Le Coin des Desperados

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El Diario Latino #4

Minca, Colombie : Jour 40


Une fille qui marche seule le long des routes

Ça doit faire deux semaines que j’ai quitté Bahia Aguacate, mais niveau ressenti, c’est comme s’il s’était écoulé beaucoup plus... Bizarre, la façon dont le temps se dilate quand on fait la route. Est-ce la succession étourdissante d’un tas de micro-évènements qui donne cette impression ? Ou alors les changements si fréquents d’hôtels, de paysage et d’atmosphère ? Quand je regarde la carte, désormais pleine de souvenirs et de vécu s’attachant à chaque point, alors qu’avant c’était pour moi que des noms de villes inscrits sur un bout de papier et quelques fantasmes et projections inachevés de ce qu’elles pourraient incarner…

Remarque, ça m’a toujours fait cette sensation. Au fond, il est question de densité d’évènements. Sachant que dans la prison du quotidien, il peut s’écouler une année entière sans éléments marquants, sans rien qui se détache vraiment de l’amalgame de l’archi-vu, est-ce que le temps du voyage peut faire de la vie humaine quelque chose de plus significatif ? Cette densité du vécu comprimé en si peu de jours, est-ce qu’elle multiplie l’expérience de la vie par son poids ? 

S’il faut vivre sur la route pour arracher à l’existence sa valeur et son sens, eh bien, disons que j’ai fait mon choix il y a longtemps. Et si ce choix doit creuser toujours plus le fossé qui me sépare du reste des Hommes, jusqu’à ce qu’un jour, il soit impossible pour eux ou pour moi de le sauter, alors, ça aussi, c’est déjà une vieille décision.

La vérité est que je suis extrêmement seule. Physiquement parlant, mais surtout à l’intérieur de moi. Oh, n’allez pas croire que cet état de fait m’afflige. S’il y a bien un truc sur cette misérable planète que je recherche avec avidité, c’est l’isolement. Simplement, parfois, ça me saute aux yeux. Le temps que je passe seule, à marcher sur les chemins, m’éloignant toujours plus de toute forme de civilisation, au point de m’être programmée à me lever le plus tôt possible pour jouir du monde qui m’appartient, à moi seule, avant que les autres n’émergent de leurs songes. Je pars marcher sur les plages, dans les montagnes, sur les sentiers forestiers alors que le soleil se lève, et je reviens après avoir vagabondé 15 km tandis que les autres commencent à peine leur journée. Et je regarde les groupes de touristes, les familles de vacanciers, les couples d’étrangers, et je me demande : Est-ce moi qui suis la plus seule ?

Je crois qu’il existe un implacable isolement en soi, qu’on se traîne jusqu’à la mort, peu importe qu’on soit entouré, aimé, ou même écouté pour de vrai. Aussi loin que je regarde, j’ai toujours été seule dans ma tête. En servant les gens au resto, sur mon vélo quand j’étais petite, en regardant la mer en Espagne, en lisant. En écrivant. Tout ce que je fais en ce moment, c’est juste de laisser sortir au grand jour cette fille qui chemine en détournant le regard quand les autres tentent de l’approcher. 

Mais il faut admettre que cet effacement progressif des liens qui me tiennent attachée au reste de l’humanité est en train de faire lever une puissante, très puissante lame de fond. Le petit jeu auquel je me livre pourrait bien me mettre face au cataclysme le plus brutal que j’aie jamais connu. Il existe des signes tangibles de la tempête intérieure que je suis en train d’alimenter. Mais c’est comme un feu qu’on regarde grandir et qu’on nourrit presque machinalement, presque sans y penser. Encore une branche, encore une bûche. Qu’est-ce qu’elles brillent, ces braises ! Comme les flammes sont hautes ! Et cette odeur…

Je sais pas ce qui m’arrive, mais on dirait que je suis en train de m’entraîner, de me préparer pour quelque chose. Bien que très tonique et très résistante (le taff de serveuse a au moins ça de bon), j’ai jamais été ce qu’on appelle une sportive. Ça me dérange pas de marcher pour me rendre quelque part, au contraire, mais l’effort physique pur et dénué de but n’a jamais été mon truc. Eh bien, ça a changé. Insensiblement, une randonnée après l’autre, j’en suis venue à pousser mon corps au-delà de ses limites, chaque jour, sans savoir pourquoi. C’est arrivé lors de cette marche entre Bahia Aguacate et Sapzurro. 

D’ailleurs, les préliminaires sont terminés. Il est temps de reprendre le fil du récit.


Des gens qui parlent d’ayahuasca et des fourmis qui filent la patate

Un mec m’avait contactée sur Insta, parce que le couple de Français qu’avait passé quelques jours à l’hostal de mes potes lui avait parlé de moi. Un mec de Sapzurro, un dueño d'hôtel. Le fait que j’écrive sur l’ayahuasca lui avait mis la puce à l’oreille, et il me disait qu’il souhaitait me rencontrer. Sauvage comme je suis, j’ai évidemment attendu le dernier jour, la veille de me barrer, pour me décider à aller voir le bonhomme. C’est pas de ma faute. Je suis comme ça.

