir dire qu’une chose : l’ersatz d’avorton christique que j’avais sous les yeux, et qui délirait à présent sur le fait de toucher le visage de son père, s’était enfui de l’asile psychiatrique qui se situait (je le sais pour y avoir rendu visite à une flopée d’amis récemment) à plus de quarante bornes de là…

J’envisageai un bref instant de l’attirer dans la voiture, sacrifier pour lui ma dernière demi-canette de bière histoire de préparer son gosier, et l’installer confortablement dans la banquette arrière de la Cad afin de lui soutirer sa confession (je vous entends me traiter de cynique rapace journalistique, mais la vérité, mes biens chers frères, est que les histoires de barges possédés par la foi fonctionnent admirablement, dans ce pays !), mais le cœur n’y était pas et j’y renonçai avec un soupir teinté de lassitude.

Ce pauvre gars secouait à présent la tête comme si des mouches particulièrement entreprenantes étaient en train de s’attaquer à ses rétines, marmonnant, chuchotant d’une voix furieuse durant un instant, pour se mettre à crier celui d’après, à croire que les viscères lui étaient arrachées du corps par je ne sais quel inadmissible cauchemar… Et voilà maintenant qu’il riait, tel un homme se remémorant un bon souvenir, délirant au sujet du Diable et d’un pari que celui-ci aurait perdu…

Je tenais enfin une piste ! Fonçant dans la Cadillac pour y débusquer ma pipe de meth, d’une seule aspiration je m’envoyai dans les poumons les derniers cristaux qu’elle contenait avant de me précipiter vers l’homme de foi crasseux, lui hurlant d’une voix étrangement aigüe et désagréable que je devais à tout prix rencontrer l’être qui avait perdu ce fichu pari.

Me scrutant alors droit dans les yeux, comme si la minute d’avant il n’était pas en train de baver tel le dernier des demeurés, sans rien dire il tendit son doigt tremblant et décharné vers un amas de roches dont j’estimai la position à pas plus de quelques kilomètres vers l’ouest. Sa mission accomplie, son regard redevint celui du perché au cerveau grillé pour qui on ne peut plus rien, et il se remit à rire et baver et crier en poursuivant sa route vers le néant…

Et s’il est vrai que Jésus ne s’est jamais montré démesurément charitable envers moi durant sa triste vie malgré les suppliques incessantes de ma vieille mère, sur ce coup-là, il faut avouer que je lui dois une fière chandelle !


Et maintenant cette saloperie de caisse de location est enfoncée dans le sable jusqu’au pot d’échappement et faut que je continue à pinces en me coltinant tout le matos d’enregistrement sans même disposer d’une bière pour me rincer le gosier… Putain de désert.

Pour la peine, je me fume une nouvelle pipe de meth, planté là, en plein cœur de Nulle Part, Ploucville, Arizona. Wouhouhou !

Cette enfoirée de star a intérêt de se montrer au minimum captivante et au mieux scandaleuse pour justifier du mal que je me donne pour l’atteindre depuis des semaines. Rolling Stone va m’entendre, si jamais je sors de là. Envoyer son meilleur journaliste tenir le crachoir à un gusse quasiment intouchable sans même une caisse de bières au fond du coffre… Bande d’enfoirés.

Je vais leur gonfler mes notes de frais à mort, nan mais sans déconner.


— Le moins qu’on puisse dire, c’est que vous êtes pas facile à dénicher, vous. Votre deuxième prénom, ce serait pas Désiré, par hasard ?

— J’ai eu quelques soucis de voisinage. Depuis, j’ai tendance à vivre en reclus.

— Ma foi, c’est une chose que je peux concevoir. Mes propres voisins ne sont pas des gens très ouverts d’esprit, et ils se montrent rapidement hostiles quand un brave travailleur décide de se détendre un peu en faisant la bringue le week-end…

— Ce n’est pas exactement ce que je…

— Et si on se tutoyait ?

— Je… oui, d’accord, pourquoi pas ?

— Comment je dois t’appeler, au fait ?

— Eh bien, je ne sais pas… Satan, peut-être ?

— Trop connoté négativement.

— Lucifer ?

— Trop ésotérique.

— Le Malin ?

— Allons bon…

— Je commence à être à court, là…

— Le Diable !

— Vraiment ?

— Mais oui ! C’est follement décadent et diablement sexy. Laisse-moi essayer : Et donc, toi, le Diable, t’as décidé d’établir tes quartiers dans le coin, si je comprends bien.

— …

— Tu es censé répondre, là.

— Oh, alors l’interview a commencé ?

— Tu crois qu’on fait quoi, là ? Qu’on enfile des perles ? Bien sûr, que l’interview a commencé !

— Alors, euh, oui, je me suis établi ici pour une mission spéciale que…

— Ça te dirait pas, un peu de meth ?

— De la meth ?

