Le Poète
J’ai brûlé tout ce que j’avais écrit
Et suis parti vivre sur le toit d’un entrepôt
Rien de tout ça n’était original
Ni les mots
Ni le fait de les brûler
J’ai souri aux étoiles depuis là-haut
Murmurant
C’est ici que tout commence
Celui qui veut être libre doit se défaire de tous les dieux
Et celui qui vit à l’intérieur
Celui dont on est le plus amoureux
C’est celui-là le plus dangereux
Le rêve est revenu cette nuit
C’est les lézards qui l’ont porté
Ils avaient de petites cornes sur les côtés de la tête
Et leur peau était rouge comme s’ils venaient de naître
Du sang
Tu dois regarder
Ils ont dit
Tu dois regarder, ça n’a rien d’un rêve
Il s’agit de toi
De ton passé, de ton futur
Des choses que tu sais sans savoir
Plonge dans le rêve
Ne te débats pas
Il en va de ton avenir et peut-être bien pire
J’ai fait ce qu’ils m’ont dit
Même si ce rêve je le connais déjà si bien
Qu’il me semble le produire moi-même
Chaque nuit, en plein cœur de ma tête
Espérant chaque fois qu’une nouvelle scène
Éclairera les autres
Il y a une Ombre dans les ténèbres
Un savoir qui refuse de se faire connaître
Une révélation qui attend son heure
Une peur qui ne dit pas son nom
Le passé continue à vivre et à sécréter son venin
Il coule vers l’avenir et l’emprisonne
Parfois je me dis que c’est moi qui suis mort
Ce jour-là
Sur cette route
Je me suis fait jeter de là-haut alors que je dérangeais personne. Comment ils ont pu savoir que je squattais là ? Une fille rencontrée sur la plage m’a parlé d’un motel en bordure de la ville. Je voulais m’y rendre à pied alors j’ai pris un acide pour m’accompagner. En chemin un type en décapotable s’est arrêté et a insisté pour que je monte avec lui. J’étais déjà tellement déchiré que j’ai accepté. Je sais plus ce qu’on s’est dit, mais quand il m’a déposé j’avais atteint ce stade où le trip ne supporte plus aucune présence humaine alors j’ai tracé dans les dunes en face du motel pour attendre la redescente. Ça a duré des heures. Au lieu de se calmer, l’acide ne faisait qu’augmenter sa vitesse, chevauchant ma colonne vertébrale pour s’en aller galoper dans mon cerveau. J’ai adoré ça. J’ai adoré qu’il agrippe le rêve en plein jour et s’attaque à lui comme si tout existait sur une même ligne.
Il s’est passé quelque chose dont je pourrai jamais me remettre, parce que ça continue à vivre. Ça continue à vivre, et la mort s’infiltre jour après jour comme de l’eau dans de nouvelles racines.
Tout n’est qu’un éternel recommencement. Un éternel retour.
Une fois de plus, le Philosophe avait raison.
Sans le LSD, rien de tout ça ne serait supportable, et étudier la démonologie relèverait d’une vague curiosité rhétorique sans aucune profondeur.