Son hôtel se trouvait donc à Sapzurro, village colombien qui se trouve à la frontière du Panama. A 7h du mat j’étais sur la route, pleine d’allant, cheminant le long de la côte avec la forêt à gauche et la mer à droite, observant les timides rayons du soleil jouer entre les cocotiers. J’ai débarqué à Capurgana sans trop savoir si j’allais continuer à pied ou alors me trouver un bateau, mais je suis tombée sur un des primos (cousins), une bande de frangins français super potes avec mes potes à moi, et il se trouve que lui et sa nana colombienne accompagnaient une horde de vacanciers (c’est leur boulot) venant de Medellín jusqu’au bled où je devais aller, en bateau, alors j’ai décidé de profiter de l’occasion. En un quart d’heure c’était réglé, et je foulais le sol de Sapzurro. Le capitaine de la lancha a oublié de me faire payer, en plus. Toujours ça de gagné. J’ai trouvé l’hôtel du mec sans difficulté. 

Il a semblé surpris de me voir débarquer comme ça, si bien que je me suis demandé si c’était moi qu’avais mal pigé ses intentions. Vieux, tu veux qu’on cause ayahuasca et écriture, pas vrai ? Bah tu vois, je suis là. Mes manières échappent encore à beaucoup de monde, mais il s’est rapidement mis en selle. Le truc relou, c’est qu’on était sans cesse interrompus par ses clients qui allaient et venaient, et s’incrustaient dans la conversation. 

Quel était mon but en me pointant ici ? J’en savais rien. En voyage, j’ai pour habitude de suivre les signes, et je me disais que ce mec-là en était peut-être un. Je me disais qu’il pourrait me recommander un ou deux bons chamans. En même temps, mon attitude face à ça est très ambigüe. Je cherche sans chercher. On me file des pistes que je ne suis pas. Comme si j’attendais un miracle qui tombe du ciel, comme c’était arrivé avec Wish. Une évidence. Ou alors, peut-être bien que, simplement, je pressens que les pistes qu’on me donne ne sont pas les bonnes…

Bref, il m’est vite apparu que mon expérience de l’ayahuasca était bien plus profonde que la sienne, et qu’en réalité c’était plus moi qu’avais des trucs à lui apprendre que l’inverse. Le temps est passé où j’étais à l’affût de tout ce que j’entendais sur le sujet, buvant littéralement les paroles du premier péquenaud qu’avait vaguement tâté de la chose. D’une manière générale, je ne me sens plus aussi jeune que pour mon premier trip. A l’époque, c’était moi la nymphette de service, 20 ans tout vert, excitée et stupide, probablement. Ça me fait un peu bizarre de me dire ça, mais maintenant c’est moi l’ancêtre. C’est moi qui peux me positionner face aux blancs-becs que je croise en causant comme une matriarche qui sait de quoi elle cause, justement, pour le voyage comme pour l’ayahuasca.

Y avait un jeune type qu’était là aussi, avec qui j’ai discuté un moment. Une sorte d’allumé à l’origine indéfinissable (Argentin, peut-être, même s’il n’avait pas l’accent), qu’avait l’air de tâter d’un peu tout (toutes les drogues et toutes les médecines), qu’était pas désagréable, ma foi. 

Mais soyons franc, l’un dans l’autre, et bien que le dueño et l’autre gars étaient charmants, je peux pas dire que j’en ai retiré grand-chose. Tant pis. Quand on nourrit aucun espoir, y a pas de déception. Le dueño, lui, était tout de même déçu que je reste pas. Sans doute qu’il s’attendait à choper une nouvelle cliente, en réalité… Loupé. Je lui ai appris que je me barrais le lendemain, et même à l’instant même, en fait. Il était bientôt midi et j’avais déjà décidé de me taper toute la route de retour à pince jusqu’à Bahia Aguacate, et entre-deux je voulais bouffer et me balader un peu dans le village. Un bien joli village, en vérité, qu’aurait mérité que je squatte là un moment, mais tant pis. Ça faisait déjà plusieurs jours que la route m’appelait, et j’avais hâte de la retrouver. 

Un burger et une bière plus tard, j’étais donc sur le chemin qui coupe à travers la montagne pour rejoindre Capurgana. Un chemin qui rigole pas. Ça monte et ça monte, en pleine chaleur et en pleine humidité, évidemment. J’en étais à me demander pourquoi je m’infligeais ça, quand j’ai senti une drôle de douleur au pied. Une morsure. J’ai tout de suite fait le lien avec la colonie de fourmis que je venais de croiser. En tongs. J’ai regardé mon pied gauche en sentant soudain la même douleur au pied droit. Il fallait faire un choix. Mon gros orteil gauche était attaqué par une fourmi géante en train d’essayer de mordre à travers la corne (Dieu bénisse mes pieds cornés par des mois de service !). J’ai miséré à mort pour la détacher de là en criant LA PUTAIN DE TA RACE, avant de m’attaquer à celle de droite, qui s’accrochait à la chair tendre de mon troisième doigt de pied, par au-dessus. Avant de réaliser que j’en avais plein d’autres agrippées à ma tong, dans le caoutchouc. Ça a pas été simple de toutes les virer de là, et longtemps après j’étais encore en train de vérifier que je les avais bien toutes éliminées. Mais ces fourmis ont été la cause d’un effet que je ressens encore aujourd’hui. Après leur assaut, je me suis mise à marcher comme une furie, peu importe à quel point ça montait, à quel point je transpirais, à quel point mes cuisses me faisaient mal. J’avais trouvé un second souffle, et ce souffle, il me possède désormais tout entière, dès le début de mes randos. C’est très bizarre, en fait.

