Carnet de Route #11 : Trentième Jour
Paraît que je suis timbrée
Me revoilà enfin seule, tranquille et soulagée dans ma piaule pourrie (une de plus, me direz-vous), attendant que l’eau soit rétablie, soi-disant vers neuf heures ce soir (ce dont je doute). Ma chambre donne sur une rue super bruyante en plein milieu de la ville. Le trajet en bus a duré sept heures pour parvenir ici, et j’ai traversé des paysages grandioses de terre rouge et humide envahie de broussaille, une putain de merveille, d’autant plus après la folie de La Paz, engorgée de touristes satisfaits de rester entre gringos qui se donnent même pas la peine de faire semblant d’essayer d’apprendre l’espagnol. M’ont tous gavée, sa mère.
C’est con à dire, mais ça me réjouit de m’apercevoir que je recherche pas désespérément la compagnie des autres, bien au contraire, et que je m’accroche pas comme une pauvre paumée à mes semblables. Faut dire que jusqu’à présent, j’ai encore croisé personne qui ait ce truc dans le regard… Je m’attendais à ce que ceux qu’ont décidé de partir au bout du monde comme moi soient davantage transcendés, et surtout transcendants, d’autant plus que la majorité d’entre eux n’en est pas à son premier trip. Mais aucun ne m’a encore fascinée, ni par son comportement, ni par son discours. Ils ont pas l’air de vraiment différer des gens ordinaires…
J’ai accompagné le couple de dreadeux dans les rues de la capitale, dans des boutiques innombrables d’artisanat. Ce couple achetait des tas de babioles qu’ils comptaient revendre en France sur des festoches dix fois plus cher, et je les ai regardés marchander comme des perdus avec les vendeurs. Je déteste le marchandage. Moi j’ai rien acheté. Pas de place dans mon sac, pas le fric pour, et puis ce qui m’intéresse, c’est les expériences, pas les objets. Je préfère garder mon pognon pour me payer des bus ou du cheval.
Des gens, j’en ai croisé beaucoup, mais le pire d’entre eux, c’est ce mec dans cet hôtel en plein centre de La Paz, enfin, si on peut appeler ça comme ça. Un putain de repère de gringos, une ratière en béton sur quatre étages, sale et glauque, certes pas chère, mais putain ! La dope tournait dans tous les coins, c’était chelou au possible, ma piaule ressemblait à une cave, et les touristes avaient l’air d’y vivre comme dans un microcosme hors du monde, hors de la Bolivie. Et ce mec, là, matez un peu le tableau : un pauvre prétentiard de 22 piges qui venait de se payer une diète d’ayahuasca dans la jungle pour 800 dollars, et qui se trimballait partout avec ce petit sourire tranquille, satisfait et super énervant de celui qui a compris et accepté le monde, celui qui ne se tracasse plus pour rien parce qu’il sait où il va, lui, et qui méprise ceux qui se cherchent encore et se débattent pour trouver un sens à leur vie (comme moi). Putain, je l’aurais tarté ! Je peux pas saquer les pseudo spirituels qui te prennent de haut comme ça.
Alors ouais, je me réjouie de plus être forcée de m’intéresser à leur connerie. Pourtant à chaque fois au début je suis contente de pouvoir partager ce que je vois et ce que je vis, mais très vite leur simple contact me pourrit mon groove, et je parie que moi aussi je finis par les gaver avec ma frénésie et mon bonheur trop agressif, trop survolté. Eh merde, c’est eux qui me fatiguent à être mous et posés ! C’est à se demander pourquoi ils sont partis si ça les fait si peu vibrer ! Moi je cherche des gens aussi acharnés que moi dans leur poursuite de l’expérience absolue, et capables de me subjuguer, de me scotcher, de me faire rêver avec leur folie. Et si je trouve pas, bah tant pis, j’ai toujours la mienne pour me consoler, et elle me suffit amplement, en fait.
J’apprécie de plus en plus ce que je suis en train de vivre. J’adore cette liberté qui te fait pointer du doigt un lieu sur la carte et sauter dans un bus qui t’y amène en une journée. C’est un truc de fou, je dispose de ma vie comme je veux, tous mes caprices sont à portée de mains pour quelques pièces, je peux faire ce que je veux de moi-même ! Je suis plus attachée à une vie qui me correspond pas mais que je suis forcée de vivre parce qu’y a pas d’autre issue, si ce n’est le suicide.
Je suis enfin mon seul repère, ma seule référence, et j’éprouve une joie sans nom à balancer à tous ceux que je croise que moi, je vais là, et que j’y vais tout de suite, et que je tiens pas à ce qu’ils m’accompagnent, merci. Y a plus que moi et mon sac désormais, plus rien ne peut me retenir... Et même au milieu de ceux qui sont partis, je suis encore différente. Même au milieu de ceux-là, c’est encore moi celle qui y croit le plus. Celle qui pourrait expliquer aux autres pourquoi il se sont barrés, alors qu’ils en savent rien eux-mêmes. C’est encore moi la plus énergique, la plus survoltée. Et j’adore ça, putain !
© Zoë Hababou 2021 - Tous droits réservés