El Diario Latino #3
Bahia Aguacate, Colombie : Jour 25
Un voyage en bus qui fait pleurer
Le voyage depuis Santa Fé jusqu’à Turbo a été assez inconfortable. J’ai perdu l’habitude de pas avoir ma place à la fenêtre, mais quand j’ai grimpé dans le bus il était déjà plein. C’est la haute saison ici, et les gens débarquent en masse vers la côte depuis Medellín. Ceci dit, je l’ai plutôt bien pris, me contentant de regarder le bout de paysage à moitié caché par la tête de mon pionceur de voisin qui m’était dévolu, en bouffant les fruits que je m’étais achetés au terminal.
Petit à petit, le bus s’est vidé de ses occupants, et durant les dernières heures de voyage j’ai retrouvé ma position fétiche, le nez collé à la vitre. Pour plonger dans quelque chose de sombre.
J’ai déjà dit que la longue contemplation induite par les trajets qui durent des heures étaient propices à la méditation, et à une certaine introspection, un examen dépassionné de soi-même, de son passé et de son futur, bien loin du tumulte un brin pathétique et surtout affreusement stérile qui prend place au sein de notre tête dans la folie du quotidien, où quasiment toutes les pensées naissent de la peur, de la volonté mesquine de dominer les autres, et surtout de la certitude égotique que le monde tourne autour de soi.
La contrepartie de ce regard neuf, qui plonge aussi loin en soi que dans le monde, est qu’il amène vers la surface des éléments qu’on pensait enterrés. Comme une sorte d’auto-hypnose, probablement. Dans la vie normale, on ne prend jamais le temps d’être inactif pendant si longtemps (sept heures, par exemple, comme ce voyage en bus). Pas étonnant que ce matériel psychique reste hors de notre portée. Mais dans ces circonstances, pas le choix que d’être entièrement immergé en soi. C’est assez étrange, cette résonance que la contemplation du monde provoque. Cette résonance avec son moi profond.
Comme un tambour primitif qui appelle à la vie, à la lumière, les échos d’anciennes souffrances, pour les faire danser sous le regard de notre conscience devenue extralucide.
J’ai pas envie d’entrer dans les détails de ce qui s’est passé, mais j’ai pleuré en silence durant une heure, seule face à ma vitre. J’éprouve aucune honte à pleurer devant des étrangers, mais je me suis tout de même contenue du mieux possible. Parce que si la digue avait cédé autant qu’elle le souhaitait, les torrents de douleur qu’elle retenait auraient inondé l’ensemble du monde. Le mien, et probablement celui des autres.
Il y a pourtant un étrange constat à faire au sujet de cet épisode. La vérité, c’est que j’étais rassurée que cette souffrance vive encore en moi, aussi vraie, aussi profonde que le jour de sa disparition. Il m’était souvent arrivé de me sentir coupable de l’avoir si vite acceptée, d’avoir pu continuer ma vie comme si le pas avait été définitivement franchi. Réaliser qu’il n’en était rien, que la tristesse était toujours aussi vive, aussi brûlante près d’un an et demi après, m’a fait comprendre qu’elle existerait là, pour toujours, et qu’il suffisait que je plonge les yeux suffisamment longtemps dans l'abîme pour la ressusciter, et l’éprouver dans toute sa démence, dans le vide sans fond qu’elle avait creusé, et qui m’habiterait à jamais, tel un nouveau constituant de mon être.
Exister par le vide, avec un creux, un puits creusé en plein cœur… et pouvoir malgré tout continuer à fonctionner. Peut-être plus riche, plus dense, plus complexe grâce à cette place un jour habitée, désormais vide. Comme l’écho de la mer dans un coquillage. Ça faisait chaud, et aussi atrocement froid.
Mais c’était moi. C’est ça que je suis désormais.
