Carnet de Route #14 : Un Mois et Quinze Jours

Un roman écrit sur la route

Le vieux carnet de voyage de Zoë Hababou.

Un soir à Vegas, l’Anglais m’a entendue chanter les Pink Floyd en revenant de la douche (le solo de guitare de The Wall, que j’adore reproduire note pour note rien qu’avec ma voix), et il m’a demandé si je connaissais Shine On You Crazy Diamond.

Aussi fou que ça puisse paraître, vu comment j’adore ce groupe, je l’avais jamais entendue, alors il me l’a mise sur son PC avant d’aller se doucher à son tour.

Je l’ai écoutée allongée sur mon lit et quand il est revenu j’étais en train d’écrire.

A ce moment même je savais que ce que je rédigeais allait changer la face de Borderline.



Extrait de Borderline

Le soir même du jour où mon cerveau s'est remis à fonctionner, j'ai été chercher la caisse et j'ai pris la route sans savoir ce que je faisais. D'ailleurs j'aime autant vous prévenir qu'à partir de maintenant faudra pas chercher à comprendre ce que je raconte ou tenter de trouver une cohérence à ce que j'ai branlé après ça. Suivez le truc, comme je l'ai fait, c'est tout ce qu'on vous demande.

En fait ça m'étonne que j'ai pu me barrer comme ça, sans dire au revoir. Je crois pas que c'était ce que l'hôpital avait prévu, sans compter qu’y avait sans doute des trucs juridiques à régler et tout, m'enfin on peut le faire, on peut se casser comme ça, même si y a sans doute peu de gens qu’osent le faire tout simplement.

Tout le long du chemin jusqu'à la voiture, j'ai eu comme des flashs des moments que j'avais passés à l'H.P, des trucs, des paroles qui reviennent et s'évanouissent de nouveau, qui s'échappent quand on veut des précisions, et qui se blottissent dans l'inconscient pour mieux rejaillir en temps voulu.

J'ai laissé filer. De toute manière j'étais fracassé en mille morceaux, décomposé, l'esprit comme un puzzle où y manque des pièces, et vous connaissez le principe du puzzle : tu mets d'abord les coins, les bords, et petit à petit tu te rapproches du centre, t'as un bout à moitié fait qui traîne au milieu et que pour le moment tu sais pas où mettre, et y a qu'à la fin que tu découvres l'image, si t'as pas pété un câble et tout envoyé valser.

Quand j'ai grimpé dans la bagnole, Tyler s'est installée à l'avant, a envoyé valdinguer ses grolles comme elle faisait tout le temps et a posé ses pieds nus sur le tableau de bord. Et elle a commencé à tourner son visage vers moi. Je m'apprêtais à voir ce sourire si particulier qu'elle avait quand elle savait qu'on allait faire de la route. Elle adorait faire de la route, c'était toujours elle qui gérait l'autoradio, elle savait exactement quoi mettre au bon moment pour que musique et paysage s'accordent et intensifient mutuellement leurs effets.

Elle allait se tourner vers moi. Elle allait me faire ce sourire.

Mais elle a disparu d'un coup, le siège était vide, comme si elle avait jamais existé.

Je me suis pris une suée instantanée, le cœur à balle, le dos trempé, le souffle coupé.

J'ai pensé : Au secours.

Tous ses trucs traînaient partout encore, un short en jean, des lunettes de soleil, le CD des Pink Floyd où elle préparait toujours nos traces. Son aura imprégnait toute la caisse.

Alors j'ai fermé les yeux en faisant comme si j'allais pas devenir fou, et j'ai démarré comme un bourrin, parce que je savais que la seule chose à faire était de regarder droit devant moi, de me concentrer sur la route comme un acharné, de serrer le volant jusqu'à ce que j'en aie mal aux épaules, et surtout, surtout, éviter à tout prix d'appuyer sur le bouton de l’autoradio, au risque de faire jaillir la dernière musique qu'elle avait mise, et bordel je savais trop bien laquelle c'était.

J'ai roulé toute la nuit, ça m'a fait du bien, parce que je me suis retrouvé proche d’un état qui m’était devenu familier. Une semi-conscience telle que celle que doivent connaître les mollusques, une réconfortante annihilation de la pensée, sans troubles ni soubresauts, un coma blanc et salvateur. Je me rappelle le défilé hypnotique des lumières, le noir de la route avalée si vite, l'engourdissement.

Le soleil m'a réveillé. Je me rapprochais de l'Ouest, le paysage avait changé. J'étais si heureux que j'ai failli réveiller Tyler qui dormait sur le siège à côté.

Je me suis arrêté à une station-service. J'ai commandé un café, mais mes mains tremblaient tellement que j'ai pas été foutu de le boire. La serveuse m'a demandé si ça allait alors j'ai éclaté en sanglots et je suis reparti vers la caisse juste avant de m'évanouir.