— Mais oui, je te sens pas dans le coup, là… Faut se réveiller, mon vieux, cette interview, c’est peut-être la chance de ta vie, tu sais !

— Je suis déjà pas mal connu, si je puis me permettre !

— Arrête ! C’est rien en comparaison de ce qui t’attend avec le papier que je vais te pondre ! Merde, tu vas voir des gamines de douze ans à peine rappliquer devant ta grotte pour faire le pied de grue la culotte à la main, après la publication de ce torchon !

— Vraiment ?

— Oui. Vraiment. Tu sais pas encore qui je suis, pas vrai ?

— Eh bien, on m’a vaguement dit que…

— Oui, voilà, c’est là tout le problème. Les gens sont infoutus de s’exprimer avec précision de nos jours, ils ouvrent la bouche et à part une bulle de chewing-gum, rien n’en sort, j’ai pas raison ?

— En l’occurrence…

— Ah, laissons ça de côté ! Un peu de meth ?

— Ma foi, je suis pas contre ! Merde, c’est moi qui l’ai inventé, ce truc-là !

— Tu m’en diras tant !

(ici, l’enregistrement présente des bruits étranges de glougloutements, des cliquètements de briquet qu’on manipule à plusieurs reprises, et quelques soupirs d’extase)

— Je déconne pas ! La drogue est l’une des inventions dont je suis le plus fier !

— Et ça fonctionne ?

— Fonctionne ? Euh… pour quoi ?

— Mais pour attirer les âmes égarées dans ton monde, enfin ! Bon sang, mais tu planes, ou quoi ? T’es en interview, coco, faudrait penser à se mettre en selle, tu crois pas ?

— Hum. Oui. Exact.

— Dieu soit loué !

— Heu, non.

— Oui. Pardon.

— Je vais te dire, mon vieux, la drogue… ça marche du feu de Dieu !

— Haha !

— Héhé !

— Tu commences à me plaire...

— C’est la trouvaille la plus géniale que j’ai faite au siècle dernier. Depuis, les âmes me tombent toutes crues dans le bec, j’ai même plus besoin de me fatiguer !

— Et ça te manque pas, de devoir lutter un peu ? Je veux dire, juste pour la beauté du sport.

— Oh, je te rassure, il y en a encore qui me donnent du fil à retordre !

— A qui tu penses ?

— Bah, toi qu’as fait de la route, je suis sûr que t’as dû le croiser, l’autre allumé, maigre comme un clou.

— Qui ça ?

— Mais si, tu sais, l’autre avec sa barbe et ses cheveux longs.

— Pas souvenir.

— M’enfin, l’illuminé qui fait que de geindre au sujet du visage de son père !

— Oh. Lui.

— Ouais. Lui.

— Inoubliable.

— C’est bien ce que je dis.

— Un véritable énergumène.

— Je confirme. Eh bien, figure-toi que ce type-là, il fait partie des quelques âmes qui me résistent encore.

— Impossible !

— C’est comme je te le dis.

— J’aurais jamais parié sur lui. Le bougre avait l’air parfaitement possédé ! Mais maintenant que tu le signales, il est vrai que la foi peut aussi avoir cet effet-là sur certaines personnes… Au fait, parlant de pari, je me dois de t’informer qu’il crie à qui veut l’entendre que toi, tu aurais perdu un pari face à lui.

— Hep hep hep, une minute, c’est pas comme ça que ça s’est passé !

— Je serais toi, j’éprouverais sans conteste une certaine honte, voire un désespoir catatonique, d’avoir perdu face à ce minable…

— Remettons les choses à leur place : ce dégénéré n’a pas deux grammes d’intelligence dans le cerveau ! Navré, mais j’ai pas pour habitude de m’éreinter à récupérer des âmes aussi moisies. Je ne me lance que dans des combats à ma hauteur, moi. Des trucs qui valent le coup.

— N’empêche qu’il est suffisamment rusé pour te résister.

— Il n’est PAS rusé. Il est idiot, nuance.

— Admettons. Bref, je crois que les lecteurs aimeraient en savoir un peu plus sur ton quotidien.

— Mon… quotidien ?

— Mais oui ! Le QUOTIDIEN DU DIABLE, la petite routine du Démon, la vie de tous les jours de Belzébuth…

— On a saisi l’idée, je crois.

— Alors ?

— Eh bien, le soir, je me lève, je me brosse les dents, puis…

— Mais non !

— Mais je te jure que je me brosse les dents tous les soirs !

— Je ne parle pas de ça, enfin ! Ce que les péquenauds qui nous lisent veulent savoir, c’est sur quelles affaires tu taffes en ce moment, quelles misérables âmes t’as coincées dans tes filets récemment, la petite histoire, quoi !

— Oh, c’est ça que tu veux dire. Alors dans ce cas, j’aime autant te prévenir que… j’ai des dossiers !