Le vieux Black à la chariote
Arrivée à Turbo, la nuit n’était plus très loin, et en sortant du bus j’ai cherché des taxis sans pouvoir en trouver un seul. Ça me paraissait zarbi, étant donné que le terminal était plutôt excentré. C’est là qu’un vieux black m’a abordée, en me voyant errer comme une gourde, me proposant de me conduire à mon hôtel, moi et mes sacs, dans sa chariote à roulette qu’il manœuvrait comme un vélo. Mais ça va faire lourd pour toi, j’ai grogné en désignant mon équipement et ma propre personne. Nan, pas de problème, il a fait, je peux transbahuter beaucoup plus.
C’est là que j’ai aperçu les motos. Pas des moto-taxis, des vraies motos. Dans certains bleds, c’est ça, les taxis. Mais le vieux paraissait ravi de me conduire, et il avait visiblement besoin de sous puisque quand j’ai tiqué sur le prix annoncé, il m’a demandé combien j’étais prête à lui offrir. Ça a achevé de me convaincre. Et puis je le sentais bien. Il m’appelait déjà mi amor et mi reinita (bon, comme ils font tous par ici, même entre eux, même de femme à femme ou d’homme à homme), et on a papoté comme deux vieux potos tout le long de la route jusqu’à l’hôtel (y a pas eu moyen qu’il m’emmène à celui que je voulais, mais j’ai pas trop lutté non plus, acceptant qu’il me largue à celui qu’il avait élu. S’il touchait une commission grâce à moi, tant mieux pour lui). D’ailleurs, au moment de le payer, je lui ai finalement fourgué le prix initial qu’il m’avait demandé.
Ai-je déjà dit que je marchande quasiment jamais ? Je conchie le principe de faire baisser les prix à des gens qui ont beaucoup moins de pouvoir d’achat que moi. Baisser un prix de quelques milliers de pesos représente souvent quelques euros pour moi, mais énormément pour eux. Donc, merde à la sacro-sainte loi du touriste qui moyenne comme un perdu et se sent fier de lui quand il parvient à ses fins. Depuis mon premier voyage, j’ai adopté cette ligne de conduite et je m’y tiens.
Bref, l’hôtel donnait sur la rue hyper bruyante, mais je savais que ça allait pas m’empêcher de pioncer. J’ai observé la vie de cette ville depuis la terrasse de ma piaule, une Corona et un paquet de clopes à portée de main. Le lendemain je devais partir super tôt pour choper un bateau pour le bled de mes potes, près de Capurgana.
De la flotte plein la gueule, un paradis perdu et un Colombien fan de Bukowski qui cause scopolamine
A six heures du mat, il pleuvait sa race et je m'inquiétais un peu de la traversée que j’allais me farcir avec ce temps de chiotte et la mer que j’imaginais ultra agitée. Mais le chauffeur de taxi qui m’a conduite à l’embarcadère m’a dit que les eaux étaient calmes quand il flottait comme ça. En même temps, c’est des détails dont je me moque un peu. Je savais que je pouvais protéger mes affaires avec des sacs plastique vendus sur place, et j’ai quasiment peur de rien. Une mer agitée, c'est chiant sur le moment, mais les pilotes savent gérer le truc, alors pourquoi s’en faire ?
On a décollé à huit heures. La pluie avait cessé et la mer était calme. Y avait pas grand-chose à voir au départ, mais je savais très bien que j’étais en partance pour un paradis, et ce changement de moyen de transport me ravissait. Un voyage n’est total que quand on cumule toutes les façons de se déplacer : avion, bus, 4x4, bateau, pirogue, cheval… Ça c’est du trip, bon sang de bois !
C’est quand on a débarqué les premières personnes et qu’on s’est arrêtés pour une pause pipi que j’ai réalisé l’ampleur du délire : eau turquoise, cocotiers, musique à fond dans les bars, des Blacks partout. Putain, j’étais à nouveau en plein rêve !
Manque de bol, la pluie s’est remise à tomber pour la dernière demi-heure de trajet, et je m’en suis pris plein la gueule, obligée de fermer les yeux face à la flotte, pluie et vagues salées, qui me fouettaient et me cinglaient la face en continu. Mais c’était tellement marrant de sentir le bateau cogner l’eau, les yeux clos comme dans un grand-huit, incapable de prédire le prochain coup, à la merci des flots.
