Les Jumeaux
La nuit était tombée depuis longtemps quand il décida de s’arrêter. Il déposa son sac sur le sable et se tint debout sans bouger, envisageant d’aller chercher du bois pour préparer du feu. Le ciel était suffisamment clair pour qu’il trouve des branchages facilement. Pourtant, quelque chose le retenait.
Il eut soudain la sensation d’une présence au-dessus de lui. Levant les yeux, il se fit la réflexion que les étoiles brillaient différemment ce soir-là, plus fort que d’habitude. En tant que vagabond du désert, sa vie nomade avait fait de lui quelqu’un pour qui les astres n’avaient pas de secret.
Quelque chose avait changé, là-haut.
Oubliant le bois et le feu, il s’allongea sur le sable avec son vieux poncho comme couverture et ses bras repliés en guise d’oreiller, sur le dos, et se mit à observer le ciel.
Une transe légère le prit en sa possession.
Il regarda le ciel comme jamais il n’avait osé le regarder depuis que c’était arrivé.
Alors, les étoiles commencèrent à lui parler. Elles lui racontèrent l’histoire de ces deux êtres qui ne parvenaient pas à trouver leur place dans l’univers, et qui brûlaient de quitter la Terre pour se transformer en astres. Les étoiles lui dirent qu’un soir, poussés par la peine, ces êtres jumeaux décidèrent de s’accoupler pour mettre au monde un feu ; un feu sacré qui les guiderait, les réchaufferait, leur apporterait sa lumière, et qui, l’espéraient-ils, donnerait un sens à leur existence.
Le feu fut mis au monde. Mais les choses ne se déroulèrent pas comme ils l’avaient prévu.
Il se trouva que leur création, qu’ils chérissaient comme des parents leur enfant capricieux, souffrait d’une voracité insatiable, qu’ils se devaient sans cesse d’alimenter, au risque de la voir mourir et d’être à nouveau plongés dans les ténèbres. Rapidement, ce feu qu’ils ne pouvaient se permettre de quitter des yeux fit d’eux ses esclaves, les éblouissant tellement fort qu’ils ne pouvaient désormais voir rien d’autre que lui.
Au bout de quelques années, la souffrance revint dans le cœur des Jumeaux, parce qu’ils étaient aveuglés. Ils sentaient les astres au-dessus d’eux, qui les regardaient s’escrimer sans fin, mais ils ne pouvaient pas les voir. Ils savaient qu’on les appelait, quelque part au-delà, mais les grondements de leur feu couvraient si bien la voix du ciel qu’ils croyaient sincèrement répondre à cet appel en apportant encore du bois pour lui.
Et plus ils jetaient de branches dans le feu, plus les flammes s’élevaient vers le haut, et plus le feu grondait, et plus les Jumeaux s’emprisonnaient dans leur cécité.
Parfois, pourtant, quand ils s’éloignaient pour chercher de nouveaux branchages à brûler, après avoir ratissé tout le bois mort qui se trouvait à proximité, les étoiles tentaient de leur parler en scintillant plus fort, avec cette muette insistance qui les caractérise, cette injonction sourde qui pousse les Hommes à lever les yeux vers elles. Et elles y parvenaient presque. Loin du feu, loin de sa lumière furieuse et du bruit de son repas, l’ensorcellement perdait de sa force. Les deux êtres retrouvaient leurs sens, ils cessaient d’être hypnotisés et recouvraient en partie la vue.
L’un d’eux, en particulier, était plus sensible que l’autre à l’appel des étoiles. Son intuition lui chuchotait que quelque chose se jouait, là-haut, quelque chose qui méritait qu’on cesse un instant de s’agiter pour prêter attention au murmure du silence.
Mais quand il portait son regard vers le ciel, l’autre lui rappelait qu’ils avaient une tâche à accomplir.
Le premier tentait d’expliquer qu’il avait entendu quelque chose, que le feu pouvait bien attendre un peu, qu’il n’y avait pas que lui sur Terre. Mais l’autre ne voulait rien savoir. Il disait que si le feu venait à mourir, ils se retrouveraient à nouveau perdus dans le noir, sans guide, sans but, sans vie. Il avait très peur. Et celui qui avait entendu l’appel l’aimait tellement qu’il détournait ses yeux du ciel et se remettait à l’ouvrage en redoublant d’effort, emportant vers leur maître des tonnes de bois qui lui lacéraient le dos, oubliant la douce illusion qui lui avait fait croire qu’il existait autre chose de sacré que le feu.
Alors, fourbus, vidés, les yeux aveugles et la peau brûlée par leur démon, les Jumeaux commencèrent à se consumer avec lui. Le feu était devenu plus grand qu’eux, il les encerclait. Où qu’ils portent leur regard, le feu était là, hurlant, exigeant d’être nourri. Mais il n’y avait plus assez de bois sur la Terre entière pour alimenter un tel feu.
Et même s’il y en avait eu, les deux êtres acculés ne pouvaient plus l’atteindre, car ils s’étaient emprisonnés eux-mêmes.
