Leçons d’Errance : Ce que le Road Trip Solitaire change en Toi

Il y a différentes sortes de voyage, depuis les petites vacances gentillettes jusqu’au tour du monde de plusieurs années, en passant par la pause sabbatique de quelques mois.

Cet article traite du vrai road trip solitaire, celui qui te cueille comme un bébé pour rendre à ta mère un warrior impossible à reconnaître. Celui que je pratique depuis plus de dix ans et que j’espère un jour transformer en voyage sans retour.

Road Trip Solitaire : Une autre vision de la vie ?

Un road trip en solo bouleverse à jamais ta vision de la vie, et de toi-même. A quels changements faut-il se préparer ?


20 ANS, 18 KILOS SUR LE DOS

Quand t’en parles avec tes potes dont les yeux brillent d’envie (lorsqu’ils réalisent que putain, tu vas vraiment le faire), en fait, tu sais pas de quoi tu causes. Parce que lire Jack Kerouac et mater Into The Wild ne suffit évidemment pas à te préparer à ce qui t’attend. Les quelques blogs ou guides touristiques que t’as vaguement feuilletés non plus. Être solitaire dans l’âme, j’imagine que ça aide un peu, mais pour autant y a aucune chance non plus que ça te soit d’une quelconque utilité quand il s’agira d’improviser avec les données du terrain dont t’ignores absolument tout.

Mon conseil ? Pas de conseil. Vas-y, n’écoute personne, et encore moins la petite voix de la peur qui gémit au fond de toi.

L’organisation dépend de la façon dont tu comptes vivre le truc. L’idée, c’est que plus tu pars longtemps, moins tu prends d’affaires. Tu te démerderas pour laver tes sapes et acheter sur place les produits de première nécessité. Après, c’est clair que sur un continent comme l’Amérique du sud, où tous les climats s’entrecroisent, va te falloir un short et un polaire, au minimum. Un peu moins évident que si tu pars que pour les Tropiques ou dans l’Himalaya, quoi. La question du logement entre aussi en compte. Si comme moi tu veux te la jouer wild, une tente et un sac de couchage s’imposent, de même que des gamelles et un réchaud. Voilà comment on en arrive aux fameux 18 kilos. Nan, je le conseille à personne. Vous voulez le détail ? C’est parti :

  • Sac Quechua de 80 litres (absolument ridicule)

  • Tente une place légère (ouais, mes couilles)

  • Sac de couchage confort -10 degrés (efficace à condition d’avoir un tapis de sol. Ah, merde, j’en ai pas)

  • Lot de gamelles : casserole, poêle, assiette, tasse, couverts, gourde (le tout en fer blanc, mais ça prend une putain de place)

  • Moustiquaire (m’en suis jamais servie, je l’ai larguée dans un hôtel)

  • Manteau de ski (WTF ?)

  • Serviette de plage énorme (mais pourquoi personne m’a dit que la microfibre existait, putain ?)

  • En fringues, que dalle : Deux jeans, un legging, un short, trois débardeurs, une chemise, un polaire, trois paires de chaussettes, dix culottes, deux soutifs, chaussures de randonnée

  • Trousse à pharmacie monstrueuse (merci bien les conseils aux voyageurs débiles)

  • Trousse de toilette (Dieu bénisse je connais déjà le shampoing solide et le savon d’Alep)

  • Appareil photo Canon compact (ah, enfin quelque chose d’essentiel !)

  • Guides de voyage Lonely Planet (sont gros)


On dirait pas comme ça, mais c’est beaucoup trop, et ça pèse un âne mort, sans compter qu’il me manque des trucs essentiels. On va y revenir.

Direct à la sortie de l’avion t’attend un putain de choc.

Débarquer dans un bled dont tu parles pas la langue, apprendre à jongler illico avec les taxis, les hôtels et les bus (en essayant de pas te faire enfler avec une monnaie qu’est pas la tienne), organiser ton itinéraire la veille pour le lendemain en décortiquant ton foutu guide (ce que je conseille, ne réserve rien, ne te projette pas, avance au jour le jour, à la limite en regardant une semaine dans le futur, maximum), et ben mon neveu, rien qu’avec ça t’as mûri de dix ans en l’espace de 24h.

Et tu sais quoi ? Ça te rend putain de fier !

HIT THE ROAD, JACK

Un hostal péruvien. Le voyage solitaire est fait de choix rapides guidés par l’instinct.

Le changement n’arrive pas immédiatement, cela dit.

Les circonstances te contraignent à devenir débrouillard, ça oui, parce que t’as pas le choix : le cerveau humain est ainsi fait que tant que t’es peinard dans ta zone de confort, t’es qu’un bon à rien passif et effrayé qui se noie dans un verre d’eau, alors que quand y s’agit de sauver ta peau, tu développes d’un coup des trésors d’intelligence et d'ingéniosité.