Le perroquet du motel
Je crois qu’il souffre du syndrome du miroir
Quand le malade imite sans le vouloir celui qui entre dans la chambre
N’importe qui qui entre
Cette nuit il chantait comme un ivrogne
Comme un homme saoul qui longe un couloir pour trouver la porte
De l’oubli
Il chantait comme un être humain chante quand il s’est perdu
Ça m’a fait tellement de peine que j’ai pleuré
Sur l’oreiller
Le perroquet du motel
Chaque jour, chaque nuit
Ce qui lui arrive est de pire en pire
Sa maladie gagne du terrain
Aujourd’hui il imite le rire
Il imite le rire effrayant de la patronne
Ce rire qu’elle imagine jeune et sexy
Affreusement féminin, sans aucune sincérité
Rien que des sons qui dévalent une gorge pour feindre
L’humanité
Le perroquet du motel
Il me fait peur
C’était la nuit
Quand il m’a vu il s’est mis à déblatérer des phrases
De simples mots, en fait, toute une liste
De mots qu’il connaissait
Des mots en espagnol, en anglais
Et d’autres encore dans sa langue à lui
Il a compris ce que j’allais faire
Et son débit s’est ralenti
J’ai vu dans ses yeux qu’il m’implorait
De le faire taire
Et ses cris humains si bien imités
Pour une fois voulaient dire quelque chose
Dans un langage que je pouvais comprendre
Un jour j’attraperai l’Homme
Et je le forcerai à chanter dans l’idiome du Diable
Et lui aussi, bien avant que j’en aie fini avec lui
Il me suppliera de l’achever
J’ai quitté le motel après avoir arraché son âme. Y avait que des fantômes là-bas, j’aurais dû les voir dans les yeux de cette fille. Moi, je ne suis pas encore un fantôme. Et si j’en suis un, c’est un fantôme qui hante le bord des routes, comme cet auto-stoppeur mort depuis longtemps que les gens qui conduisent tard la nuit continuent à voir. J’ai de plus en plus de mal à monter avec d’autres. Chaque fois ils veulent tout savoir de moi et tout me raconter sur eux. C’est jamais la même histoire, mais toujours la même plainte derrière. La même souffrance. Tous autant qu’ils sont, ils attendent que quelqu’un les sauve, que quelqu’un les tire hors de leur vie et les guérisse d’eux-mêmes. Ils se trompent s’ils s’imaginent que cette personne pourrait être moi. Je mens en permanence. Je change de nom et de passé. J’élabore des futurs qui ne se réaliseront jamais. Je prends un accent sorti de je ne sais où pour leur narrer les conneries qu’ils veulent entendre.
Je suis le roi des caméléons/personne n’a le moindre accès à moi.
La moindre brèche vers la vérité.
Quelle vérité ?
Y a que des histoires qu’on se raconte.
Le Serpent est revenu me chercher
Le long de cette route
Chevauche-moi
Il m’a dit
Il n’y a aucune issue et tu le sais
Chevauche-moi
Chevauche le Serpent
Où crois-tu donc aller
Où veux-tu donc t’enfuir
L’âme que j’ai placée en toi
M’appartient
Et tu finiras par me la rendre
Mais avant
Tu dois me chevaucher
Le long de cette route
Toi et moi
Une longue chevauchée
Le rêve est de plus en plus fort, je ne peux plus faire semblant qu’il n’appartient qu’à la nuit. Il contamine mes pensées/j’ai des visions même en plein jour. Mon esprit est à vif et l’acide me le ronge au lieu de le panser.
C’est arrivé. J’ai essayé de prétendre que j’avais mal lu dans les cartes. J’ai fait comme si un enfant de cinq ans ne pouvait pas comprendre ces choses-là. J’ai offert le passé en pâture à l’inconscient mais il lui a redonné vie dans le songe.
Le Serpent a raison. C’est impossible de se fuir soi-même, impossible de désapprendre ce qu’on sait. Inutile de se débattre lorsqu'un abîme a regardé en toi.
J’ai fait comme si c’était un rêve, parce que je dormais au moment où c’est arrivé. Ma mère m’avait dit de refermer les yeux et de me rendormir. Sa voix me chuchotait que ce n’était qu’un cauchemar.
Du sang sur la route, des vautours qui tournent dans le ciel.
Des corps étalés contre le bitume, des yeux révulsés sur le vide.
La mort louvoyait dans l’aube du désert comme un fauve rendu fou par l’odeur des entrailles répandues dans le sable.
Des Indiens. Un accident. C’est comme ça que mon père a appelé ça.
Un malheureux accident.
Quel imbécile. Il n’y a jamais eu d’accident.
Seul existe l’Intentionnel, écartelé entre deux puissances qui s’échauffent.