Le bateau m’a larguée toute seule sur une plage qui semblait abandonnée. La pluie tombait toujours et je me suis réfugiée pour fumer une clope sous l'auvent d’une baraque qui elle aussi paraissait inhabitée. On m’avait dit que l’hôtel était en face dans la montagne, en pleine jungle, et que j’avais qu’à demander aux habitants où il se trouvait.
Donc no panic, une fois de plus.
J’ai repéré deux nanas qui semblaient attendre quelque chose, et me suis mise à taper la discute avec elles. Y se trouvent qu’elles attendaient un gars de l’hostal où je devais aller, qu’allait venir les chercher. Nickel. Deux secondes après il était là, et on a grimpé la pente boueuse qui menait vers les hauteurs jusqu’à ce fameux Hostal Doble Vista, qui porte bien son nom. Un mirage tout en bois et hamacs, cabanes au toit de palme, dont le QG est une plateforme sur deux étages ouvrant sur 360 degrés de jungle et de mer. J’ai salué mes potes, pris possession de ma bicoque à la Robinson, et suis revenue me taper une bière avec les femmes de Bogotá que j’avais rencontrées en bas et un jeune Colombien qui squattait dans le coin.
D’emblée, la conversation a pris un tour plus qu’intéressant. C’est marrant comment ça marche. On commence à évoquer son voyage, ses passions, son taff d’écrivain, et on en arrive à parler de Pablo Escobar, Nietzsche et Bukowski. Au final, j’ai passé la journée à parler avec le Colombien. Il y avait quelque chose de surréaliste à se trouver si loin de chez soi, en plein cœur des Caraïbes, à creuser la pensée de Schopenhauer, la vision artistique de Fante et la façon d’écrire de Buko. C’est peut-être un lieu commun, mais on aurait tort de croire que cette sphère n’appartient qu’à l'intelligentsia occidentale. Ce jeune mec avait lu ces auteurs bien plus profondément que moi, et son analyse, sa vision de leur philosophie étaient poussées à l’extrême.
C’est rare pour moi de rencontrer des gens qui s’intéressent précisément aux mêmes auteurs que moi, et ma foi, c’était son cas à lui aussi. Bière après bière, livre après livre, on a refait le monde en se racontant la manière dont l’art avait changé nos vies. Je lui ai parlé de Borderline, il m’a raconté l’histoire qu’il avait en tête.
Ici en Colombie, y a un guet-apens très répandu à base de scopolamine, qu’on appelle dans le coin burundanga ou encore Sople del diablo (le souffle du diable), dont sont victimes aussi bien les touristes que les locaux. Ça se passe principalement dans les grandes villes, avec Bogotá et ses bas quartiers en vedette. Le GHB, aussi connu sous le nom de “drogue du viol”, ça vous dit quelque chose ? J’ai de bonnes raisons de penser que cette fameuse scopolamine est le même principe actif, sauf qu’il n’est pas synthétisé chimiquement comme chez nous. C’est une poudre qu’on produit avec les graines de la Datura, de la famille des Brugmansia, des plantes qu’on a aussi en France, et dont je parle dans l’Inventaire des Plantes Maîtresses : le fameux Toé, c’est elle.
Bref, tu réduis les graines en poudre, que tu vas ensuite glisser subrepticement dans le verre de ta future victime. Les effets ? Eh bien, à partir de là, ton pigeon va faire exactement tout ce que tu lui demandes, sans manifester aucune résistance. Il se transforme en victime consentante qui va vider son compte en banque pour toi, t’inviter chez lui ou dans son hôtel, te filer son PC et son portable, et même pourquoi pas t’offrir son cul sans même un froncement de sourcils devant tes exigences. Tout au fond de lui, il sentira peut-être que quelque chose déconne, mais ça n’atteindra pas la partie dirigeante de son cortex, et les témoins de ton petit jeu ne pourront pas deviner que t’es en train de dépouiller un malheureux, d'autant plus que les barmans ou videurs sont souvent les complices avec qui tu partages le magot. Et puis pourquoi se priver après tout ? Le lendemain, ce couillon se rappellera quasiment de rien… Attention, cela dit : si tu deviens trop gourmand et lui refous une lichette de poudre dans un nouveau verre au milieu de la nuit, il se pourrait bien que le pigeon défaille d’un arrêt cardiaque, et là tu devras te débarrasser du corps, ce qui est plus emmerdant.