— Formidable !

— Mais tu risques pas d’avoir des problèmes juridiques si jamais les gens se reconnaissent ou quoi ? Et le droit à l’anonymat, alors ?

— On s’en cogne, on changera les noms ! Balance, vieux !

— Parfait !

— Justement, pendant qu’on y est… Les témoignages que j’ai récoltés à ton sujet sont assez contradictoires. C’est dingue, mais c'est comme si tous les tocards à qui j’ai parlé avaient eu affaire à quelqu'un d’entièrement différent, jamais la même personne. Enfin je veux dire, le même démon.

— Rien de plus normal.

— Pardon ?

— Eh oui. En tant que Tentateur, je possède le don de métamorphose.

— Va falloir te montrer un peu plus clair, sur ce coup-là.

— C’est très simple : je change d’apparence selon l’âme à qui je m’adresse. Si par exemple, j’avais décidé de m’en prendre à toi…

— Oh là, on se calme !

— Supposons juste. Il est évident que si j’avais dans l’idée de te séduire, je ne me présenterais pas à toi comme j’ai pu le faire avec cet enfoiré de sale menteur de Prophète, la Chanteuse ou encore cet alcoolo irrécupérable de Clown...

— Et quelles roublardes manigances emploierais-tu avec moi, alors ?

— Je te promettrais la gloire, une montagne de gens à haïr et à insulter, et une caisse de bières toujours pleine dans ton coffre, évidemment.

— C’est assez réducteur.

— Navré que tes ambitions soient si modestes.

— Tu as donc le pouvoir de décrypter ce que désire chaque Homme dans le secret de son cœur, c’est ça ?

— Précisément. Et je m’efforce de le lui offrir.

— Oui, en échange de son âme.

— Un marché est un marché.

— Tu me sembles un tantinet cynique, tout d’un coup.

— C’est le métier qui veut ça. Dans mes débuts, j’avais tendance à me montrer trop tendre, et je n’attrapais pas une âme vaillante dans mes filets.

— Il a changé, le Diable.

— Haha, oui, on ne me la fait plus !

— Mais la chose qui m’échappe, c’est pourquoi, alors que tu donnes aux gens exactement ce qu’ils souhaitent, se retrouvent-ils prisonniers de l’enfer ?

— Parce qu’il s’agit de leur enfer personnel.

— Hein ?

— Je vais t’apprendre un truc que j’ai jamais dit à personne. Écoute bien : ce que tu désires, au plus profond de toi, ce que ta volonté veut de toutes ses forces, c’est cela, à la fin, qui signera ta perte.

— Mais… pourquoi ?

— Pour la bonne raison que c’est pour cette chose, et cette chose seulement, que tu es prêt à tout sacrifier, jusqu’à ton âme. Ce de quoi tu veux vivre est aussi ce pour quoi tu es prêt à mourir. Et donc, le désir et la passion qui te rongent et brûlent en toi d’une flamme éternelle, finiront inévitablement par dévorer ton âme. Que ce soit moi qui le fasse, ou toi, tout seul, sans l’aide de personne. Au fond, je ne fais qu’accélérer un peu les choses, et m’amuser un chouïa au passage. Mais je ne suis pas suffisamment narcissique pour m’imaginer que mon rôle est irremplaçable.

— Ça alors ! On tient un scoop !

— Et comment !

— Mais alors… on est tous… condamnés, ou une connerie du même tonneau ?

— Tu peux toujours devenir bouddhiste, si ça te convient pas.

— Sans façon.

— C’est pourtant à peu de choses près le seul type d’âmes qui m’échappe.

— J’ai dit non. Encore un peu de meth ?

— Demande à Jésus s’il veut croire !

— C’est bien ce qui me semblait.

(de nouveau ces étranges bruits de succion)

— Il nous faut un truc à boire !

— Ta parole est d’or, l’ami !

(on entend très distinctement le son de canettes qu’on décapsule, puis les manifestations caractéristiques du soulagement émises par des gosiers rafraîchis, et un rot)

— Ce désert est en train de me buter. J’aurais jamais dû accepter cette mission.

— Plaît-il ?

— Mais oui, cette bande d’empaffés que je suis censé punir…

— Et ils sont tous ici, dans ce désert ?

— Hum hum. Par un foutu hasard, y a eu comme un lâché de timbrés récemment, si bien que je me retrouve à faire la navette toute la nuit entre les uns et les autres, jusqu’à ce que je les ai tous récupérés. C’est pas humain, je te jure…

— Mais comment t’expliques ça, qu’ils se retrouvent tous ici, d’un coup ?

— Aah, ça n’a rien de neuf. Depuis la nuit des temps, le désert a ce don de révéler la vérité des gens, et de les perdre, aussi, de les rendre fous, du fait même de cette vérité révélée, tu comprends ?