J'ai recommencé à rouler. L'air devenait plus chaud à mesure que j'approchais du désert. Et soudain j'ai réalisé à quel endroit j'étais en train d'aller. C'est là que j'ai vraiment commencé à flipper. J'étais tétanisé de peur et d'appréhension, et alors la haine s'est mise à monter. D'un coup j'ai enfoncé la pédale et la bagnole a bondi en avant en grognant comme une monstrueuse bestiole affamée.

Je me suis dit que j'étais complètement planté de vouloir retourner là-bas, et les restes de mon esprit disloqué se sont recroquevillés sur eux-mêmes à cette idée terrifiante. Et quelqu'un au fond de mon âme s'est affaissé contre le mur en gémissant, a entouré ses jambes avec ses bras, et s'est mis à se balancer d'avant en arrière comme un psychotique, en secouant la tête. Jamais, jamais plus il ne faudrait retourner là-bas.

Mais il y en avait un autre qui criait, qui hurlait qu'il voulait se projeter au plus profond de la souffrance, que le seul endroit où aller c'était précisément là-bas, que c'était la dernière chose qu'il restait à faire, la seule chose qui ait encore un sens. Il serrait les dents tellement fort que de la mousse commençait à apparaître au coin de ses lèvres, et son hurlement s'est mué en un rire fanatique, démentiel. Et c'est celui-là qu’enfonçait l'accélérateur, pour qu'on en finisse.

Et au loin, une voix, comme un simple frémissement, proche d'une impression sans origine définie, une voix disait qu'elle serait là-bas.

C'est alors qu'un pneu a crevé. Je roulais si vite que la caisse a fait une embardée de fou et s'est mise à tourner, putain, j'avais jamais vu ça de ma vie. Et quand ça s'est arrêté j'étais tellement loin de la route que j'ai eu du mal à le croire. Mais c'était une région assez plate, et j'étais toujours vivant, apparemment. Ça a au moins eu le mérite de me calmer. J'ai allumé une clope en tremblant de partout et passé une main dans mes cheveux trempés de sueur.

Je me suis senti frustré dans mon délire, mais j'avais surtout pitié de moi. J'étais en train d'agir comme si ma vie avait encore un sens. Comme s'il y avait encore quoi que ce soit à sauver. Quelque chose qui mérite qu'on se mette dans un état pareil. À vrai dire, le seul truc encore sensé à faire était de s'asseoir par terre contre la bagnole et de se laisser crever, dévoré par les vautours. Je méritais pas mieux. Mon orgueil m'a donné envie de me foutre une balle dans la tête. Et j'étais tellement minable que j'avais même pas de flingue.

Il faisait chaud. Et y avait pas un seul putain d'arbre dans ce désert de merde. J'ai ouvert deux portières et je me suis allongé dans l'ombre. J'ai sombré dans un sommeil sans rêves.

J'ignore combien de temps j'ai pioncé, mais quand j'ai ouvert les yeux il faisait nuit. Le ciel était rempli d'étoiles. J'ai entendu des pas, et avant que j’aie pu me redresser, son visage est apparu au-dessus du mien. Je savais que c'était elle, mais je ne pouvais pas distinguer ses traits. Ses longs cheveux ont frôlé mon front. Elle a dit :

— Faut qu'on se magne le cul de changer cette putain de roue si on veut arriver avant demain soir.

J'ai demandé en me levant :

— Quelle heure il est ?

Elle a tendu une main devant elle, paume en l'air, et m'a dit :

— L'orage arrive. Ça va pas tarder à flotter.

Et elle a ouvert le coffre et entrepris de sortir la roue de secours.

— Impossible que ça flotte. Le ciel est gavé d'étoiles.

— J'espère qu'on a pas oublié de prendre le cric.

J'ai changé la roue et on est montés dans la caisse. Et au moment où on rejoignait la route, une goutte s'est écrasée sur le pare-brise. Tyler m'a lancé un regard satisfait et a commencé à trifouiller les CD. Elle a mis les Doors, je vous laisse deviner laquelle.

Je crevais d'envie de la toucher, mais j'étais paralysé par l'idée qu'elle s'évanouisse de nouveau, qu'elle m'abandonne comme la dernière fois, et j'osais même pas lui parler. Je jouissais juste de sa présence. C'était ça qui me manquait le plus finalement. Une partie de moi savait qu'elle était pas vraiment là. Mais ce n'était qu’une vague idée qui stagnait à la périphérie de ma conscience. L’impression floue qu'un truc n'était pas à sa place. Mais j'étais si heureux de pouvoir juste la contempler que j'ai eu aucun mal à l'occulter, jusqu'à la faire complètement disparaître de mon esprit.