Tu vois le délire ? J’ai rencontré ici un nombre faramineux de personnes à qui c’est arrivé, principalement des hommes en fait, qui se sont faits avoir par une fille qu’avait même pas l’air d’une pute. Dont mon fameux pote colombien. Il avait donc envie de transformer sa sinistre aventure en nouvelle littéraire, mais en modifiant un peu la fin de l’histoire. Il avait vu un reportage (dont voici le lien) où un type ayant subi cette magouille témoignait. Mais ce type avait décidé de se venger, en punissant ceux qui lui avaient fait ça ; c’est-à-dire, en les butant les uns après les autres.
Pas mal, n’est-ce pas ? Évidemment, je l’ai sauvagement encouragé à écrire cette putain de nouvelle ! Partir de son expérience personnelle, avec tout ce que ça suppose d’immersion psychique et corporelle, vivre cette sombre dépossession de l’intérieur, puis, comme tout bon auteur, enrichir tout ça d’une autre histoire vraie dont on s’inspire…
Mec, si on tient pas ici la recette d’une histoire fracassante de réalité, je sais pas ce que c’est !
Des rencontres qui vont à l’essentiel
Cette rencontre n’était que la première d’une longue série. Ici, dans cet hostal, les voyageurs ont tendance à se retrouver dans les parties communes, bar, toit-terrasse, petits salons et hamacs, et très vite on en vient à parler de ce qui nous anime. Les rapports sont différents quand on est en transit quelque part. Il y a comme une économie de mots, une volonté d’aller à l’essentiel, d’évoquer les choses qui comptent véritablement pour nous, plutôt que de se perdre dans les détails insignifiants et souvent mortifères du quotidien, dont on parle plus volontiers avec les amis proches. Ici, tout est à découvrir, et ne serait-ce que de demander à quelqu’un pourquoi il voyage, pour combien de temps, son itinéraire et les merveilles qu’il a croisées sur sa route amorce d’emblée un autre type de relation. Bon, cela dit, faut pas non plus croire qu'on tombe jamais sur de fourbes fils à papa qui prétendent être autre chose que ce qu'ils sont pour avoir l'air plus roots.
Je découvre qu’être écrivain, un écrivain-voyageur qui va faire la route pour longtemps, présente aux autres la meilleure facette de moi-même, et m’incite à leur ouvrir mes mondes sans retenue. D’ailleurs, je me dis que je devrais peut-être écrire un article là-dessus. Sur les spécificités du romancier vagabond.
Oui, j’écris. Je suis une ayahuasquera. J’ai publié cinq livres. Je tiens un blog qui parle de liberté.
Je pense que vous pouvez imaginer qu’en déballant l’affaire comme ça, les discussions qui s’ensuivent n’ont pas la même teneur que de se trouver en France et de dire : je suis serveuse, je taffe pour toute la saison.
Faire la liste de toutes les personnes que j’ai croisées prendrait trop de temps, mais qu’il s’agisse de locaux, de travellers ou de gens qui se sont installés ici pour monter une affaire, moi qui suis d’une nature solitaire, j’éprouve en fait un grand plaisir à découvrir le parcours chaque fois différent de ces âmes réunies ici en un même lieu, en un même temps. J’aurais aimé faire des shooting de ceux qui m’ont le plus marquées, du style galerie de portraits en noir et blanc, mais je me sens pas assez confiante en mes qualités de photographe pour ça. Ce sont pourtant des visages qui mériteraient d’être gravés.