Ce jour-là, j’ai marché presque 29 kilomètres. Et depuis, on dirait que je tente chaque jour de dépasser ce record.


Un vrai baroudeur doit savoir modifier ses plans en un claquement de doigts

Une demi-heure avant de prendre le bateau pour quitter mes potes et cet hostal où j’avais passé deux semaines, il pleuvait à mort, exactement comme le jour de mon arrivée. La boucle était bouclée, et au fond ça me semblait logique. Mais la pluie a eu la clémence de s’arrêter avant le décollage. Mon objectif du jour était Necoclí, où j’imaginais rester une nuit avant de me relancer dans la folie des bus. Débarquée là-bas, j’ai eu l’idée saugrenue de ne pas prendre de moto pour me rendre à l’un ou l’autre hôtel qu’on m’avait conseillé, mais de longer la plage avec mon gros sac, mes coups de soleil et le sel des vagues que je m’étais reçues qui me piquait la gueule… persuadée que je tomberais sur ces hôtels rapidement. Hum.

En effet, au bout d’une demi-heure de marche, j’ai fini par tomber dessus, harassée, rouge écrevisse, pour m’apercevoir qu’ils étaient tous complets (haute saison), et que de toute manière, la ville entière était en proie à une violente coupure d’eau qui ne me permettrait jamais de me laver de ce sel et de cette sueur… OK, on y va pour un brutal changement de programme !

Si y a bien un truc que le voyageur aguerri doit être capable de gérer, c’est ça. Paumé au milieu de nulle part ou découvrant soudain ses précieux plans foulés au pied pour je ne sais quelle raison, le baroudeur doit savoir rebondir rapidement et bouleverser ses projets -peu importe à quel point il y tient- comme s’ils n’avaient tout simplement jamais existé. J’ai donc pris une moto pour le terminal (enfin, disons, l’endroit d’où partaient les bus pour le Nord, en plein sur la grand-rue), repoussant sans ménagement les ayudantes (ceux qui accompagnent le chauffeur de bus en gueulant partout le nom de la destination de l’engin, chargeant les bagages, récoltant les sous, haranguant à tout va les malheureux piétons qu’ont rien demandé) qui se jetaient déjà sur moi en criant : CARTAGENA, MONTERIA, SANTA MARTA, pour m'asseoir sur un muret au milieu des pots d’échappement, de la poussière, de la chaleur carabinée et des vrombissement de moteurs, m’allumer une clope et consulter mon guide.

OK. Le plus logique à faire, c’était de se rendre à Montería, bled sans intérêt, mais qui avait l’avantage de pas être trop loin (je fantasmais sur une douche) et surtout d’être à la jonction de l’itinéraire qui m’arrangeait le mieux. J’ai écrasé ma clope, me suis dirigée vers un des ayudantes, et j’ai fait : OK. Montería.


Un hôtel en face du terminal, l’odeur du gasoil et la vérité poussiéreuse du road trip

Pourquoi s’emmerder à trouver un hôtel dans le guide, prendre un taxi et s'exiler au cœur d’une ville dégueulasse quand tout ce dont on a besoin est une douche et un lit ? Une fois de plus, mon expérience m’a dépannée sur ce coup-là. Quand j’ai senti qu’on arrivait au terminal, j’ai ouvert grand les yeux et j’ai repéré un hôtel juste à côté. Parfait.

Très bonne aubaine. Il coûtait que dalle, la chambre était dotée d’un ventilateur ultra-puissant (indispensable dans ce bled étouffant de la mort), et la douche coulait bien. Bordel, j’avais pas besoin de plus ! J’ai consulté mon guide pour ma journée du lendemain. Le bled que je visais était pas à plus d’une heure et demi de route. 

J’ai fumé des clopes sur la coursive en matant la rue. Y avait un comedor (petit restaurant) où ils te servent du gras 24h/24 juste en bas, et l’odeur des hydrocarbures mêlée de poussière me remontait depuis là où j’étais postée. Ça m'a rappelé des scènes du passé, ces hôtels impersonnels où t'atterris parfois sans l’avoir prévu, en transit, comme un fantôme coincé dans l’entre-deux Monde. Une ombre furtive que personne ne remarque, qui n’existe pas vraiment, parce qu’elle ne laisse aucune marque nulle part.

Et je me suis demandé si c’était pas ça, le vrai voyage.