Que pouvaient-ils offrir d’autre à leur maître, sinon eux-mêmes en sacrifice ? Leurs âmes étaient maintenant si sèches qu’elles feraient à coup sûr un très bon combustible. Cela faisait longtemps qu’ils avaient compris que les choses termineraient ainsi. Ils s’y étaient préparés. Chaque fois qu’ils jetaient une branche dans les flammes, ils se visualisaient eux-mêmes en train de brûler, et y trouvaient un certain réconfort. Ils avaient fini par se convaincre que c’était la seule issue, et que c’était même quelque chose de hautement désirable, comme un accomplissement, comme l’ultime offrande à un dieu cruel qu’on craint et qu’on chérit, qu’on déteste tout en continuant à l’honorer, qu’on redoute et qu’on admire à la fois.
Ce feu était le commencement et la fin de leur existence. Ils avaient vécu pour lui et à travers lui. Ils n’avaient vu le monde qu’au travers de ses flammes. Quand ils portaient leur regard ailleurs, elles étaient encore imprimées sur leurs rétines. Il n’y avait guère que quand ils se regardaient l’un l’autre qu’ils contemplaient le vrai monde.
Et leurs yeux étaient deux étoiles mourantes.
Un jour, celui qui avait peur avait proposé à l’autre de s’immoler volontairement, avant d’être acculé à le faire. Connaissant le désir de son frère de rejoindre les étoiles, il lui avait dit qu’ils se transformeraient en astres à leur tour, loin du feu, loin de la lutte, loin de tout. Mais l’autre avait préféré attendre encore, ignorant sa requête implorante, car il voulait croire au fond de lui qu’une autre voie était possible.
Il n’y en avait pas, et maintenant le feu était partout, tout autour d’eux.
Il avait déjà dévoré tout leur univers.
Celui qui croyait aux étoiles regardait vers le ciel en appelant à l’aide, cherchant de ses yeux aveugles la lumière qu’il avait cru y discerner un jour. Alors, profitant de son égarement, celui qui avait peur, et qui était aussi le plus courageux, se jeta dans les flammes. Sans hésitation, sans un regard en arrière, comme s’il s’avançait dans la mer. Cela faisait longtemps déjà qu’il s’était transformé en flamme.
À force de contempler le feu, le feu était entré en lui.
Il savait qu’il lui appartenait. Son frère, lui, appartenait aux étoiles. Il l’avait déjà condamné trop longtemps. En se sacrifiant, il allait les libérer tous les deux.
Il était trop tard quand l’autre s’aperçut de ce qu’il avait fait. Il avait déjà disparu. Il se jeta à son tour dans les flammes, mais tout ce qu’il parvint à récupérer était déjà mort. Le corps de son âme sœur se délitait en cendres entre ses bras. Il n’y avait plus rien à faire, plus rien à sauver. Son visage s’envolait déjà avec le vent, son regard qu’il aimait tant n’était plus que deux orbites creuses. Et même ses os finirent par s’éparpiller dans ses mains.
Il n’avait plus rien sur quoi pleurer. Et son frère ne lui avait même pas dit au revoir.
Alors, fou de douleur, il se mit à étouffer le feu, à le piétiner, à lui jeter des poignées de sable, à se rouler dedans. Mais rien n’y fit.
Ce feu qu’ils avaient si bien nourri, qu’ils avaient regardé grandir avec émotion, sans jamais songer à le maîtriser.
Ce feu autour duquel ils avaient dansé et fait l’amour, qui les avait observés grandir eux aussi, qui les avait réchauffés, bercés, éclairés.
Ce feu qui avait été leur seule étoile et leur seul horizon.
Ce feu qui les avait trompés, asservis, qui avait aveuglé leurs yeux et brûlé leur âme.
Ce feu qui les avait dévorés vivants.
L’être désormais tout seul ne pouvait rien contre ce feu-là, et pour cause ; c’était par sa faute qu’il était si fort. Il était bien plus grand que lui. Bien plus grand que ce que lui et son jumeau avaient été.
Du fin fond de sa peine, il refusa pourtant de s’offrir à son tour en pâture à cette atrocité qu’ils avaient créée. Il traversa le feu sans rien ressentir. Le feu ne pouvait rien contre lui, car il ne croyait plus en lui.
Et, si personne ne croit en son existence, alors le feu cesse d’exister.
Il ne savait pas où il allait. Sans son jumeau, et sans le feu, il ne savait pas ce qu’il était, ni ce qu’il devait faire. Les étoiles étaient là, prêtes à le guider, mais il ne voulait plus rien avoir à faire avec elles. Jusqu’à ce jour, il ne les avait plus jamais regardées.
Il ne savait pas où il allait, ni même ce qu’il était, mais il continua à marcher. Sans le feu, sans son jumeau, sans les étoiles, quelque chose pourtant guidait encore ses pas.
C’était son cœur. Son cœur lui disait d’avancer. Il lui disait qu’il fallait qu’il marche, qu’il fallait qu’il marche jusqu’à ce qu’il comprenne son histoire, jusqu’à ce qu’il puisse voir les années qui venaient de s’écouler comme une histoire.
Son histoire.
Il marcha. Il continua à marcher. Malgré le vide que la perte de son jumeau avait laissé, malgré la haine pour le feu qu’il avait cru son ami, malgré ces étoiles qui n’avaient rien fait pour les sauver.
Seul, il devint le Vagabond.
Et maintenant, il était là, et il contemplait le ciel.
Et les étoiles lui racontaient son histoire.
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