Vivre comme une sauvage qui boit des bières
Le quotidien ici est assez cool, le rythme caribéen prend rapidement possession de celui qui s’arrête dans le coin. Mais je suis quand même loin de passer ma vie dans un hamac à siroter des Coco Loco.
Le truc particulier, c’est que j’éprouve ici une détente dont je me croyais plus capable. Se réveiller avec le soleil, boire un café tout là-haut en observant la mer, les toucans et les singes dans les arbres, écrire face à l’immensité, se baigner des heures, sans penser à rien, en osmose avec la mer. Se reposer dans un hamac en lisant des livres sur l’ayahuasca, puis partir en exploration le long de la côte ou dans la forêt des montagnes. Et se sentir… vibrer au sein de cette végétation à l’odeur entêtante, capiteuse, où la nature ne cesse de croître, de se dévorer et de renaître, dans un cercle infini, et avoir la sensation d’être un de ces Hommes d’il y a longtemps, tellement connecté à ses racines qu’il ne peut plus dire : ceci est mon corps, ceci est la nature, parce qu’il fusionne avec ce que ses sens embrassent… Et puis redevenir humain en rentrant pour boire des bières et fumer des clopes avec les autres voyageurs… Et se coucher tôt, comme tout le monde ici, avec la mer qui chante au loin et les insectes et les grenouilles qui entonnent leur concert nocturne comme un envoûtement primitif…
Fiesta, danse rituelle et cocaïne
La fête ici, c’est quelque chose de phénoménal. Passer Noël et le jour de l’an loin de chez soi peut donner des résultats plus ou moins foireux, et j’ai souvenir d’avoir attendu le Père Noël toute seule comme une merde sous ma tente inondée en Argentine, ou alors de m’être retrouvée à bouffer de la soupe à la tomate préparée à l’arrache par un hôtel qui ne pensait qu’à faire la fête de son côté en famille pour un 31 au Honduras…
Mais cette fois-ci, j’ai plutôt visé juste. C’est d’ailleurs la raison principale qui m’a poussée à squatter ici pendant deux semaines, en dehors du fait que l’endroit est splendide et que les dueños de l’hostal sont mes potes. Les prix grimpent à mort pendant cette période dans toute l’Amérique latine, et faut s’y prendre pas mal à l’avance pour réserver ses piaules, chose dont je suis parfaitement incapable. Une fois de plus, je me suis déjà fait niquer en Argentine à payer le triple pour une chambre miteuse, parce que tous les hôtels des environs étaient complets. Hors de question que ça m’arrive de nouveau, ce coup-ci le truc était calé.
En dehors de cet hostal, ça bouge pas des masses sur le reste de la petite plage de Bahia Aguacate (où y a pas de village, d’ailleurs, le plus proche étant celui de Capurgana), et vu que mes potes sont bien implantés et ont de bons rapports avec les locaux, bah tout le monde rapplique pour faire la fiesta là-haut où se trouve le bar et l’immense toit-terrasse avec vue à 360 degrés.
Et ça envoie du lourd. Tout le monde danse et s’enfile des bières et des shot de rhum artisanal, au son de cette musique d’ici, salsa, merengue, reggae ton, cumbia…
Les jeunes, les grosses, les vieux, les gosses, ils ont vraiment ça dans le sang, bordel ! Pour Noël, un moment en particulier m’a marquée. Y avait le petit gars qui bosse sur la construction de la future maison d’hôtes spécial digital nomad d’un Français d’ici, et El Capitan, un vieux qui s'occupe du service de lancha (bateau) pour l’hostal en transbahutant les voyageurs de Bahia Aguacate à Capurgana ou Sapzurro.
