Carnet de Route #4 : Dixième Jour

Nazca et le Mexicain

Un carnet de route qui raconte un long voyage en Amérique du Sud.

Je me suis pas fait violer, et Toby est bel et bien revenu me chercher le lendemain matin pour me larguer au bateau où j’ai embarqué avec un tas d’autres touristes pour faire ce tour qu’il m’avait plus ou moins vendu de force la veille. Je dis pas, c’était sympa de voir tous ces animaux (oiseaux, pingouins, phoques - oui en plein désert ! - ), mais on m’y reprendra plus. Je déteste me retrouver au milieu de tous ces glandus à appareil photo crépitant.

Il m’avait aussi arrangé le coup pour la suite : un taxi était censé me venir me récupérer dans l’aprem pour me conduire à un arrêt de bus perdu je ne sais où, afin que je quitte ce bled pour me rendre au prochain. Je me suis juré que c’était la dernière fois que je laissais quelqu’un prendre les choses en mains comme ça à ma place.

Ce que je voudrais, c’est me retrouver complètement seule dans la nature, cheminer à mon rythme et poser ma tente comme je l’entends, où bon me semble. Mais ça paraît difficile de faire ça ici. Tout est trop extrême : la chaleur hallucinante du désert, la distance phénoménale qui sépare chaque ville, la longueur et la rectitude de cette saloperie de panaméricaine, et même, bordel, le poids de ce putain de sac que je me trimballe. Autant dire que tout ça combiné, ça complique pas mal le but que je me suis fixé. 

L’immense route panaméricaine traversant le désert de Nazca, Pérou.

Ça fait maintenant quatre jours que je squatte ici, dans un genre d’auberge tenue par une vieille écolo et son fils. Elle a un petit côté sorcière assez sympathique et une connaissance approfondie des plantes médicinales et de l’ancienne civilisation qui vivait jadis en ces lieux. Son repère est truffé d’objets anciens, poteries, crânes, et d’animaux de toutes sortes, y compris un chien sans poils, argenté, avec une crête sur la tête, qui doit dater des incas. 

J’étais franchement soulagée d’arriver. J’ai bien cru que je parviendrais jamais à quitter l’endroit d’avant. Les vibrations commençaient à virer sérieusement mauvaises, comme dirait ce bon vieux Raoul Duke, et j’ai passé la journée à attendre le taxi qui me sortirait de ce merdier. Une parano naissante aidant, je me le figurais de plus en plus comme un traquenard, un lieu où je pouvais avoir confiance en rien ni personne. Pour ne rien arranger, faut préciser que les horaires n’ont aucune valeur ici, et que l’heure de départ inscrite sur ton billet de bus ou convenue avec un type quelconque ne signifie rien de tangible. C’est-à-dire que tu ne peux en aucun cas être sûr de partir comme tu l’espérais. 

L’heure de départ affichée sur ce putain de billet de car que Toby m’avait refourgué approchant dangereusement, et toujours pas de taxi à l’horizon, je commençais à envisager l’idée de héler la première voiture venue pour mettre les voiles d’une façon ou d’une autre, mais finalement un mec est arrivé, dans une caisse qu’était pas un taxi, et m’a emmenée jusqu’à l’arrêt de bus où j'ai encore attendu en compagnie d’un type relativement cool qui m’a tenu la jambe avec un discours que j’ai trouvé assez conventionnel sur ses aspirations et sa volonté, sincère selon moi, d’aider son village et son pays. L’enfoiré de car est enfin apparu, avec une heure de retard selon ma vision des choses, à l’heure normale pour les gens d’ici, le mec et moi on s’est souhaité bonne chance pour nos entreprises respectives, et enfin ça y était, j’étais en partance pour la prochaine étape. Putain de soulagement. J’ai pu tranquillement décompresser pendant les quatre heures du trajet, il faisait nuit, deux films de merde sont passés à la télé vissée au plafond, j’ai dormi un peu, la tête appuyée sur mon sac de couchage.

Je suis arrivée ici à dix heures et demi du soir, surprise d’avoir dégoté un lieu si apaisant (hamacs, piaules écolos, douches chaudes et toilettes perso, tout ça dans un cadre naturel génial). J’exultais d’avoir autant de bol, surtout après la nuit de merde sur ma plage sans avoir fermé l’œil.

Le charmant Wasipunko écolodge, Nazca, Pérou.

J’ai toujours de la veine, faut reconnaître. Sans compter que ça s’est enchaîné. Le lendemain au petit dej, j’ai fait la connaissance de l’unique autre client, un Mexicain de cinquante berges qui parcourt tout le continent du pôle nord au pôle sud sur son scooter blindé de stickers de tous les pays qu’il a traversés. Depuis le Canada, y en avait pas mal, et il ira jusqu’en Terre de Feu. Il est journaliste pour le National Geographic, plutôt connu, apparemment, même si moi ça me fait ni chaud ni froid. Très vite j’ai senti en lui un besoin de reconnaissance et une espèce de fierté à se dire qu’il a 20 ans dans sa tête. Il m’a demandé c’était quoi ma philosophie de la vie. Je veux dire, vous me voyez en train de répondre : Eh bien, ma philosophie de la vie, c’est que… ? Sans déconner. C’est une question un peu niaise, et un peu prétentieuse selon moi, mais je lui ai répondu que je voulais me sentir vivante, juste, avec l’impression de répéter une leçon, à force. Va falloir que ça s’arrête parce que ça va me gaver. Ceci dit, bon, c’est logique que tout le monde me pose la même question. Mais en répondant systématiquement les mêmes conneries, je me rends compte que je suis partie parce qu’il fallait que je parte, point barre, et que tous les grands mots qu’on colle derrière, les hautes intentions… Tout ça est carrément présomptueux et dénature la vérité d’un simple besoin. Au fond, je suis même plus sûre de ce que signifie “se trouver soi-même” ou “partir à la découverte de soi”. 

L’envoûtant désert de Nazca, au Pérou. Un lieu aux vibrations mystiques.

Tu parles, pour le moment je suis désespérément égale à moi-même, oui, à ce que j’ai toujours été. Peut-être que je suis partie pour devenir quelqu’un d’autre justement, pour tenter d’atteindre mon idéal de ce que doit être un Homme. C’est même certain. Tenter de ressembler à l’idéal que je me fais de moi-même. Un Homme libre qui a rejeté les chaînes mentales de la peur qui l'empêchent d’avancer, d’évoluer, d'être là, maintenant, pleinement là. Un être sans passé ni futur, un esprit capable d’embrasser la totalité amplement suffisante du présent. Un desperado. C’est ça que j’appelle la liberté, et c’est pour ça que je veux m’enfoncer dans la nature. Il me semble que son spectacle est le seul en mesure de m’immerger dans un présent définitif.  

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