Le crâne indigène me regarde
Quelque chose danse dans ses orbites
Une lueur
Quelque chose qui brille et
Qui m’appelle
Tu dois quitter ce monde, Poète
Cesser de faire semblant
Écouter les chants du Cactus
Apprendre en compagnie des Anciens
Ce monde n’est pas le tien, Poète
Ces danses qui trépignent
Ce Coyote qui pleure à la Lune
Ces chants qui ne demandent qu’à naître
Écoute bien, Poète
Tout ça n’est plus de ton ressort
Tu as été choisi par lui
Il a marqué ton âme du sceau sacré
Des Esprits des Guerriers
Il t’attend pour commencer le combat
Va dans le Désert, Poète
Va dans le Désert et convoque-le comme
Il t’a convoqué
Prononce son nom
Défie-le
La guerre qui s’annonce résonne déjà des lointains tambours
Il t’attend
Pour commencer le combat
J’ai mangé le peyotl sans réfléchir. C’était immonde mais je l’ai avalé en entier. La femme qui me l’a vendu a dit que je ne devais pas pénétrer sur son territoire sans intention claire. Que son esprit ne comprendrait pas que je me présente à lui sans raison, sans avoir fait le point avec moi-même avant. La mère de cette femme, qui se balançait comme un vieux tas de vêtements chiffonnés au fond de son rocking-chair, un peu plus loin sur le perron, a dit que le Mescalito punissait ceux qui osaient entrer dans son monde sans y être invités. Je crois que c’est ça qu’elle a dit, mais il devait lui manquer trop de dents pour que ce soit vraiment intelligible. J’ai eu envie de lui dire de pas s’inquiéter. Que la convocation, on me l’avait fourguée sans que j’aie rien demandé, alors que j’étais encore qu’un gamin.
Mais ça, ça voulait dire me justifier.
Je justifie plus rien devant personne.
J’ai pas émis d’intention. J’ai pas eu besoin de faire le point sur mes raisons. Une âme est entrée dans mon corps sans aucune permission, quand j’avais à peine cinq ans, putain, alors c’est hors de question qu’on me demande maintenant, à moi, d’expliquer pourquoi je suis là.
J’ai bouffé le peyotl et balancé un coup de pied dans les portes de son royaume. Et j’ai crié dans ma tête : Si tu veux nettoyer ma putain de perception, c’est maintenant, Mescalito !
Un homme me regarde
Cet homme n’est pas indien
Ce n’est pas lui que j’attendais
Qui es-tu ?
Qu’est-ce que tu fais ici ?
L’homme blanc me regarde
Il porte un costume
Qu’a rien à foutre dans un putain de désert
Ses yeux
Ils me font peur
Ses yeux sont habités par une flamme qui n’est pas la sienne
Je me suis rendu maître
De Celui Qui Enseigne, dit l’homme
J’ai appris à ses côtés et désormais
Tout devra passer par moi
Je sais qui tu es
Dans ce cas j’attends tes réponses
Et mes lèvres prononcent seules
Ce mot qui le désigne
Ce mot qui le convoque
Pour le faire enfin sortir de l’Ombre
Sorcier
Il fait venir à moi des visions. C’est son langage, c’est ainsi qu’il s’exprime. Assis en tailleur l’un en face de l’autre, symétriques, les mains posées sur les genoux et le front baissé, les yeux fermés, tout en haut des dunes. Il projette des images dans ma tête/mon esprit se rétracte de terreur devant la force de ce jaillissement/l’impossibilité du royaume qu’il ouvre à moi. Je sens ce petit sourire suffisant qui semble ne jamais le quitter, ce sourire de son esprit qui prend un malin plaisir au spectacle de mon égarement.
Cet homme n’est pas lui-même, je pense avec difficulté tandis que son monde rampe à l’intérieur de moi et lentement, strangule, envahit et dévore le mien.
C’est pour ça que je suis le Sorcier, il rétorque en gloussant, son esprit s’adressant directement au mien. Est-ce que tu es prêt, Poète ?
J’attends que toi, Sorcier.