Un lieu mystique au bord du Río Sinú

J’ai passé une nuit bizarre, peuplée de rêves étranges, et à 6h30 du matin j’étais déjà en train de descendre les marches de l’hôtel pour me rendre au terminal. Mais j’ai même pas eu le temps de l’atteindre que j’étais déjà dans un bus. C’est marrant comment ça marche ici. En France le chauffeur te récupérerait jamais au bord d’une route comme ça, si t’es pas en train d’attendre religieusement à l’arrêt. Ici, ils te chopent n’importe où, et te font descendre où tu le souhaites.

Bref, j’étais en partance pour Lorica, un bled qu’est pas du tout répertorié sur les guides. Et je dois avouer que ça faisait du bien qu’y ait aucun gringo à l’horizon. Mon voisin de bus m’a prise en main et m’a trouvé une moto pour me conduire à l’hôtel qu’il avait élu pour moi. Ça m'arrangeait bien, j’avais rien réservé, et c’est toujours un peu délicat de dire au mec chargé de te conduire : Amène-moi dans l’hôtel de ton choix, bien que je l’ai fait plus d’une fois. Mais on a parfois des mauvaises surprises. Je pensais que j’étais face à l’une d’entre elles quand la moto m’a fait descendre. On était juste à côté de l’église, à deux pas de la place centrale (là où se trouvent en général les trucs les plus chers) et l’hôtel avait l’air tellement clean que j’espérais pas une seule seconde qu’il soit dans mes prix. 

J’en revenais pas quand le type de l’accueil m’a annoncé le montant, tout en glissant que la piaule était climatisée (limite indispensable, vu la chaleur dans ce bled). Je sais pas si vous pouvez imaginer le soulagement du gringo quand il se dégote une chambre de luxe dans ses prix, avec un petit balcon où il peut cloper en matant l’animation de la plaza mayor (place principale), une panaderia (boulangerie) à deux pas, et le fleuve en contrebas… 

Il était très tôt, à peine 9h, et je suis tout de suite ressortie pour aller explorer mon nouvel environnement et me taper un café et un croissant tout chaud. L’énergie qui faisait vibrer le cœur de cette ville était d’une nature particulière : marché très vivant avec ses nombreux comedores donnant sur le fleuve, gens flânant sur le malecón (balade au bord de l’eau) à toute heure, chaleur sèche des petites rues poussiéreuses dont les murs des quelques bars et commerces s'ornent de graffitis, barques prenant l’eau le long des rives, architecture des porches et des fenêtres aux reflets arabes, et cette église colorée qui domine la place, pareil que dans toutes les villes d’Amérique latine d'ailleurs, mais qui justement offre un côté réconfortant, n’importe où que tu te trouves…

Je me suis baladée longuement, revenant à l’hôtel pour me rafraîchir, et ressortant parce que je devais encore tout voir, tout sentir… Le soir en particulier, lorsque l’air devient enfin respirable et que le fleuve fait ondoyer ses couleurs au coucher du soleil, l’âme de cet endroit révèle l’ensorcellement caché qu’on pouvait sentir ou deviner pendant la journée. L’esprit se tait, et il respire, lui aussi.

Être seul dans une ville inconnue à la tombée du jour, et s'imprégner d’une énergie étrangère, c’est quelque chose de sacré quand on voyage. J’ignore à quelle partie de nous-mêmes ça nous connecte, mais on se sent plus que jamais nomade dans ces cas-là. Ce qu’on appelle bêtement citoyen du monde, je crois.

Putain de haute saison !

J’aurais dû sentir venir la merde quand je me suis rendue à San Bernardo del Viento le lendemain, village en bord de mer censé être la tranquillité même. Ouais, eh bien non. La plage était envahie de vacanciers locaux, et puisque je déteste me retrouver au milieu d’un tas de gens, je me suis contentée de marcher sur le sable des heures et des heures en faisant quelques pauses jus de fruit, avant de m’en retourner à Lorica, un poil déçue, en retrouvant le même chauffeur de moto qu’à l’aller. C’est marrant, mais peu importe les déceptions que je peux rencontrer en chemin : quand il s’agit de faire de la route, j’oublie absolument tout ce qui vient de se passer pour être dans le pur présent. Les senteurs de cette côte caribéenne sont vraiment incroyables, et j’aurais bien du mal à décrire ce que ça fait d’être perchée sur une moto en observant la végétation, les rivières, les petites maisons et les cimetières colorés comme si on m’offrait le droit d’accéder à l’intimité d’une vie qui ne sera jamais la mienne. Comme… goûter en secret à différents aspects de l’existence.