Même si t’es pas autant en danger que tu te l’imagines quand tu débarques dans un bled très différent du tien (et nettement plus pauvre), il n’empêche que tu dois tout le temps prendre des décisions très rapides, et que dans ces cas-là l’intuition devient ton seul recours : monter dans ce taxi plutôt que dans celui-là, faire confiance à ce guide, accepter de l’aide de ce mec, ou au contraire tracer droit devant en espérant être invisible. 

Le voyage éveille en toi une sorte d’intelligence instinctive, qui décrypte les messages codés d’une expression de visage, d’une inflexion de voix, si bien que t’es vraiment dans le pur présent, les sens aiguisés, aware comme jamais. En état d’hyperconscience, en fait.

C’est ce que je kiffe avec le trip solitaire. Partir entre amis ou en couple te prive de ce truc-là. T’es moins attentif, parce qu’au fond t’as amené ta zone de confort avec toi. Et tu sais quoi ? Tu ne vas jamais la quitter. Tant que tes potes ou ton mec te tiennent la main, réfléchissent avec toi ou déconnent et rigolent pendant les longues heures de bus, tu peux dire adieu à l’immersion. T’auras un contact bien moins franc avec les locaux et avec les autres voyageurs. Tu vas rester dans ta bulle, la même que celle de la maison. Tes proches te rappelleront toujours qui t’es censé être, sans possibilité de surprise ou d’évolution.

Et tu sauras jamais de quoi t’aurais été capable seul, ni si t’aurais pu devenir quelqu’un d’entièrement différent.

COWBOY SOLITAIRE OU TROUPEAU DE MOUTONS ?

Ruelles péruviennes. Voyager seul est une errance, une rencontre avec soi-même.

Des gens, tu vas en croiser beaucoup, et sache qu’il te sera toujours possible de te fondre dans une meute si t’y tiens vraiment. Pas mal de voyageurs sont avides de nouvelles rencontres et j’ai vu des gens partis seuls désormais à la colle avec d’autres.

Et je dis pas, c’est parfois cool de squatter un moment avec eux, sans compter que tu vas apprendre de leur expérience (notamment qu’il est indispensable d’avoir un petit sac en plus du gros, qu’on porte devant comme un bébé kangourou, ce qui permet de garder avec toi et de protéger tes trucs les plus précieux plutôt que de les larguer en soute dans le bus, et aussi de laisser ton Quechua à l’hôtel quand tu veux te faire un trek de quelques jours qui nécessite que quelques affaires qui rentrent dans le petit sac. Et aussi, qu’il existe ces putains de serviettes microfibres que tout le monde a sauf toi !).

Mais en vrai, c’est carrément bon de larguer le troupeau pour reprendre ta route solitaire.

Quand tu pars suffisamment longtemps, il se passe quelque chose avec le concept même de voyage. Tu connais ce proverbe qui dit que le chemin compte davantage que la destination ? C’est de ça qu’il est question.

Après plusieurs mois, le trip se transforme en errance. Et c’est là que tu pénètres dans la réalité de l’expérience.

FUSION

Le phénomène de fusion est celui qui se rapproche le plus de ce lent processus, peut-être encore davantage que celui d’immersion. Déjà, tu fusionnes avec ton sac (ouais, même celui de 18 kilos, il finit par faire partie de toi). Ensuite, ces pauvres fringues que tu portes jour après jour en viennent à retrouver leur fonction primordiale, comme disait Tyler Durden : de simples couches qui te protègent du froid ou du soleil et du regard libidineux de ce putain de chauffeur de taxi.

Mais tout ça, ça reste superficiel. Nan, le truc vraiment mystique, c’est ce qui se produit entre toi et la route.

Entre toi et le monde.

Cimetière péruvien. Après un long moment sur la route, tu fusionnes avec le monde, et ton âme appartient au voyage.

Arrive un moment où le voyage et toi n’êtes plus qu’une seule et même chose.

Tu peux plus dire qui court sur la peau de l’autre, qui pénètre au sein des territoires, qui avale les kilomètres sans sourciller.

Est-ce la Terre qui s’ouvre en deux pour toi, ou est-ce que c’est toi qui l’autorise à te pénétrer ? Est-ce que cette route sans fin t’éloigne de celui que tu étais, ou est-ce qu’elle t’y ramène ? Qui contemple l’autre ? Le chant de la jungle n’est-il pas en définitive celui des battements de ton propre cœur ? 

Voilà ce que je veux dire quand je parle de l’ignorance. De toutes ces jolies choses qu’on se raconte, qu’on s’imagine, qu’on évoque avant de partir. Cette chose que tes potes restés à la maison ne comprendront jamais, et qui faisait pourtant déjà briller cette lueur dans leur regard, comme s’ils contemplaient le souvenir de quelqu’un qu’ils auraient déjà perdu.

Nan, tu ne seras plus jamais le même. Parce que désormais, ton âme appartient au monde entier, et que tu pourras pas la ramener en totalité avec toi dans l’avion.

ON THE ROAD AGAIN

Ce sera ton unique obsession, tiens-toi le pour dit. Même si parfois t’auras l’impression que tout ça n’a été qu’un rêve, que tu seras effrayé par la façon dont c’est facile pour toi de te reglisser dans le triste quotidien amer que les autres n’ont jamais quitté, comme si t’étais jamais parti, tu porteras à jamais cette soif de l’Inconnu qui coïncide avec celle du moment présent.

