Profession Romancier, de Haruki Murakami : Une Philosophie de l’Écriture

Quand Haruki Murakami, véritable monstre sacré de la littérature, écrit un livre sur le métier de romancier, on la boucle, et on s’imprègne.

Auteur prolifique qui a publié pas loin d’une trentaine de romans, recueils de nouvelles, essais et traductions, dont beaucoup sont des best-sellers traduits dans toutes les langues de Babel, cet écrivain est une sacrée pointure. Quand il se met à causer écriture, il sait de quoi il parle.

Cet article décortique les enseignements de Profession Romancier, dont toutes les citations sont extraites.

Mélange de conseils s’adressant aux jeunes auteurs, de passages autobiographiques et de réflexions sur le métier d’écrivain, cet ouvrage est d’une richesse inouïe pour les apprentis romanciers à l’orée de leur carrière.

Voici les 10 Leçons d’Écriture de Haruki Murakami à découvrir dans cet article :

  1. Écrire encore et encore

  2. Trouver son propre style

  3. Ne pas chercher à plaire

  4. Être soi-même est le meilleur moyen d’être original

  5. Lire, collecter des données et laisser jaillir la magie

  6. Suivre le protocole

  7. Croire en ses sensations, tout donner et faire confiance à son instinct

  8. Arrêter de jouer les écrivains maudits

  9. Autoriser nos personnages à vivre leur vie

  10. Ne jamais devenir une machine de marketing

Haruki Murakami : Ses 10 Conseils aux Jeunes Auteurs

Haruki Murakami présente son livre Profession Romancier, dans lequel il donne de précieux conseils aux jeunes auteurs et révèle ses secrets d’écrivain.

1 - Écrire encore et encore

ÉCRIRE UN ROMAN, C’EST COMME PASSER UNE ANNÉE ENTIÈRE À FABRIQUER, À L'AIDE D’UNE LONGUE PINCE, UN MODÈLE MINUSCULE DE BATEAU INSÉRÉ DANS UNE BOUTEILLE.

Écrire, c’est comme monter sur le ring. Il faut pouvoir tenir sur la durée.

D’emblée, Haruki Murakami fait la distinction entre deux sortes d’écrivains : celui qui se contentera de quelques tours de piste avant de s’en retourner vers d’autres rivages, et celui qui s’accroche, jusqu’au bout.

Comme il le dit lui-même :

S’il est facile de monter sur le ring, y rester longtemps l’est un peu moins.

Tu m’étonnes.

Inutile de se faire des illusions, rester campé devant son ordi, tout seul comme un cinglé, année après année, à triturer des phrases comme si le sort du monde était en jeu, ça ne peut convenir qu’à très peu d’entre nous. Et être pourvu d’un certain talent et d’un esprit combatif n’est pas suffisant.

Ce qui démarque véritablement un romancier qui fera une longue carrière (jusqu’à la mort, probablement), d’un autre qui pondra seulement quelques œuvres, relève d’une sorte de qualification spéciale, presque une nécessité, en somme. Une façon personnelle pour lui d’appréhender le monde, bien qu’elle ait recours à une méthode compliquée et fastidieuse, qui se transforme en manière d’expression. 

C’est un travail qui consiste à répéter inlassablement certains thèmes, propres à un individu en particulier, et qui utilise pour ce faire différentes figures de style et métaphores. Chaque romancier a ses sujets de prédilection, à partir desquels il brode de multiples variations. Pour tenter de dissiper le flou et les ambiguïtés de certains passages, il recourt à de nouvelles métaphores et à toutes sortes d’exemples. Un exemple et puis un autre encore. Dans un enchaînement sans fin. 

Il faut comprendre que le fait d’écrire des histoires est en réalité une sorte de position philosophique face à la vie. Il utilise une métaphore (évidemment, me direz-vous) pour l’expliciter.

Imaginez le mont Fuji.

