Le Prophète

 

Jusqu’où dois-je pousser ma Volonté ? Jusqu’où, pour faire partie des Véridiques ?


Il a quitté les dernières terres habitées, et marche à présent droit devant lui. Il avance vers l’horizon, enflammé par l’importance de sa décision. Abandonner le réconfort de ce qu’il connaît ne représente pour lui aucun sacrifice. Les autres ne peuvent pas comprendre. Les autres ne comprendront jamais qu’un Homme comme lui doive accomplir ce qu’il va accomplir. Ils ne savent pas qu’il est le seul à pouvoir, et à devoir le faire. Qui d’autre que lui oserait ainsi s’élever pour confronter la Vérité ?

S’il peut le faire, alors il doit le faire.

Il ne l’a dit à personne, mais ces lieux et le silence qui les gouverne sont pour lui un refuge. Ici, personne ne compte sur lui, personne ne vient le solliciter. Personne n’attend rien de lui.

En dehors de lui-même.

Il sourit aux aigles qui traversent le ciel, et rit des chèvres qui croisent sa route, et de leurs cris si enfantins. Il se délecte de tout cet espace, de tout ce vide qui s’étend face à lui. De tout ce temps, de toute cette solitude dont il dispose. Un léger vent chaud balaye le sable et s’enroule autour de ses chevilles. D’étranges monticules de pierres reposent sur le sol, muets témoins de sa marche. La lumière est si belle ici, si puissante. Qu’y a t-il à redouter ?

Les gens lui ont dit qu’il était fou de s’aventurer si loin. Qu’il n’y avait rien, si ce n’est peut-être sa propre fin, qui l’attendait au bout de ce chemin.

Que cherchait-il ? Qu'espérait-il trouver ou prouver, exactement ?

Je sais que Tu es là. Je Te sens, tout autour de moi… 

Il étend les bras, hume profondément l’air, et tourne sur lui-même en fermant les yeux, chavirant d’extase. Son bonheur semble plus profond quand personne ne le regarde. Quelques cactus et des arbustes aux longues épines jalonnent sa route. Leur couleur est argentée. Ils ont l’air mort, se dit-il en s’approchant d’eux pour vérifier. Non, ils ne sont pas morts. Leur existence est simplement épurée à l’extrême, aride, austère. 

Tout comme moi.

Il se dit qu’il pourrait marcher ainsi tout le reste de sa vie, jusqu’au bout du monde, hypnotisé par l’horizon, et que ça lui suffirait.

Pourquoi est-ce qu’ils Te cherchent, alors que Tu es partout ? Ils ne comprennent pas. Je ne cherche rien, je suis là.

Ces paroles sonnent à ses oreilles comme un mensonge.

Je ne cherche rien. Je suis là, il répète, comme pour vérifier un pressentiment. Et il lui semble qu’une voix au loin chuchote : Vraiment ?

Il fait comme s’il n’avait rien remarqué, mais, tout au fond de lui, il sait que la première brèche vient d’être ouverte.


Combien de temps ?

Cet horizon contemplé depuis de trop nombreux jours est la seule chose que ses yeux voient aujourd’hui. Le soleil qui frappe et sa gorge écorchée, les seules choses qu’il ressent.

Il ignore à quel moment c’est arrivé, mais cette vision inchangée, cette vision qui recule à chaque pas qu’il fait comme pour le narguer a éveillé en lui un désir lancinant, torturé. Il le sent au creux de son ventre.

Cet appel.

Mais il ne saurait dire si celui-ci provient de l’horizon lui-même, ou bien de ses entrailles, à lui.

Il sait que ça n’a aucun sens, mais une partie de lui rêve d’atteindre cet ailleurs, ce point où le sable se confond avec le ciel. Quelque chose l’attire, loin là-bas, vers ce lieu qui n’est pas physique, vers cet endroit qui n’est pas un endroit mais une position philosophique où un Homme n’est plus un Homme, où le temps n’existe plus, et où le désir fusionne à l’être.

Plus il marche, et plus le désert gagne en force et en clarté.

Plus il s’enfonce en lui, et plus il l’appelle.

Est-ce que c’est ça qu’ils voulaient dire ? Est-ce que croire en Toi ne sera jamais qu’une marche sans fin vers un lieu qui m’appelle et se dérobe quand je suis près de l’atteindre ?

Est-ce donc le seul Amour que Tu aies à m’offrir ?

Les vagues du doute, d’un doute immense, démesuré, d’un doute capable de jeter à terre tout ce qu’il est, commencent à se former à l’horizon, et à s’approcher. Il les voit enfler, prendre de l’ampleur. S’il n’est pas prêt au moment où elles l’atteignent, il sait qu’il ne restera plus rien de lui.

Et il entend le rire du Diable résonner au loin.