— Dois-je me montrer honnête ou est-ce de la pure rhétorique ?

— Merde, tu comprends pas… Ça revient au même que ce que je viens de t’expliquer au sujet de la volonté. La vérité, c’est le truc le plus flippant au monde, mec. Mais le piège, c’est qu’on s’en aperçoit que quand on l’a trouvée.

— Est-ce que c’est moi, ou est-ce que Dieu n’est finalement qu’un enfoiré inadmissiblement tordu ?

— C’est à moi que tu demandes ça ? Seigneur, mais ce mec est le pire manipulateur que j’aie jamais connu, ouais ! Plus fourbe, plus sournois, on fait pas, bordel ! T’as qu’à voir ce qu’il m’a fait à moi ! Une vague crise d’ado un peu hardcore, et voilà, ça y est, t’es déchu et banni à vie et tout le monde te pisse à la gueule et te crache à la raie ?! Sans blague ! Et maintenant faut que je me cogne les trouducs en perdition pour les envoyer en enfer, alors que là-bas on se marche dessus tellement que c’est déjà plein ! Ah, ça ! Ouais, je me la suis prise profond, sur ce coup-là, et je pèse mes mots.

— Prends-toi une bière.

— Ouais.

— Calme-toi, vieux. C’est pas si pire.

— Tu parles.

— Mais non. Tout le monde te craint à mort et les ados t’adulent dans le monde entier ! Merde, t’es la meilleure rock star de tous les temps ! Une putain d’idole !

— Vraiment ?

— Juré craché ! Allez, sèche tes larmes. T’as la classe, mon pote, n’oublie jamais ça !

— Mm. Dis, je pense à quelque chose.

— Ouais ?

— Faut que je te fasse essayer un truc.

— Je suis ton homme.

— Oh, j’en ai jamais douté. Regarde.

— Qu’est-ce que c’est ?

— Du venin de serpent.

— De… de serpent ?

— Ouais, de serpent. C’est une nouvelle drogue. Un truc que j’ai trouvé récemment. D’ici peu, elle aura envahi le monde pire que l’héro dans les années 80. T’as de la chance. En dehors de moi, tu vas être le premier à la goûter.

— C’est les Mécanos qui l’ont mise au point ?

— C’est eux, mais pour le moment c’est secret défense, ils ont pas le droit d’en parler et encore moins de la dealer. Faut qu’elle passe les tests, d’abord. Et le test, c’est toi.

— C’est bizarre, je me sens tout mou.

— Regarde mes yeux.

— T’as pas d’yeux, vieux. Y a que des flammes.

— Oui. Observe comme elles dansent.

— Tu es en train de…

— Oui. C’est ce que je suis en train de faire. Donne-moi ton bras.

— D’accord.

— Aide-moi à soulever ta manche.

— Voilà.

— T’as pas peur des aiguilles ?

— Je ne sais plus, là.

— Ferme les yeux, maintenant.

— T’es vraiment un fils de pute, le Diable.

— Le pire de tous !

— J’ai une dernière question…

— Vas-y, le Journaliste. Le micro enregistre toujours.

— Qui de nous deux a trouvé l’autre ? C’est moi qui t’ai déniché, ou est-ce que c’est toi qui m’as convoqué ?

— Ça ne fait aucune différence. Dans ce désert, tout est à double tranchant. Mais n’aie pas peur. Avec ça, tu connaîtras la gloire, et des tas de gens te haïront et tu leur rendras la pareille.

— Et mon coffre sera toujours plein de bières ?

— Et ton coffre sera toujours plein de bières.

— Fraîches ?

— Fraîches !

— Amen.


C’est donc la soif au ventre mais habité par cette merveilleuse et éternelle flamme journalistique que je m’en allai dénicher Lucifer, ou Le Diable, comme il aime à être désigné, tout au fond de la tanière dans laquelle il repose une fois ses méfaits accomplis.

Rapidement, la glace entre nos deux mondes fut brisée ; je lui proposai de la meth, il me parla des âmes en souffrance qu’il avait en cours, nous conversâmes tels deux larrons en foire légèrement surexcités par un abus de barba papa à la fête foraine. Et c’est finalement un être sensible, et oserais-je dire, “humain”, que mes questions parvinrent à délivrer de la prostration quelque peu hystérique dans laquelle il se terrait au début de la rencontre…

On dira ce qu’on voudra, et votre humble serviteur peut en attester, en ayant personnellement fait les frais comme il ne cesse de s’y astreindre dans son désintéressement purement expérimental, mais Satan est le genre de type qui sait se montrer généreux, et qui, si vous avez la chance de mériter son amitié, ne vous abandonnera jamais en chemin une fois la poignée de main scellée...

© Zoë Hababou 2022 - Tous droits réservés

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Le Journaliste, nouvelle littéraire de Zoë Hababou