De retour à l’hôtel, un brin inquiète quant à cette histoire de haute saison en train de monter en puissance, j’ai tenté tant bien que mal de trouver un hôtel pour le prochain village que je visais sur Booking, mais tout paraissait saturé, ou bien carrément hors de prix. Ça sentait de moins en moins bon…

J’ai laissé tout ça de côté pour aller savourer une dernière fois les ondes mystiques de Lorica…

Et le lendemain j’étais dans un bus, qui lui aussi m’a paru super cher, alors de deux choses l’une : soit je me suis fait enfler, mais grave, soit les prix triplent pendant les vacances. Avec le recul que j’ai maintenant, je dirais que c’est la deuxième option. Ces périodes de fêtes et de vacances ont toujours été ma hantise, et voilà que, comme une bleue, je me retrouvais encore une fois en plein dedans ! Y serait peut-être temps que j’apprenne à calculer un peu mieux mes itinéraires en fonction des périodes…

Jesus à moto, trois bières de trop et un mal de tronche légendaire

Arrivée à San Onofre, ville d’où partent les motos pour Rincón del Mar, j’ai pas eu le temps de dire ouf que j’étais à l’arrière d’un type qui m’y conduisait, en me faisant déjà un gringue éhonté. Oh, je dis pas, c’était un sacré beau Black, et flirter avec lui n’avait rien de désagréable. Au fond, je trouvais ça limite reposant qu’il soit aussi direct, ça nous épargnait les ronds de jambes habituels en matière de séduction.

- T’aimes pas les Morenos (Noirs) ?

- Si. Enfin je veux dire, j’ai jamais essayé, mais…

- Moi non plus j’ai jamais essayé une Française. J’aimerais essayer avec toi. Comment tu t’appelles ?

- Zoë.

- C’est joli Zoë. Moi c’est Jesus.

- Ah.

- Tu veux qu’on se voit ce soir ?

- Ben…

- Allez, j’ai vraiment envie de faire l’amour à une Française !

- Je suis à peu près certaine que ça fonctionne pareil dans le monde entier, tu sais… Et puis je suis sûre que tu mens. Je suis sûre que t’as déjà tapé dans de la gringa.

- Nan, jamais !

- Carrément que si ! Je suis sûre que tu sors les mêmes conneries à toutes celles qui montent derrière toi.

- J’ai jamais parlé avec une Blanche comme ça.

- Mouais, c’est plutôt qu’elles comprennaient rien à ce que tu leur racontais, surtout.

- Haha.

- Héhé.

Sans surprise, à Rincón, ça dégueulait de gens de partout. Ce que mes potes de Doble Vista m’avaient vendu comme un petit paradis de pêcheurs loin de tout, où il faisait bon se reposer sur la plage en buvant des cervezas face au coucher de soleil, se révélait être une immonde usine à vacanciers et touristes, où, comme de juste, tous les hôtels où Jesus m’a emmenée étaient complets. J’ai fini par lui dire de me laisser me démerder toute seule, je m’en voulais de lui faire perdre son temps en cherchant avec moi, et puis il commençait déjà à me saouler… 

J’ai patienté deux heures dans un hostal où ils disaient qu’ils auraient peut-être une place, avant de finir par m’annoncer que la chambre coûtait 150 000 pesos, c’est-à-dire plus que mon budget quotidien. Mais ils connaissaient un type juste à côté qui proposait des piaules pour 100 000. Bordel de chiotte, je jure que j’étais à deux doigts de reprendre une moto pour me tirer de cette galère et de ce con de bled qui me sortait déjà par les yeux, mais pour aller où, en même temps ? Le prochain endroit que je visais était Cartagena et je savais que là-bas ce serait exactement le même délire, voire pire, vu la très bonne réputation de cette ville.

La mort dans l’âme, j’ai laissé le jeune du premier hostal me conduire au second en moto. Le dueño s’est montré adorable direct (tu me diras, vu le fric que je lui rapportais, ça se conçoit). Il faisait penser à un gros Hawaïen, chemise à fleurs, panse énorme, sourire chaleureux. On a un peu papoté le temps que sa femme prépare ma chambre, et il m’a branchée sur des trucs à faire dans le coin. Dans la foulée, j’ai donc réservé un tour pour visiter les mangroves en canot le soir même, et un autre pour aller voir l'archipel de San Bernardo le lendemain. Foutu pour foutu, autant que mon séjour dans cet endroit serve à quelque chose. 

J’ai découvert ma chambre qu’était pas si merdique, même si en comparaison de l'hôtel que je venais de quitter à Lorica, ce truc était parfaitement moisi, tout en coûtant le double. 

J’aurais peut-être bien dû me reposer un brin, mais j’avais surtout besoin d’une bière. Au bout de trois, j’ai réalisé que c’était une très mauvaise idée quand un mal de tronche carabiné m’a chopé la tête en étau, qui ne devait se relâcher que deux jours plus tard…

A moitié bourrée, je suis retournée à l’hôtel en attendant l’heure de sortir dans les mangroves, en priant pour qu’y ait pas trop de monde dans le bateau. Je commençais à me sentir prise à la gorge par les gens, le bruit, l’agitation, et tout ce que je désirais au monde, c’était de respirer un peu loin de tout ça.

Virée en canot dans les mangroves, paresseux et narcotrafiquants

Mes talents de sorcière se sont révélés utiles : les gens qui devaient venir avec le guide et moi se sont décommandés, et c’est donc seule avec ce petit mec freluquet et sympa comme tout que je me suis lancée dans les marais. Honnêtement, j’ai vu des trucs bien plus impressionnants que ça dans ma vie, mais y se trouve que passer deux heures loin de l’agitation du monde avec ce gars était tout ce que je désirais en cet instant. Il avait l’air plutôt concerné par son boulot, en plus.