Seul l’Inconnu possède cette force qui te happe, celle qui t’immerge dans un présent définitif, où la contemplation silencieuse a pris la place de la pensée. Certains appellent ça le sublime. Peu importe le nom qu’on lui donne.

Ton regard porte en lui la marque de tout ce qu’il a embrassé, et la seule manière de guérir de cette étrange mélancolie est de larguer à nouveau les amarres. 

Le truc cool, c’est que les kilos sur ton dos vont diminuer. Second trip, 12 kilos. Troisième trip, plus que 10, et c’était encore trop. On peut se passer d’un nombre faramineux de choses, et le minimalisme aide pas mal dans ce genre de cas. De toute façon y a de fortes chances que quand tu rentres tu n’aies plus aucun goût pour ces choses qui incitent tant de gens à sacrifier la totalité de leur salaire.

Si tu veux repartir, il te faut de la thune, donc la consommation décérébrée s’arrête d’elle-même et en vient finalement à te révulser.  

Graffiti sur des murs argentins. Le voyage te recentre sur l’essentiel, et modifie profondément tes valeurs et ta vision du monde.

Le fait d’avoir vécu avec si peu sur toi t’apprend que t’as pas besoin de te définir en fonction de ce que tu possèdes. Même sans ta bibliothèque remplie, tes fringues de bombasse et ton super PC, tu es encore toi, mais un toi plus vrai, plus profond, épuré de ce qui l’encombre.

Un toi réduit au strict minimum, infiniment plus riche que celui qui se camoufle derrière ces choses qui sont censées prouver aux autres sa valeur.

Le fait de porter sur ton dos tes affaires symbolise le poids physique et mental qu’elles ont sur toi. Leur emprise, la façon dont en réalité, elles t’écrasent. Alors, sans même y penser, tu t’en défais.

Désormais t’as qu’un livre sur toi, celui que t’es en train de lire, et que tu remettras en circulation au prochain book exchange d’un hôtel ou d’un bar. Tes liens avec tes proches aussi passent à l’essentiel. Fini de radoter au téléphone ou d’envoyer des messages à tire-larigot sans avoir rien à dire. Quand t’appelles ta mère après trois mois de silence (lors de mon premier trip, y avait pas de smartphone et pas de wifi), votre conversation taille dans le vif.

Bref, tes valeurs s’en trouvent profondément modifiées.

LONESOME COWBOY

L’errance est un enseignement sans maître, un voyage sans destination.

Et une voie sans retour.

Peu de choses dans la vie sont en mesure de révéler à l’Homme les pouvoirs enfouis en lui, si ce n’est les évènements les plus tragiques. Mais le road trip solitaire en fait partie, et il est la source d’une joie profonde, d’un rayonnement qui s’étend sur l’identité entière de celui qui s’y livre. 

C’est une sorte de rite initiatique qu’on décide pour soi, à des années-lumière de ceux mis en place par la société (études, mariage, enfants). Un apprentissage à la dure déguisé en quête qui dynamite tout ce qu’on croyait savoir sur soi et met en éveil nos forces inconnues, quelque chose qui t’endurcit tout en te rendant plus souple, plus flexible. 

Femme bolivienne assise devant une église. Le vroad trip en solo te transforme en voyageur du monde, dont la seule patrie est la Terre entière !

Les heures d’attente dans les terminaux d’autobus t’enseignent la patience. La pratique d’une nouvelle langue assouplit ton cerveau. Les décisions prises à toute vitesse aiguisent ton instinct. La rencontre de climats violents et les désagréments qui vont avec obligent ton corps à s’adapter. La découverte de coutumes différentes, de façons autres de voir l’existence chamboulent tout ce que ta culture t’a appris, tout ce que tu considérais comme normal ou essentiel, renversant ton conditionnement et t’offrant un regard sur le monde, celui des autres et celui dont tu viens, totalement différent, bien plus conscient, bien plus détaché. 

L’errance fait de toi un voyageur du monde, quelqu’un qui n’appartient plus à aucune culture, et plus à personne, si ce n’est lui-même.

Le passé ayant déjà cessé d’exister, le futur n’étant rien d’autre qu’une ligne noire qui se déroule à mesure que tu la suis, à l’image de cette destinée que tu découvres tout en la vivant. Les synchronicités s’enchaînent, les briques de l’expérience s’alignent, l’espace mental dégagé des automatismes et des attentes offre à ta vie l’ampleur nécessaire pour que la magie y revienne.

Débarrassée de ses chaînes, ta conscience s’étend et révèle son pouvoir quantique, celui qui laisse une empreinte sur la matière, qui créée à partir de ses rêves l’expérience de vie que tu désires, en appelant à toi les vibrations dont toi-même tu résonnes.

Si la liberté du Desperado a jamais possédé un visage, ça ne peut être que celui de cette route qui file vers l’Inconnu, tout en le ramenant mystérieusement à lui-même.


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