Alors boucle-la et concentre-toi. Nous avons des choses à nous dire.
Royaume secret en-deçà du visible
Matrice cachée gouvernant la création
Architecture énergétique imperceptible
Tu as maintenant ta place ici, Poète
Tu sais ce que tu es venu y faire
Observe le Désert
Son sable comme le miroir du monde
Son âme étrange qui révèle la vérité des gens
Miroir magique reflétant la réalité nue
Ouvre les yeux
Ouvre ton regard
Chevauche le Serpent
Il t’avale
Le Sorcier continue à produire des images dans mon esprit, aussi brèves que des messages subliminaux. Le temps n’existe pas pour lui, tout est vivant, tout coexiste, il manipule tout, ce passé qui continue à vivre, ces évènements qui continuent à se produire, ce présent qu’il me montre par-delà ma mort et ce futur dont il a la clé, ce temps non-linéaire est pour lui comme un lieu dans lequel évoluer à loisir, faisant jaillir mes souvenirs pour les faire revivre comme s’ils appartenaient au temps présent, catapultant le futur pour le lire comme une histoire déjà écoulée… Il peut se balader en lui, affranchi de toute chronologie. La conscience qu’il me prête pour décrypter le monde est extra-temporelle, satellite flottant au-delà de l’espace-temps.
Je peux voir simultanément chaque élément du continuum que nous nommons passé, présent et futur.
La même scène continue à se produire.
La plaie qu’elle creuse continue à s’ouvrir.
L’âme qu’il a placée en toi
En échange de la tienne
Souviens-toi
Il y avait du sang sur la route
Tu as ouvert les yeux
Elle est entrée
Cette âme ne t’appartient pas
L’âme qu’il a placée en toi
Ses chants, ses danses
Leur démence
Tu vas devoir la rendre, Poète
Ce sang indien n’est pas le tien
Le pouvoir qu’il te prête n’est que
Temporaire
Les enfants eux aussi
Ces enfants fous sur lesquels
Tu écris
Les enfants eux aussi
Parfois pactisent avec lui
J’ai tout vu. Il ne m’a rien épargné. La gloire, l’adulation. L’alcool, l’impuissance. La solitude. La trahison. Ma vie entière, ma vie si courte. Ma vie si belle. Jouir d’un pouvoir aussi grand ne pouvait pas se faire gratuitement. A l’aube du commencement, il était revenu me prévenir de ce que l’échange impliquait. Il était venu me rappeler ma promesse.
Tout le monde devra croire à une mort naturelle, il a dit. Il faudra être intelligent. Quand l’heure aura sonné, il te fera signe et tu devras lui obéir.
Ça me va très bien. J’ai aucun désir de m’opposer à lui.
C’est un choix que peu de gens comprendraient, Poète.
Je ne suis pas les gens.
Tu ne faibliras pas au dernier moment ?
Crois bien que ce jour-là, la seule chose que je voudrais au monde, ce sera ça.
Tu as beaucoup de courage.
C’est parce que c’est celui du guerrier mort pour moi.
Il t’attendra de l’autre côté du fleuve.
Dis-lui de ne pas se donner cette peine.
Comment ça ?
Ils viendront m’accueillir. Ils seront nombreux.
Et ensuite ?
Ils m’emmèneront dans le lieu qui leur appartient, celui qu’ils réservent aux personnes comme moi.
Il n’y en a pas eu beaucoup.
Alors j’y serai le roi.
Le Roi Lézard ?
Je me suis contenté de le regarder, et il a eu ce petit sourire qui semblait dire que quoi qu’il advienne, ce serait toujours lui le vainqueur. Quand il s’est levé pour s’en aller, je lui ai posé une dernière question :
Pourquoi n’est-il pas venu en personne ?
Il a haussé les épaules, grimaçant d’un air ambigu.
Il dispose de différents moyens pour transmettre ses messages.
Et il est parti.
Quelque temps après, je l’ai imité, et cette fois-ci j’ai fait du stop pour rentrer à L.A.
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