Si certains se contentent de se rendre au plus près de cette montagne et de parcourir quelques sentiers autour d’elle pour dire qu’ils la connaissent, l’écrivain, lui, estime qu’il ne saura pas ce qu’elle est tant qu’il ne l’aura pas gravie jusqu’au sommet, qu’il n’aura pas éprouvé sous ses pieds l’ensemble des voies qui y mènent, et même alors, il est fort possible que ces multiples ascensions ne soient pas suffisantes, ou pire, que plus il escalade ce mont, moins il le comprenne.

Au secours.

Mais voilà la nature de l’écrivain.

2 - Trouver son propre style

IL N'ÉTAIT PAS NÉCESSAIRE D’ALIGNER TOUTES SORTES DE MOTS COMPLIQUÉS. IL N’Y AVAIT PAS NON PLUS OBLIGATION D’USER D’UN STYLE EXQUIS POUR TOUCHER LES LECTEURS.

Ah, merci, vieux. Nan mais c’est vrai, on oublie souvent qu’avant de s’enjailler vers les hautes sphères d’un lyrisme effréné, ce serait peut-être pas mal de savoir maîtriser la force des mots dans leur simplicité, pour commencer.

J’ai envie de relater l’anecdote qu’il raconte, parce que c’est un truc de fou, ce bazar.

Son premier roman (il avait 30 piges), il l’a écrit en japonais, évidemment, mais à la lecture, ça ne lui a pas plu. Il n’avait pas réussi à atteindre le cœur de ce qu’il voulait exprimer. Alors, il l’a traduit en anglais (lui-même), mais étant donné sa maîtrise limitée de cette langue, il s’est retrouvé avec un texte épuré, extrêmement simple, débarrassé de tout superflu. Ça lui plaisait déjà mieux. Et ensuite, il l’a retraduit en japonais, en l’étoffant un peu quand nécessaire, en précisant certaines choses, mais pas trop.

Et voilà. Le bougre avait trouvé son style !

Ce conseil vaut tout l’or du monde. Un certain esprit minimaliste est essentiel, dans les premiers temps d’une carrière. Se réduire plutôt que s'accroître. Délester son écriture du trop plein d’informations, d’influences, de volonté de briller ou de montrer tout ce qu’on sait faire avec son “style”. Commencer par dépouiller la structure jusqu’au squelette, se débarrasser de l’inutile, resserrer, aérer son texte.

Il sera ensuite temps de lui greffer plus de chair et de le complexifier, mais peut-être pas dans le premier roman. C’est quelque chose qui s’apprend à la longue.

En écriture, le style doit être minimaliste dans un premier temps.

D’autre part, Haruki Murakami évoque cette recherche du rythme que beaucoup d’entre nous connaissent, et utilisent comme guide dans leurs écrits, ce qui revient peu ou prou à interpréter une partition musicale. On parle ici de retranscription de sensations, d’émotions, de visions. De découverte d’accords qui font mouche. Sans oublier que cette manière de procéder laisse aussi place à l’improvisation, à laquelle cet auteur adore se livrer.

On y reviendra plus tard.

Il est vraiment intéressant d’écouter parler un écrivain qui a trente ans de carrière derrière lui, et qui revient sur la genèse de sa formation. Basta, la poursuite de la perfection immédiate. Être romancier est un développement, une évolution constante, comme l’exprime si bien ce passage de Profession Romancier :

J’avais une idée précise, dès le début, du genre de roman que je voulais écrire. Mon écriture n’était pas encore au point, je le savais, mais en esprit je me représentais déjà ce que seraient plus tard mes romans, une fois que j’aurais acquis les compétences nécessaires. A mes yeux, l’image était toujours là, haut dans le ciel, elle brillait comme l’étoile Polaire. Parfois, il me suffisait de lever la tête. Je savais alors où je me trouvais et comment me diriger. Sans ce point fixe qui m’orientait sur le bon chemin, je me serais peut-être perdu dans une errance sans fin. 

3 - Ne pas chercher à plaire

UN PRIX LITTÉRAIRE PEUT BRAQUER LES PROJECTEURS SUR UN LIVRE MAIS IL NE PEUT LUI INSUFFLER DE LA VIE.

Les prix littéraires ne signifient pas que les livres récompensés sont bons, mais simplement qu’is correspondent à une certaine idéologie contemporaine.