Apparemment, cette mangrove reliée à la mer sur laquelle on circulait était pura basura (pure poubelle) avant que l’association pour laquelle il taffait prenne les choses en main pour tout nettoyer. Il m’a expliqué que la végétation de ces fameuses manglares (écosystème constitué de marais donc, avec de drôles d’arbres qui poussent dans l’eau avec les racines soit sortant de l’eau, soit allant vers l’eau depuis les branches) produisait plus d’oxygène que n’importe quel pauvre arbre tout sec qu’on trouvait dans les plaines, et que c’était donc super important de la préserver. Il me citait les noms latins de chaque plante, m’apprenait le nom des oiseaux, et m’a emmenée dans une plaine pour qu’on tente de voir les paresseux.

En sortant du canot, il m’a fait : Si on voit un paresseux, tu me files un pourboire, d’accord ? Sa manœuvre était plus que grillée, mais je le trouvais tellement cool que j’ai topé sans faire d’histoire. A peine sortis de l’eau, sur le premier arbre planté face à nous, non pas un mais trois paresseux étaient accrochés là comme font toujours ces bestiaux, soit roulés en boule, soit se déplaçant avec une lenteur effarante et un sourire de fumeur de ganja perdu de Dieu. Faut dire que les feuilles de cet arbre étaient leur nourriture favorite. Moi j’étais simplement contente de voir la vie sauvage ailleurs que dans un zoo. 

On a repris le canot après s’être un peu baladés. Entre-temps, il m’avait montré une célèbre piste d'atterrissage d’avions des narcotrafiquants, et m’avait expliqué qu’une grande partie de sa famille s’était fait buter par eux. C’est quand même spécial la Colombie. Elle a un sacré passé que les chochottes françaises pourront jamais comprendre, moi la première…


Parfois, la réalité est aussi merdique que la fiction

J’aurais voulu que cette parenthèse dure plus longtemps. De retour à l’hôtel, mon mal de tronche avait empiré et je me sentais capable de rien, ni de sortir bouffer, ni de lire, ni même de me brosser les dents, ce qui ne me ressemble vraiment pas. Je me suis tout juste contrainte à préparer une gourde de flotte histoire de pouvoir boire durant la nuit, en glissant carrément deux cachets de micropur dedans, tant elle semblait foireuse… J’avais tout sauf besoin de me choper une intoxication en plus du reste. Bordel, je me sentais comme Travis au début de Borderline, et dans un sens, ça m’a fait rire, cette connerie. Étalée à poil sur mon lit, le ventilo en pleine gueule, avec cette foutue musique qui ricochait dans toute la ville, et particulièrement chez les voisins, vraisemblablement, cette migraine me filait la nausée, elle était en train de me rendre complètement dingue…

J’ai presque pas dormi, je crois. Au petit matin, la nuit entière m’apparaissait comme une longue abomination faite de visions sordides, de musique qui s’insinue dans ta tête sans espoir d’y échapper, et d’une douleur occipitale d’une lente et rare violence, continue, intraitable. 

J’étais dans un état proche de l’Ohio, et dire que j’étais censée me taper une virée en bateau pour aller découvrir ces fameuses îles qui, je le sentais, allaient être envahies DE GENS ! La putain de sa race. J’ai avalé une gorgée d’eau ultra-chlorée qui s’est débrouillée pour avoir quand même goût de moisi. Chaud, le moisi. Putain. J’ai rampé sous la douche, qui n’était en fait qu’un vague tuyau planté dans le mur crachant un filet mou d’eau froide, histoire d’essayer de me remettre en place pour la journée. Brossé les dents. Avalé un nouveau Doliprane. Et suis descendu fumer une clope avec le dueño, qu’a eu la décence de m'offrir une tasse de tinto (le café très léger et sucré qu’ils boivent ici). J’aurais préféré un triple espresso, mais bon.

Ça allait quand même un peu mieux. Il était super tôt, pour pas changer, l’excursion décollait à 8h, j’avais le temps de faire un tour du village et de me taper un vrai café bien fort. Personne dans les rues. Le soleil en train de se lever, caressant de sa lumière les rues en sable et les petites maisons colorées… Voilà à quoi devrait toujours ressembler le monde, je me suis dit. Juste moi, la lumière, et quelques cabots qui traînaient par là.

J’ai bu mon café en regardant la mer. Elle était calme à cette heure-là, les vagues ne commençaient que vers 10 heures. Ça m'a fait du bien. Quand il a été l’heure de partir, j’avais retrouvé figure à peu près humaine.

Les Iles du Diable

Parfois, on sait très bien qu’on se fout dans un plan débile, mais on y va quand même. Mon idée de base en me dirigeant vers Rincón del Mar, c’était de dormir sur l’Isla Mucura, qui est réellement splendide, mais avec les récentes déconvenues que je m’étais chopées avec les hôtels, j’avais pas osé me pointer là-bas comme une fleur en mode Holà, hay habitación ? (salut, z’avez une chambre ?).