Je suivrai mon abîme, quoi qu’il m’en coûte. J’ai parcouru un trop long chemin pour reculer. M’abandonner définitivement à ta Volonté est le seul moyen de comprendre ce qui vit en moi. Je veux voir ton Vrai Visage.

Disant ça, il se demande, qui, de son Père ou lui, met l’autre à l’épreuve.

Son cœur devient dur et un sourire cruel apparaît sur ses lèvres desséchées.

On y est, chantonne le Diable dans son coin. Approoooooche…


Il n’avance plus que difficilement, à présent, ses pas comme la danse d’un ivrogne fuyant sa propre ombre. La fièvre qui le possède fait sortir des mots de sa bouche, en continu, des mots qui n’ont plus aucun sens.

Des mots que seul lui peut comprendre.

Ces aigles qu’il a admirés le lorgnent d’un œil attentif et calme.

Le silence du désert lui apparaît désormais comme un affront personnel. 

Quand sortiras-Tu enfin de ton silence ? hurle-t-il en direction du ciel. Combien de temps dois-je encore souffrir ?

Il s’écroule à terre et ses mains s’agrippent au sable.

Combien de temps… avant de rencontrer… ton Vrai Visage…

Il se met à pleurer, mais son corps et son âme sont si secs qu’aucune larme ne vient mouiller sa peau.

N’as-Tu donc aucune pitié pour moi ?

Et la dernière partie consciente de lui-même se demande qui, de lui ou de Dieu, il est en train de mettre à l’épreuve.


Tu exiges l’amour d’un être qui n’a que faire de ta souffrance.

Assis sur le sable face à lui, le Diable se cure une griffe pensivement, sans le regarder.

Tu n’es qu’un sale gamin capricieux et imbu de sa triste petite personne.

Un rire malsain, comme écœuré, sort de lui, contraignant le Prophète à se recroqueviller.

Tu étales ton “sacrifice” comme si le monde entier devait tomber à tes pieds d’adoration. Qui t’a demandé de sacrifier quoi que ce soit ? Qui t’a demandé d’éprouver ta foi ?

Le Prophète baisse les yeux sans rien trouver à dire.

Crois-moi, tu Le sous-estimes, si tu penses que la quête schizoïde dans laquelle tu t’es embarqué a la moindre chance de L’intéresser, ou simplement, de L’attendrir.

Les yeux du Diable s’embrasent soudain quand il déclame :

Les seuls êtres qu’Il se donne la peine de châtier sont ceux qui osent s’élever à sa hauteur. Toi, tout ce que tu fais, c’est ramper dans ta propre contrition. À part ton misérable ego, ce jeu n’intéresse personne ici.

Alors pourquoi es-tu là ?

Moi ? Je ne fais que récupérer ce qui m’est dû.

Mon âme ne t’appartiendra jamais ! Tu sais à qui elle appartient.

Moi oui, je le sais. Mais toi, tu as l’air d’en douter, pas vrai ?

Et il abandonne le Prophète en tirant la nuit derrière lui.


Tu n’existes pas. Tu n’es rien de plus… que la forme de mes pensées.

J’en connais Un Autre, qui est dans le même cas.

Je t’interdis de parler de Lui comme ça !

Tiens-donc ! Et pourrais-tu m’expliquer la différence, la différence FONDAMENTALE, qui existe, entre Lui, ET MOI ?

Il habite mon cœur. Alors que toi, tu ne fais que t’incruster dans mon esprit en profitant de ma faiblesse…

Et tu ne t’es jamais dit que la croyance irrationnelle que ta foi t’impose la rend nécessairement caduque ?

Son Amour exige de croire. Ainsi en va t-il du pouvoir de la Volonté.

Mais qu’est-ce que la Volonté, sinon un glorieux aveuglement ?

La Volonté est l’essence de l’Homme.

La Volonté, mon ami, n’est qu’une des formes que j’aime à emprunter…


Il ne te reste plus beaucoup de temps à vivre, Prophète…

Le Diable pose sa main sur le front du mourant puis la porte à sa bouche pour en lécher la sueur salée qui la recouvre.

Tu sais ce que tu dois faire. Un mot de toi, un seul mot, et tu es libre.

Le Prophète fournit un dernier effort pour redresser sa main et présenter au Diable le doigt d’honneur le plus rageur que celui-ci ait jamais vu. Et il rie, le visage contre le sable, les grains faisant crisser ses dents.

J’ai un petit jeu pour toi, il grince d’une voix enrouée.

Tu me fais pitié.

Tu veux jouer, ou pas ?

Allons-y.

Je te parie que je peux croire malgré le doute. Tu veux vérifier ?

Le Diable pose alors les doigts contre le cœur du Prophète pour le sonder. Ses yeux se plissent et soudain, un immense dégoût assaille les traits de son visage. Il retire ses doigts comme s’ils venaient d’être brûlés.

Ta bêtise surpasse de loin tout ce que j’ai pu rencontrer en ce bas monde.

Il se lève et époussette son manteau noir.