Voilà qui recale à leur juste place ces fameuses distinctions sociales derrière lesquelles de nombreux jeunes auteurs courent, comme si ce type de consécration avait valeur d’absolu.

Haruki Murakami prend des exemples amusants pour parler de ces prix dont les grands auteurs se gaussent : Raymond Chandler, qui conchiait littéralement les récompenses littéraires, au point de ne même pas se déplacer quand il en remportait une, et pire encore, Nelson Algren, qui s’est amusé à rester picoler au bar avec une jeune bombasse alors qu’il avait remporté le prix et qu’on l’attendait sur scène pour un joli petit discours fauderche et bienveillant.

J’adore les écrivains provoc’ et tête de pioche ! Mais c’est vrai que c’est n’importe quoi, tout ça.

Haruki Murakami s’en est pris plein la tronche dans sa jeunesse ; un coup il était un génie, un coup il était fini avant même d’avoir commencé, un coup il était la nouvelle vague de la littérature japonaise, et ensuite son œuvre était creuse et maniérée… Pff. Mais taisez-vous, bordel !

Comme il le dit lui-même, seul le temps révélera ce qu’il en est réellement.

Et puis, comme on est nombreux à l’avoir noté, les prix ne félicitent pas le contenu d’une œuvre, mais plutôt le fait que la question qu’elle traite plaît particulièrement au public (si vous avez envie de vous énerver un petit coup sur ce genre de sujet, filez lire l’article sur White de Bret Easton Ellis).

Voici le leitmotiv :

Il y a d’abord le fait de créer soi-même quelque chose qui a du sens, et ensuite le fait que des lecteurs - nombreux ou pas, peu importe - ratifieront le sens de cette œuvre en lui donnant la valeur qu’elle mérite. Quand un écrivain atteint cette double consécration, les prix n’ont aucune importance. Ils ne sont qu’une confirmation sociale, une sanction formelle, délivrée par le monde littéraire. 

4 - Être soi-même est le meilleur moyen d’être original

CE N’EST PAS À L'AUTEUR DE PROCLAMER QUE SON ŒUVRE EST ORIGINALE.

Attention, sujet qui fâche. Là, je vous mets direct toute une citation :

Voici comment le neurologue Oliver Stacks (...) définit la créativité : “La créativité, telle qu’on la conçoit d’habitude, implique non seulement un “quoi” mais aussi un “qui” - de puissantes caractéristiques individuelles, une identité solide, une sensibilité personnelle, un style particulier qui passent dans le talent et s’y fondent en lui donnant une consistance et une forme personnalisée. La créativité, en ce sens, suppose que l’on soit capable de faire œuvre originale, de se détacher des regards habituels qu’on porte sur les choses, de se mouvoir librement dans le royaume de l'imagination, de créer et de recréer pleinement des mondes dans son esprit - tout en surveillant chacune de ces opérations d’un œil critique. La créativité a donc quelque chose à voir avec la vie intérieure - avec la réceptivité aux idées nouvelles et aux sensations fortes”. 

Bob Dylan, comme beaucoup d’artistes originaux, a dû lutter pour imposer son style avant d’être porté aux nues.

Haruki Murakami donne de nombreux exemples d’artistes qui ont fait œuvre originale et qui ont carrément été décriés et conspués à leur époque, tant ce qu’ils proposaient était nouveau, insensé, en dehors de toute façon “normale” de faire (et remettait donc tout le statu quo en question).

En vrac, les Beatles (ils émettaient des sons que personne n’avait produits jusqu’alors, ils faisaient de la musique comme personne jusque-là. Et qui plus est, d’une qualité sans pareille), Malher (tollé général lors de la première interprétation, tellement sa musique allait contre toutes les conventions), Van Gogh, Picasso (forte réaction de rejet, voire répulsion), Natsume Sôseki, Ernest Hemingway (style très critiqué et parfois moqué, sentiment de malaise des lecteurs), Bob Dylan (traité de renégat, car les gens voulaient enfermer son originalité dans la toute petite cage du protest folk song et n’ont pas supporté son évolution vers l’électrique)...