On dansait tous au milieu de la salle lorsqu’un gros type d’ici saisit une immense flûte en bois et se met à coller un son ambiance vaudou sur la musique, d’une façon totalement instinctive. Alors le vieux et le jeune commencent à s’avancer en plein centre de la danse, et les gens forment un cercle autour d’eux. Le vieux danse comme un soulman, tenant le devant de son pantalon, tandis que le jeune se meut d’une façon serpentine, à la limite de l'épilepsie parfois, et le jeu qu’ils jouent ensemble, le spectacle qu’ils offrent a quelque chose de profondément authentique, comme deux hommes des cavernes se laissant envahir par les vibrations d’un appel de la Terre… Tout le monde les encourage, crie, applaudit en cœur, tape des mains et des pieds, parce que c’est comme d’assister à un rite, une danse ancestrale, aussi vieille que l’animal qui hurle encore en chacun de nous, et je suis si heureuse d’être témoin de ça que ça me réconcilierait presque avec l’être humain !
Après plusieurs verres et des litres de sueur évacués, inévitablement, j’ai goûté la coke d’ici, incroyablement pure. Faut dire qu’on est pile-poil sur le parcours des narcos ici, ceux du Clan del Golfo, l’une des organisations criminelles les plus puissantes de Colombie. Cette zone a été rouverte au tourisme il y a peu, mais elle est encore pleine de paramilitaires. En fait, il s’agit des types qui surveillent les passeurs de drogue, qui partent à bord des bateaux chargés de poudre qu’on voit régulièrement prendre la mer pour aller livrer les États-Unis qui sont finalement tout près. Mais tout le monde vit en bonne entente. La coke est bonne et pas chère, et les touristes ne courent aucun danger.
La bonne cocaïne te fait pas serrer des dents et t’empêche pas de dormir. Ça, c’est quand elle est coupée au speed, aux amphés, quoi. Rien de tout ça ici, on la chope au tout début de son parcours, avant qu’elle passe entre une centaine de mains qui ajouteront leur coupe afin de s’en mettre un peu plus dans les fouilles. Inutile de préciser que celle qui nous parvient en France contient à la fin plus d’additifs que de cocaïne, et que son prix a grimpé d’une manière proportionnelle à la merde qu’elle contient.
Mais j’ai sniffé deux pointes et ça m’a suffit. Depuis que j’ai découvert la transe, le vrai voyage avec l’ayahuasca, ce genre de dope m’intéresse plus des masses.
J’ai gerbé ma race avant de me coucher, ce qui était plutôt une bonne idée. Tu t’enfiles des verres, tu danses, tu te lâches, et puis tu dégobilles tout avant de dormir histoire de pas avoir à cuver, et tu te réveilles frais comme un gardon le lendemain. Technique personnelle qui a maintes fois fait ses preuves.
Jouer à Raoul Duke et prêter l’oreille à Travis Montiano
J’avoue qu’il m’arrive parfois de me sentir comme ce bon vieux Hunter S. Thompson qui s’enquillait alcool et dope tout en essayant d’écrire Rhum Express lors de son séjour à Puerto Rico. Je suis peut-être un peu trop dans le fantasme, mais j’ai toujours adoré marcher dans les traces de mes idoles, et faut reconnaitre que le côté écrivain-voyageur est une casquette particulièrement agréable à porter. Mais bon, tout comme lui, j’ai parfois du mal à m’astreindre à écrire au lieu d’être dans la démence de la vie en train d’être vécue. Et puis, je sens qu’il faut encore que ça mature.
L’histoire de Travis est là, juste sous la surface de ma conscience, mais il ne me livrera pas ses derniers secrets tant que je ne me serais pas confrontée à ce qui a été désigné, loin dans le passé, comme l’ultime essence, la révélation finale qui donnera tout son sens à ce qu’il a traversé. Et à ce que j’ai traversé avec lui.
Alors j’attends. J’écris sur la périphérie. Je pose le décor. Je creuse timidement.
Je ne suis encore qu’au tout début du voyage, et si je parviens à réaliser les plans vertigineux que je fomente chaque jour un peu plus, alors ça ne fait aucun doute que Borderline aura la digne fin que cette saga mérite.
Poursuivre la route avec le Diario Latino #4 !
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