C'est donc bercé par le rythme des musiques qui s'enchaînaient parfaitement que j'ai avalé les bornes sans y faire attention.

Et à un moment j'ai ouvert les yeux, et je faisais face à l'endroit où j'avais tant redouté d'aller. J'ai pas eu le temps de comprendre ce que je ressentais car Tyler a bondi sur son siège et a pointé d'un doigt fébrile ce nœud hors de l'espace-temps qui est devenu ma pire hantise et mon fantasme absolu, ce lieu mythique au cœur de mon esprit où se mêlent attraction et répulsion, dans un combat sanglant qui ne prendra jamais fin, et qui finira par me rendre taré. Et bordel je demande pas mieux que de même plus savoir qui je suis.

Et Tyler a gueulé :

— C’est là ! C’est là qu’il faut qu’on s'arrête ! Là-bas où ça s’avance dans le vide ! Attends attends attends faut que je mette la musique !

C'est là qu'une étrange lumière a scintillé au fond de ma conscience. Et avant même qu'elle mette la musique, une symphonie inquiétante a commencé à se jouer dans ma tête.

Mon cœur a sauté une marche et j'ai avalé ma salive.

J'ai fermé les yeux une brève seconde et je lui ai demandé :

— Qu'est-ce qu'on fait ici ?

Elle jouait la mélodie de la guitare avec sa bouche, reproduisant chaque note parfaitement.

— Qu'est-ce que tu fais là ?

— Enfin on y est, depuis le temps que j'en rêve !

— D'où est-ce que tu viens ?

Mais elle continuait à chanter, comme si elle m'entendait pas. Comme si on appartenait à deux mondes différents.

Une larme a coulé le long de ma joue et j'ai senti mon esprit se hérisser et s'acharner contre les parois de mon crâne pour s'échapper. Fuir cette horreur. Et la musique qui continuait à monter. La route qui filait de plus en plus vite. La terreur de la révélation qui croissait à mesure qu'elle se frayait un chemin jusqu'à la conscience.

J'ai crié en pleurant :

— Réponds-moi Tyler !

Mais elle a juste murmuré, le regard perdu au loin, comme elle l'avait fait dans une autre vie :

— Le soleil est en train de se coucher...

C'était fini. Je ne pouvais plus nier. Je faisais face à ce que j'avais tant redouté, esquivant l'évidence en ne posant pas de questions, alors que le défilé des musiques me rappelait dangereusement quelque chose, quelque chose de trop ignoble, que mon esprit ne pouvait que refouler désespérément.

Elle n'était pas là. Elle ne serait jamais plus là désormais. Elle n'avait fait que répéter les gestes et les paroles qu'elle avait déjà faits et dites. Elle ne m'avait jamais répondu. Et alors j'ai tourné la tête dans sa direction mais le siège était vide, comme il l'avait toujours été depuis que j'avais quitté l'hôpital.

Des vagues de pensées m'ont assailli d'un coup. La musique continuait à se déverser en moi, mais j’étais plus dans la voiture. Ça ressemblait à un bad trip, et j'ai soudain entendu les paroles des toubibs : Parfois, quand le cerveau reçoit une information qu'il ne peut tolérer car elle génère d'un coup trop de souffrance, il agit comme un système électrique et pète une durite pour éviter la surtension. C'est un moyen de survie. C'est ce qui vous est arrivé.

(Je suis en plein bad trip et Tyler doit pas être loin, faut juste que j'attende que ça passe, l'effet du truc va passer et je vais finir par rejoindre la réalité)

J'ai vu ce qui nous était arrivé ici à tous les deux.

Nous sommes navrés, Mr. Montiano, mais vous devez le comprendre : votre sœur est morte.

Est-ce que j'avais seulement quitté l'H.P ? Est-ce que j'étais en plein bad trip, en plein rêve ? Est-ce que j'avais rompu le charme, gâché la seule chance que j'avais de la revoir une dernière fois, de revivre ce moment unique et de rectifier le cours du destin, parce que j'étais incapable d'y croire assez fort ?

Shine On You Crazy Diamond a atteint son paroxysme et un spasme de douleur a incendié tout mon être, un orgasme de haine qui m'a poussé à continuer tout droit, à dépasser cet endroit maudit où flottaient encore les fantômes de ce que nous avions été, qui cherchaient à m'agripper mollement, à m'attirer avec leurs plaintes, pour que je sombre et rejoigne leur macabre cérémonie, où la même tragédie était jouée éternellement, et à ne pas céder à la tentation de regarder une dernière fois la silhouette qui se tenait au milieu de la route, loin derrière la voiture, dressée contre le ciel, et qui me regardait l'abandonner.


Découvrir la saga dont ce texte est extrait.


Carnet de Route #15

Carnet de Route #1


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