Mais le truc con, c’est qu’à présent, le style particulier de tous ces artistes est devenu la norme par excellence. Ça valait bien le coup de gueuler, tiens !

Le processus qui métamorphose une œuvre originale en classique est cependant intéressant. Il est évident que la première daube venue, produite en dehors ou même au-delà de toute règle communément admise n’est pas fatalement destinée à devenir une référence, loin s’en faut. Parfois, une daube est une daube, point barre.

Pour qu’une œuvre incomprise finisse par changer de statut au point d’accéder au rang de “nouvelle norme”, il est évident qu’il faut qu’elle soit véritablement exceptionnelle, mais aussi qu’elle préfigure une sorte d’évolution inévitable du domaine dans lequel elle exerce.

Oui, les artistes capables de ça sont des précurseurs, des sortes de devins en rapport avec une prescience, très en avant sur leur temps. Mais elle ne provient jamais d’une volonté consciente de choquer ou de mettre à bas tout le système. Le phénomène est bien plus pur que ça. 

L'originalité n'est rien d’autre que le désir naturel de transmettre ce sentiment de liberté, cette joie sans limite, tels quels, à l’état brut si possible, de donner la forme juste à son impulsion en la partageant avec un public nombreux.

C’est là que réside le miracle, la magie propre à l’art : vouloir exprimer quelque chose de très personnel, donner forme à sa vision, et de cette manière se connecter à son être originel, qui est en définitive relier à celui de… tous les autres !

L’universalité revient en force, une fois de plus (allez, un petit article sur la question de l’universel dans l’Art ici).

Donc inutile de chercher à tout prix à être original, et de le clamer sur tous les toits en mode ego trip. Nope. Contentez-vous de faire quelque chose de neuf, plein d’énergie, qui vous appartient en propre, et ensuite le temps fera son œuvre. Le public va assimiler votre travail et si vraiment vous êtes entré en contact avec quelque chose d'exceptionnel, alors personne ne pourra passer à côté des nouvelles règles que vous aurez sans le savoir édictées, et qui vont muter en références…

Un joli rêve, que bien peu d’entre nous pourront atteindre.

Petit récapitulatif de l'Originalité :

Pour qu’un créateur puisse être qualifié d’“original”, il doit, à mon avis, satisfaire à ces conditions fondamentales :

  • Il faut qu'il possède un style qui lui soit propre (sonorités, manière d’écrire, formes, couleurs), clairement différent des autres, et qui doit être perceptible immédiatement. 

  • Il faut qu’il ait la faculté de retrouver de la nouveauté. De se développer avec le temps. De ne pas stagner. Il doit posséder en lui-même une force de renouvellement spontanée.

  • Il faut que ce style personnel devienne un standard avec le temps, qu’il soit intériorisé dans l’esprit du public, qu’il soit érigé pour partie en norme. Qu’il devienne une source d’inspiration pour les créateurs suivants. 

5 - Lire, collecter des données et laisser jaillir la magie

JE SUIS D’AVIS QUE L’IMAGINATION EST FAITE D’UNE COMBINAISON DE SOUVENIRS FRAGMENTÉS, DISPARATES. CELA POURRA PARAÎTRE CONTRADICTOIRE, DANS LES TERMES, MAIS PARLER DE “SOUVENIRS SANS LIEN, EFFICACEMENT ASSEMBLÉS", C’EST FAIRE PREUVE D’UNE VRAIE INTUITION, D’UNE PRESCIENCE. C’EST CE QUI DEVIENDRA FORCEMENT LE MOTEUR DE L’HISTOIRE.

Sans surprise, Haruki Murakami conseille de lire, avant de prétendre devenir écrivain.

Comprendre et ressentir par l’exemple comment est bâti un roman, se laisser pénétrer par toutes sortes d’histoires, est selon lui l’exercice le plus précieux.

Il rejette le système scolaire qui ne sanctifie que l’efficacité au détriment de l’imagination. Impossible d’apprendre à devenir romancier. Dans ce domaine, il faut être autodidacte, se former soi-même, étudier d’une façon très personnelle, observer attentivement les choses et les phénomènes, les humains, les événements, réfléchir longuement en retardant le jugement, l’opinion définitive, mais garder en tête leur forme claire et vivante, absorber le matériau tel quel et en faire provision.