Je dis pas que j’aurais dû, mais ce qu’est sûr, c’est que ce tour de merde n’était pas la bonne option pour profiter de cette île, et que les deux autres que j’ai visitées ce jour-là valaient pas un pet de lapin. Je hais les putains de tours opérateurs. Chaque fois que j’ai dû y avoir recours, j’ai détesté ça, putain. Comment on est censé kiffer quand le bateau te largue avec un tas d’autres neuneus sur une micro-île surpeuplée en te disant : OK, rendez-vous dans une heure à l’embarcadère, les pigeons !

Eh bien, on trace direct dans le sens inverse de la cohue. Tout le monde va à droite, où y a la zik et les restos ? Va à gauche, suis le sentier le long de la mer, écarte-toi autant que possible en surveillant l’heure quand même pour pouvoir être de retour quand ce fichu bateau repartira, et marche, vite, loin, jusqu’à trouver une crique où tu pourras te tremper le cul tout seul pendant le quart d’heure qui te reste.

Quelle situation pathétique… Dans un lieu si beau, le genre de truc dont tu rêves depuis que t’es gamin ! Encore heureux que j’arrive à me connecter rapidement à la beauté qui m’entoure quand je l’ai sous le nez. Je dirais que c’est ce qui m’a sauvée. Et j’ai répété le processus sur l’île suivante, Tintipán…

Le monde est devenu franchement moche, vous savez. Ce coup-ci, c’était Indiana Jones au pays d’Instagram. Nom d’un chien, c’est pas que j’aie le sentiment d’avoir une place à moi quelque part, mais là, j’aurais pas pu être plus loin de mon monde… J’ai fermé les yeux sur les pétasses en mode selfie avec leur gros culs cellulitiques débordant de leurs strings, et j’ai franchi la barrière supposée séparer le monde en deux : la plage publique, qui devait pas représenter plus d’un quart de l’île, sur laquelle s’ébattait donc la horde effroyable de vacanciers que je venais de croiser, et la partie privatisée, où chaque hôtel de luxe a acheté son petit coin de paradis à l’usage exclusif de ses hôtes…

Ce qui fait que je me suis retrouvée dans un no man’s land où les pilotes de bateau des tours opérateurs se reposaient à l’ombre, étonnés de voir une pauvre gringa mortifiée débarquer. J’ai tracé sans rien demander, jusqu’à trouver des rochers qui s’avançaient dans l’eau. J’entendais presque plus la musique. Y avait personne. Ouf. 

L’un des types est tout de même venu me prévenir de faire gaffe où je mettais les pieds. En effet, ici les oursins et les coraux tranchants comme des lames avaient remplacé le sable blanc. C’était le prix à payer pour la solitude. 

Tout était si cher sur ces îles que j’ai rien bouffé de la journée, et de retour à Rincón le soir, le mal de tête était revenu en force. En me connectant vite fait dans un bar (mon hôtel n’avait évidemment pas la wifi), j’avais découvert que celui que je croyais avoir réservé pour le lendemain était en réalité complet, ce qui me faisait changer mes plans à la dernière minute, une fois de plus… Dans l’urgence, j’ai dégoté un truc moisi pour une autre ville le long de la côte. Toute cette connerie commençait à me courir sur le haricot. J’étais impatiente d’être au lendemain pour me tirer d’ici.



Tu sais ce que ça veut dire, d’être au bout de sa vie ?

J’ai enchaîné taxi (vraie voiture, ce coup-ci, pas un Jesus en moto), puis voiture privative pour Cartagena, et puis bus et encore taxi ce jour-là. C’est chelou comment ça marche ici. Tu sais jamais dans quel transport tu vas grimper. 

Le premier taxi m’a lâchée sur une sorte de grand-route où s’arrêtaient des voitures, des bus, des motos, et les mecs qu’étaient là se sont occupés de mon cas, arrêtant une voiture dans laquelle ils m’ont fait monter, apparemment le mode de transport qu’allait m’amener à Cartagena. J’étais là, mon arepa toute grasse à la main (galette de maïs, petit dej de rue typique de la Colombie), et j’ai dû bondir dans cette caisse sans même prendre le temps de m'interroger. Ce n’est qu’une fois seule avec ce mec que j’ai réalisé que j’étais absolument pas dans un taxi officiel, que j’avais pas pris en photo sa plaque d’immatriculation (c’est conseillé de le faire dans ces cas-là), et que donc, bah, j’étais à la merci. J’avais pas peur non plus, cela dit. Il était 9h du mat, et hormis le fait que ce chauffeur avait des yeux bleus très bizarres et un accent que j’avais foutrement du mal à comprendre, il avait l’air sympa, et sa caisse était bien, elle roulait vite.

Dans le doute, je lui ai tout de même monté un bateau sur un type que j’étais censée retrouver pas loin, genre : Je suis pas toute seule dans ce pays, des tas de gens s’inquiètent pour moi ! Tu parles. La vérité, c’est que si je disparaissais, personne s’en rendrait compte avant un sacré bout de temps.