Tu peux garder ton âme. Je ne compte pas souiller l’Enfer avec quelque chose d’aussi décadent que toi.

Il commence à s’éloigner quand soudain il se retourne pour rugir d’une voix étrangement brisée, son long corps tordu en deux par la force de ses cris :

Va, aime-Le, ADORE-LE MÊME ! Mets-toi à genoux devant Lui et sacrifie-Lui tout ce qui fait de toi un Homme !

Piqué par le sourire narquois du Prophète qui l’observe, il se redresse pour tenter de reprendre contenance.

L’armée qu’Il est en train de former, avec toi à sa tête, ne risque pas de me faire ombrage, étant donné les misérables vers rampants qui la constituent…

Le Prophète continue à le regarder sans rien dire, mais la lueur d’amusement, de mépris, qui incendie son œil, rend le Diable fou de rage, si bien qu’il revient sur ses pas pour l’attraper par les cheveux et lui chuchoter avec la hargne d’un autre monde, comme s’il scellait un mauvais sort :

C’est Dieu qui sera ta ruine. C’est Lui qui te mènera à ta mort, et à ta damnation. Tu verras.

Et il disparaît comme s’il n’avait jamais existé.


Les vagues du doute continuent à le narguer, au loin, mais il comprend qu’il a franchi un nouveau cap, qui lui permet de rester debout, de les regarder en face, et de continuer à marcher. Son palais est aussi sec et râpeux que l’écorce des rares épineux qui osent encore pousser ici. Son esprit s’est retranché dans une zone souterraine, inaccessible, si bien que seul le silence l’accompagne désormais.

D’une certaine manière, ce silence le rapproche de son Père.

Il trouve un rocher qu’il gravit avec peine pour s’asseoir en son sommet et reste ainsi, à observer son royaume. Le canyon en bas de lui renferme quelque chose de puissant et de très mystérieux.

Il porte son regard de rapace tout autour de lui, contemplant amoureusement ce paysage aride qui recèle une vie dépouillée d’artifices. Ici, tout est tourné vers l’essentiel. Les cactus savent retenir la moindre goutte d’eau quand elle se pose par hasard sur leur peau. La rivière souterraine économise ses forces pour continuer à s’écouler dans le secret des grottes. Tout repose sur un fragile équilibre que rien ne vient briser.

Il ferme les yeux et sa transe de mourant le fait entrer en résonance avec ce lieu, qui n’est rien de plus que le reflet de son paysage intérieur. Son être et l’espace-temps vibrent maintenant sur la même longueur d’onde.

Cette volonté implacable de persévérer dans l’existence au sein d’une telle désolation, c’est cela qu’il est, lui, le Fils de l’Homme. C’est lui qu’il est en train de contempler. C’est sa foi qui se reflète dans ces arbres tordus, dans ces cactus aussi secs que des vieilles chrysalides abandonnées, dans ce misérable cours d’eau qui tire sa source des profondeurs du Temps.

C’est moi…

Ce constat l’enveloppe d’un silence amer et digne.

Il n'éprouve plus la moindre pitié pour ce qu’il est, ne s’en trouve ni fier ni affligé. Il se voit juste tel qu’il est.

C’est ainsi qu’il épouse le regard de son Père.


Père, j’ai atteint le terme du voyage.

Après avoir longtemps couru, avide de sensations toujours plus fortes. 

Après avoir longtemps volé, ivre du sentiment de ma propre exaltation. 

Une partie de moi est morte ici, mais celle qui reste vivra à jamais !

Je suis parvenu au bout de moi-même. Est-ce Toi qui m’as guidé ici ?


Maintenant, il fait face à la sécheresse de son âme éprouvée et à l’aridité de son cœur assoiffé. Mais tous deux témoignent d’une volonté de vivre qui n’est discernable que pour un œil habitué à embrasser ce qui ne se voit pas. Ces lieux qui semblent déjà morts, ou condamnés à disparaître. Cet endroit où la vie se retranche, mystérieuse, muette, mais pour autant intimement reliée à l’essence de l’Univers.

Cette terre qu’on croirait oubliée de Dieu, c’est sa vie, et il y a quelque chose de très beau et d’intime dans cette sorte d’existence stérile, ramassée sur elle-même et jalouse de ses secrets. 

Une sorte de noblesse dépourvue d’attente, désintéressée. Une foi qui ne demande aucune récompense. Un monde qui se contente d’être ce qu’il est, tel un astre qui brille sans personne pour le voir. Une planète oubliée qui continue sa course solitaire dans les étoiles.

Ce monde perdu est plus libre que tout autre monde, parce que personne ne sait qu’il existe.

Et il se demande, qui, de Dieu ou de lui, voulait rencontrer l’autre, et de qui il a finalement touché… le Vrai Visage.

© Zoë Hababou 2022 - Tous droits réservés

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Le Prophète, nouvelle littéraire de Zoë Hababou