Puis, laisser travailler ces données brutes en soi. Conserver le détail des choses difficiles à expliquer. Collecter sans cesse, car il est important d’avoir une riche collection de détails concrets. Insérer ces détails dans une histoire donne au roman une charge étonnante de naturel et de vie.

Tout ça modifie le regard qu’on porte sur le monde, et pousse également à reconsidérer sa propre position.

La magie de l’écriture, c’est comme E.T avec sa radio bricolée : c’est l’intention qui lui donne vie.

Ensuite intervient la magie. Murakami prend l’exemple d’E.T. qui fabrique une radio faite de bric et de broc, confectionnée avec un tas d’éléments disparates, mais qui, grâce à l’intention créatrice, lui permet d'entrer en contact avec une autre dimension.

Jolie métaphore, pas vrai ? Oui. C’est ce que nous faisons, nous les écrivains.

Selon lui, les auteurs qui tiendront durant une carrière entière, sans s'essouffler, sans perdre leur flamboyance en chemin, sont ceux qui sont capables d’engranger et d’assembler tout un tas de petites choses à première vue sans importance, en leur insufflant du sens et de la vie. Car ils possèdent une énergie naturellement renouvelable, naissant de ce qu’ils portent au plus profond d’eux-même, à la différence des auteurs qui ont recours à l’extérieur pour avoir de quoi travailler, comme Hemingway qui s’est engagé dans plusieurs guerres, safaris, tournois de pêche, bref, un type accro aux expériences extrêmes, qui avait besoin de la stimulation du monde pour pouvoir écrire.

Sa vie est devenue une légende, mais son œuvre a peu à peu perdu de son ardeur. Il a fini alcoolique, et s'est suicidé.

Probablement ce qui m’attend moi, donc. Arf.

6 - Suivre le protocole

CERTAINS OBJECTERONT PEUT-ÊTRE QU’UN ARTISTE NE TRAVAILLE PAS AINSI. NE DIRAIT-ON PAS UN OUVRIER DANS UNE USINE ? EH NON, EN EFFET, CE N’EST SANS DOUTE PAS LA MANIÈRE DE FAIRE D’UN ARTISTE. MAIS POURQUOI UN ÉCRIVAIN DEVRAIT-IL OBLIGATOIREMENT ÊTRE UN ARTISTE ? QUI L’A DÉCRÉTÉ ? PERSONNE.

Bien que se situant résolument chez les jardiniers (auteurs qui écrivent à l’instinct plutôt qu’avec un plan soigneusement élaboré. Les “jardiniers” s’opposent donc aux “architectes”), Haruki Murakami n’en est pas moins très rigoureux. Comme il le dit lui-même :

Lorsqu'on se lance dans un très long travail, la régularité est essentielle. Si l’on écrit seulement quand on est plein d'élan et qu’on fait une pause chaque fois qu’on est en panne, il n’y a pas de régularité.

Donc, il s’est fixé un protocole strict : écrire deux pages et demie (format ordi) par jour. Et même si on se sent chaud de continuer, on s'arrête, car c’est mieux d’avoir encore des idées prêtes pour le lendemain.

Cela dit, ces pages représentent déjà 5h de boulot, et bien souvent on a envie de s'arrêter avant, mais non, on continue. Cette astreinte, cette ascèse même, cette capacité à continuer à ce rythme pendant six mois ou un an, selon la taille du roman, seul un vrai romancier est en mesure de s’y livrer. Voilà pourquoi il y a beaucoup d’appelés et peu d’élus.

Et encore, il ne s’agit que de la toute première mouture, mais jetez un œil à la suite du programme. Oui, ça fait peur, mais tous mes collègues auteurs connaissent ce laborieux (et éreintant) processus...

LE PROTOCOLE D’ÉCRITURE DE HARUKI MURAKAMI :

  • Premier jet (environ 6 mois ou 1 an selon la taille).

  • Pause d’une semaine.

