Le Coin des Desperados

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Carnet de Route #7 : Dix-Septième Jour

Cabanaconde, le Yamil me les brise

Au départ, j’étais soulagée d’être enfin dans ce bus à contempler le paysage. Mais au bout d’une heure, une envie de pisser démentielle m’a pourri mon groove. Pas de chiottes dans le car, évidemment, et impossible de sortir. Leçon à retenir : plus jamais de café avant un long trajet (celui-ci a duré six heures). Plus de liquide du tout, d’ailleurs. Vaut encore mieux être déshydratée total et avoir la migraine que de subir une vieille envie de pisser comme ça. En plus, les trois dernières heures du trajet, croyez-le ou non, deux putains de saloperies de chansons sont passées en boucle à fond la caisse, si bien que quand le bus est enfin arrivé, j’aurais pu les chanter avec tout le village. 

Mais au fond, je crois que j’adore me taper des heures et des heures de bus merdique sur des routes cahoteuses, entourée de gens d’ici sans aucun gringo en vue, le tout accompagné d’une musique criarde à un niveau sonore inadmissible… Eh, peut-être bien que ça finit par te rendre un peu dingo sur les bords !

Je me suis dégoté un hôtel plutôt roots, genre grange aménagée, avec de l’eau chaude, même si elle coulait mal. Le resto du truc était tenu par un certain Yamil, gros chevelu barbu bien crado et mal fagoté. Au début, j’étais contente de causer un peu à quelqu’un, alors sans doute que je me suis trop livrée, parce que le bonhomme s’est mis à me dire qui j’étais et ce qui allait pas chez moi. Il m’a sorti comme ça que mon énergie était trop explosive, anarchique, et non tranquille et linéaire comme elle devrait l’être (comme la sienne, sans doute ?). Il m’a dit que j’étais pas concentrée, alors j’ai rétorqué : Parce que je suis pas en train de t’écouter attentivement, là, peut-être ? Il m’a appris qu’il pouvait d’emblée sentir les gens, ceux qui dégagent un bon truc ou un mauvais truc, ceux qui valent la peine qu’on leur cause, quoi. Tu parles, moi je me disais. Tu sens surtout quel couillon va être assez désespéré pour penser que tu pourrais avoir quelque chose à lui apprendre et se farcir tes conneries. Tu renifles la proie facile, comme moi, qui t’accordera l’attention que tu crèves d’envie de recevoir. 

Je lui ai répondu que mon problème c’était que les gens me paraissaient mauvais et sans intérêt, dès que je parlais plus de vingt minutes avec eux (et il l’a sans doute pas remarqué, tellement il était dans son délire, mais c’est à lui que je faisais référence). Et aussi que c’était dur de faire la différence entre intuition et paranoïa quand il s’agit de juger quelqu’un dès le premier abord. Évidemment, il m’a sorti que j’étais trop fermée (moi, alors que dans tout le resto j’étais la seule à l’écouter débiter sa philo de comptoir). Mais tu viens de me dire que toi tu savais qui valait la peine ou pas, j’ai répondu. J’ai vu dans ses yeux qu’il savait qu’il racontait de la merde et que je l’avais grillé, alors il a bafouillé un vague truc comme quoi il avait de l’expérience pour ce genre de chose et est reparti sur moi et mon manque d’ouverture et mon énergie qui filait tout droit au lieu de naviguer tranquillement. 

Mais putain, qu’est-ce qu’ils ont tous à vouloir que je me calme ?! Est-ce qu’ils croient une seconde que j’ai envie d'être un mollusque chiant et visqueux comme eux ? Et si ça me plaît, à moi, d'être passionnée, avec tout ce que ça implique de bon et de mauvais, et speed dans mon caractère et mes paroles, et nerveuse dans ma façon de croire en ce que je dis et de contredire ce en quoi je crois pas ? Qu’ils aillent tous se faire foutre !

C’est ce que j’avais envie de lui dire, au Yamil, ce bouseux de je sais pas quel âge, coincé dans son hôtel de merde au milieu de nulle part, trop content de pas être forcé de se laver tous les jours, et qui voit défiler des voyageurs à longueur de temps alors que lui quittera jamais son putain de trou. J’avais envie de me tailler pour aller me cloîtrer dans ma piaule, déjà fatiguée du contact avec un autre être humain, comme ça m’arrive si fréquemment, mais j’avais la dalle et il avait évoqué un cocktail typique d’ici. J’ai donc abordé le sujet de la défonce et il m’a appris que dans le canyon y avait un cactus avec une fleur blanche tombante qui se bouffait et que c’était hallucinogène. Mais je devais pas la prendre seule si j’étais pas tranquille dans ma tête. Ce que je pouvais faire, c’était de la cueillir et de la mettre sous mon oreiller, et selon les rêves que je ferais, je pourrais demander au type d’en bas dans le canyon de l’appeler lui Yamil et il viendrait m’accompagner durant le trip (ben voyons !). 

Alors j’ai bu son cocktail de merde, citron vert, blanc d’œuf, débouche-chiotte (pas si mauvais que ça, en fait) plus par curiosité que par envie, mais faut que j’apprenne que même si c’est bien de vouloir tester des trucs, parfois vaut mieux écouter son corps. Yamil a mis un DVD des Red Hot pendant qu’on se bourrait la gueule, et il parlait et parlait et parlait et tout ça commençait sérieusement à me casser les couilles alors j’ai même pas fini mon deuxième verre et je me suis levée en déclarant que j'allais me pieuter. Te revoilà de nouveau tout seul, connard, et bonne chance pour retrouver un esprit aussi fermé que le mien qui te causera pour autre chose que pour te demander à quel heure passe le prochain bus et combien de temps faut pour descendre dans ce putain de canyon.

Merde, je suis raide avec ces conneries. Faut que je dorme.

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© Zoë Hababou 2021 - Tous droits réservés


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