  • Retouches, rectifications importantes. Haruki Murakami est un jardinier, donc il ne fait pas de plans, il est en impro totale. Mais ceci engendre des problèmes de logique, des contradictions. Donc rectification : raboter certaines parties, en faire gonfler d’autres, insérer de nouveaux épisodes. Cette réécriture prend un mois ou deux.

  • Pause d’une semaine.

  • Retouches en s'attachant aux détails, descriptions, dialogues, afin que l’histoire coule naturellement. Succession de petites modifications minutieuses.

  • Pause d’une semaine.

  • Vérification du développement, desserrer une vis ou la resserrer, pour que le lecteur n'étouffe pas ou contraire ne s’ennuie pas. Juste équilibre entre l’ensemble et les détails. Laisser des passages plus lâches, plus souples, autoriser des moments d’abandon.

  • Pause d’un mois, oublier le roman. Laisser prendre la matière, car le temps sans y travailler est lui aussi très important. Les matériaux se ventilent et durcissent en profondeur. Cette phase évite que le produit final soit fragile. 

  • Nouvelle lecture, impression différente grâce au recul. Les défauts sautent aux yeux, et on est plus apte à juger de la profondeur du roman. 

  • Alpha lecture (sa femme, qui est sa lectrice idéale, comme dirait Stephen King), avant d’attaquer la dernière réécriture. Il existe toujours une possibilité de perfectionnement, donc à ce stade l’idée est de bannir toute fierté et complaisance envers soi-même.

Oui, bon courage...

7 - Croire en ses sensations, tout donner et faire confiance à son instinct

ESSAYONS D’ABORD DE CROIRE EN CE QUE NOUS RESSENTONS. PEU IMPORTE CE QUE DISENT LES AUTRES. POUR LE LECTEUR COMME POUR LE ROMANCIER, AUCUNE NORME NE DÉPASSE CETTE “SENSATION”.

Le romancier est comme un guerrier samouraï : il doit savoir donner le meilleur de lui-même pour son œuvre.

Après tout ça, le romancier est effectivement en droit de se dire qu’il a fait de son mieux. Cette certitude, c’est ce qui va lui permettre d’éponger les futures critiques en les reléguant à des commentaires sans importance.

Quand on a la conviction d’avoir tout donné, les avis des autres ne peuvent pas miner la confiance qu’on a en soi.

Oui, une œuvre n’est jamais parfaite, et il persistera toujours en elle des défauts, des éléments qui auraient pu être améliorés. Mais si l’auteur sait qu’il a fait de son mieux, avec ses forces actuelles, alors tout ça ne compte plus.

Cependant, il est clair pour moi, fondamentalement, que ce que j’ai écrit à une certaine époque n’aurait pas pu être meilleur. Parce que je sais que j’y ai mis toutes mes forces d’alors. J’ai pris tout le temps qu’il fallait, j’ai mobilisé toute l’énergie dont je disposais pour achever l’ouvrage. J'ai mené une guerre en faisant tout pour la gagner. 

Un écrivain qui se place comme un romancier au long cours ne prétend qu’à un accomplissement momentané. Ses œuvres futures devront encore mettre la barre plus haut. De plus en plus haut.

Et si l’on continue ainsi, tranquillement, “quelque chose” advient en soi. Mais il faut parfois bien du temps avant que cela se produise.

8 - Arrêter de jouer les écrivains maudits

J’AI PARFOIS DES MOMENTS DE DÉCOURAGEMENT ET DE LASSITUDE. MAIS TANDIS QUE CHAQUE JOUR, COUTE QUE COUTE, JE M’OBSTINE PATIEMMENT, SOIGNEUSEMENT, COMME UN MAÇON QUI ENTASSE BRIQUE SUR BRIQUE, A UN CERTAIN MOMENT FINALEMENT ME PÉNÈTRE LE SENTIMENT AIGU D'ÊTRE UN VÉRITABLE ÉCRIVAIN.

Jouer les écrivains maudits n’a pas de sens. Ce qu’il faut, c’est être persévérant et très déterminé.

C’est une force qui s’acquiert, grâce à un entraînement conscient et volontaire, une détermination à toute épreuve, et surtout donc à l’épreuve du temps, la plus dure.

Haruki Murakami est convaincu que tout le monde peut l’acquérir, au prix d’un véritable endurcissement mental, et aussi physique. C’est pourquoi, en tant que joggeur et marathonien, il place la santé physique, la résistance dans l’effort, au même point d’importance que la rigueur intellectuelle.

Il dit lui-même qu’à l'évidence, ce type de prescription est à contre-courant total du stéréotype du romancier, être subversif, chaotique, à la vie dissolue, ou bien écrivain enragé qui pianote frénétiquement sous une pluie de balles en temps de guerre.

Mais ce fantasme n’est qu’un ego trip qui ne résistera jamais à l’épreuve du temps, et nombre de mes confrères en conviennent : si l’on prétend offrir au monde une œuvre qui fasse sens, il est de bon ton d’abandonner les clichés et l’autocomplaisance, c’est-à-dire l’idéal fantasmé de soi-même en artiste maudit, pour se retrousser les manches et se mettre sérieusement au boulot, quitte à disparaître totalement derrière son art.

Vas-y Haruki, achève-les :

Tout le monde abrite du chaos au fond de soi. Il existe chez moi, et chez vous aussi. Mais dans la vie ce n’est pas le genre de chose que l’on doit afficher, sous une forme concrète et visible. “Si vous saviez quel prodigieux chaos je porte en moi !”. Non, pas de ce type d’étalage en public. Celui qui par hasard tombe sur son propre chaos doit garder la bouche close et descendre seul au plus profond de sa conscience. Le chaos que nous affrontons tous, vous et moi, le seul chaos qu’il vaille la peine d’affronter se trouve là. Sous vos pieds. Et ce dont vous avez besoin pour le transcrire fidèlement, loyalement, en mots, c’est de concentration silencieuse, de persévérance opiniâtre, et aussi d’une conscience plutôt solidement structurée. 

9 - Autoriser nos personnages à vivre leur vie

LES PERSONNAGES DE MES ROMANS PRESSENT L’AUTEUR QUE JE SUIS AU-DELÀ DE CE DONT JE SUIS CONSCIENT, ILS M’ENCOURAGENT, ILS ME POUSSENT DANS LE DOS POUR ME FORCER À AVANCER.

Alors ici, on va encore en froisser certains qui détestent l’idée que les personnages puissent prendre le contrôle sur l’auteur.

C’est fou, mais visiblement le concept (qui est en réalité au-delà du concept, mais plutôt une expérience certifiée par nombre d’auteurs) de personnages qui naissent d’eux-mêmes et se développent naturellement au sein de l'histoire, comme une nécessité, fait grincer des dents une flopée d’écrivains, comme si cet état de fait leur retirait du pouvoir, ou même de la valeur.

Comme si le fait de se laisser porter par l'inspiration et peut-être d’entrer en contact avec une partie inconsciente d'eux-mêmes était en quelque sorte une honte, un manque de sérieux, une perte de contrôle sur la création signifiant qu’ils ne sont pas aussi bons que ce qu’ils prétendent.

C’est con. Nan sérieux, je vous plains, les mecs.

Vous passez carrément à côté de la magie de la création, et Haruki Murakami confirme :

Le risque est de créer des personnages artificiels, dépourvus de vie.

Eh ouais, voilà ce qui se passe quand on renie l’intuition pour réduire l’art et les personnages qui le portent et l’incarnent en vulgaires prototypes utilitaires, messagers lourdauds d’un concept ou d’un symbole tiré par les cheveux. Dépourvus d’essence vitale, donc.

Laissons les personnages de nos romans vivre leur vie et nous entraîner vers des idées inconnues !

Outre se révéler plausibles, intéressants, relativement imprévisibles, les personnages doivent faire avancer l’histoire. Celui qui a façonné les personnages est bien entendu l’auteur, mais des personnages véritablement vivants finissent par s’éloigner de leur créateur et se mettent à agir de façon autonome. Si ce phénomène ne se produisait pas, poursuivre l’écriture d’un roman deviendrait quelque chose d’ardu, de pénible. Au contraire, quand le texte est sur la bonne voie, les personnages évoluent de leur propre chef, l’histoire progresse d’elle-même. Et le romancier se trouve dans une situation des plus favorables : il se contente de coucher par écrit ce qui se déroule devant lui. Dans certains cas, il arrive que ces personnages prennent l’auteur par la main et le conduisent en des lieux inattendus, complètement insoupçonnés.

Ah, ça, c’est pareil, pas mal d’entre nous y ont été confrontés. Quand un de tes personnages te prend par la main pour t'entraîner dans une direction que t’avais même pas envisagée, au point de faire brutalement dévier l’histoire, et toutes tes certitudes avec…

Murakami l’a expérimenté. Voilà ce qu’un jour, un de ses personnages lui a dit, le forçant à le reconsidérer comme une projection d’un double, un aspect inconnu de sa conscience s’adressant à lui-même : “Tu dois continuer à écrire cette histoire, parce que tu as à présent suffisamment de force pour pénétrer sur son territoire". 

Définitivement, l’auteur est partiellement créé par le roman qu’il écrit.

10 - Ne jamais devenir une machine de marketing

PENSER À SES LECTEURS NE SIGNIFIE PAS POUR AUTANT SURVEILLER LE MARCHÉ ET ANALYSER LES COMPORTEMENTS DES CONSOMMATEURS-LECTEURS AFIN DE DÉTERMINER CONCRÈTEMENT UNE CIBLE, COMME LE FERAIT UNE ENTREPRISE.

Hors de question pour l’auteur de se transformer en machine de marketing. Écrire avec son âme est la seule chose qui ait du sens. Oublions les études de marché. Fuck l’industrie commerciale !

En effet, Haruki, et ça fait toujours du bien de le rappeler, tant on est de nos jours confrontés à ce type d’agissement dans le monde de l’art, dans un déplacement de valeurs si total que des gens qui écrivent spécifiquement pour des consommateurs avides de fast food littéraire se permettent d’ériger leur modèle d’entreprise “artistique” comme une norme à laquelle tout le monde devrait se plier s’il veut vendre : allez vous faire foutre.

Écrire une romance de Noël en plein mois de décembre ne fait pas de vous des artistes, même si vous vous gavez de pognon sur le dos de gens qui ne sont pas des lecteurs, mais des consommateurs.

La perte de contact avec le sens et la signification du travail de romancier nous transforme en écrivains à la chaîne décérébrés qui se placent devant leur ordi comme devant le tapis roulant d’une usine Ford. Entre l’écrivain maudit qui n’écrit que quand il est saisi d’un élan torturé (ou plutôt qui va chialer sur un réseau quelconque, voilà toute l’écriture dont il est en réalité capable) et l’automate fou branché à son usine à fric en série, Haruki Murakami est certes quelqu’un qui ne fait pas de vagues, prônant le sérieux et la régularité, une vie simple, une inspiration qui prend racine dans le quotidien, mais putain, il abat un boulot de titan et ça, mon gars, ça, c’est ce qu’on appelle un monstre sacré.

Les romans, en règle générale, émergent de l'intérieur même de leur créateur, par un mouvement naturel. Ils n'obéissent pas à un quelconque artifice stratégique. Il est également vain de vouloir fabriquer à dessein un contenu en s’appuyant sur des études de marché. Les produits superficiels qui en résultent ne trouveraient de toute façon pas beaucoup de lecteurs. Si c’était le cas cependant, ces textes et leurs auteurs ne connaîtraient aucune longévité et seraient bientôt oubliés. C’est le temps, et le temps seulement, qui atteste de la valeur de beaucoup de choses dans ce monde.

ACHETER PROFESSION ROMANCIER


Les liens Amazon de la page sont affiliés. Pour tout achat via ces liens, le blog perçoit une petite commission.
Ainsi vous contribuez sans effort à la vie de ce blog, en participant aux frais d'hébergement.


Précédent
Précédent

Carnet de Route #11 : Trentième Jour

Suivant
Suivant

Carnet d’ayahuasca #10 : Dixième Cérémonie