Mais j’ai pas disparu. Même si en approchant de la fin de journée et donc de mon hôtel, y restait plus grand-chose de moi, tant j’étais rincée. C’est peut-être ça d’ailleurs, cette dureté qui te possède quand t’atteins tes limites, qui m’a poussé à refuser que l’enculé de taxi me laisse à des rues et des rues de mon hôtel, prétextant que la route était fermée ou je ne sais quelle connerie. Il a tenté, il a échoué. La route n’était pas fermée et je l’ai forcé à me déposer au pied de mon logement. Hors de question que je marche des kilomètres dans les rues sablonneuses avec le sac sur le dos et le soleil qui brûle la couenne avec une migraine d’un autre monde et une journée de voyage dans l’os. Nique ta mère. Je lui ai balancé son fric et j’ai franchi les portes du taudis. Mais non, j’étais toujours pas au bout de mes surprises…

L’hôtel n’avait pas pris ma réservation en compte. Heureusement, m’a annoncé la bonne femme, il reste une place en dortoir (les DORTOIRS, ma hantise depuis mon premier trip ! Des repaires de ronfleurs que je fuis comme la peste depuis mes 20 ans !), et coup de bol, y avait personne dedans, pour le moment. Quand elle a vu ma tronche, elle a compris son erreur, et je dois d’ailleurs la remercier de m’avoir finalement laissé tout le truc sans me foutre personne d’autre, même quand une bande de clampins s’est présentée.

Est-ce que j’allais enfin pouvoir me reposer ? Je me suis tapé trois bières achetées à la tienda (épicerie) d’à côté pour favoriser mes chances, mais c’était sans compter sur… LES PUTAINS DE VOISINS QU’ONT MIS LA MUSIQUE A FOND LA CAISSE TOUTE LA PUTAIN DE NUIT ! Ces connards envoyaient même des pétards dans le ciel, au point, oui oui, de foutre le feu à la maison d’à côté…  Cela dit ça on me l’a raconté le lendemain. Y avait de la cendre dans ma piaule en me réveillant, et c’est après que j’ai pigé. 

Ça commençait à bien faire. J’ai préparé mon sac en deux temps trois mouvements et j’étais de retour à attendre le bus. Ces sales vibrations qui me poursuivaient depuis trois jours avaient méchamment entamé mon système nerveux, et j’osais même plus imaginer que l’endroit soi-disant enchanteur où je me rendais l’était bel et bien. Du coup, quand j’ai finalement débarqué, le soulagement a été IMMENSE.

Minca était vraiment le paradis qu’on m’avait vendu, l’endroit idéal où j’allais enfin me ressourcer.

Village roots, guérisseuse indigène et exorcisme intestinal

Dans chaque pays d’Amérique du Sud, y a un bled que les gringos ont élu. Il s’agit souvent d’un petit village plein de charme à la température clémente, où il fait très bon en journée mais frais la nuit. Et dès ses premiers pas dans ce village, on ne peut que sentir qu’une énergie particulière est à l'œuvre.

Évidemment, on pourrait penser que c’est les gringos qui se sont établis là pour y vivre qu’ont amené avec eux cette sorte de vague new-age, puisque ce sont majoritairement des gens roots, portés sur les médecines naturelles, le yoga et la bouffe healthy, et qu’ils se sont employés à transformer les lieux en une sorte de refuge où on boit du tchaï, bouffe des pancakes vegan, du houmous et du granola, et où on peut prendre des cours de méditation vipassana à tous les coins de rue. Et où, d’une manière générale, tout le monde met un point d’honneur à se comporter avec ouverture et bienveillance.

Mais à y regarder de plus près, en cherchant un peu dans le passé et les légendes locales, on réalise que c’est pas le cas : l’énergie était là avant, les gringos l’ont juste identifiée, et se la sont plus ou moins appropriée… Pisac au Pérou, Samaipata en Bolivie, San Marcos de Atitlán au Guatemala, et maintenant, Minca, Colombie.

N’importe quel voyageur pourra tenter de s’en défendre, même moi qui suis pas du genre à coller à mes semblables et qui fuis comme la peste tout ce qui s’apparente à la bienveillance outrée. Mais la vérité est là : dans ces endroits, on se sent bien, et on y reste souvent bien plus longtemps que prévu…

Un refuge donc. Celui dont j’avais besoin après l’exposition démesurée et la promiscuité que j’avais vécues sur la côte comme s’il s'agissait d'une opération à cœur ouvert.

Cela dit, même ici, les vacanciers sont présents, sans compter les gringos donc, auxquels j’ai toujours autant de mal à m'identifier et vers qui je me dirige jamais facilement. Mais avec mes horaires de poule sous amphets, c’est pas trop difficile pour moi d’éviter la foule en cheminant aux aurores vers les cascades et autres merveilles qui peuplent ce coin de paradis.

Pourtant parfois je m'interroge sur cette impossibilité de nouer des liens avec ceux que je croise. Je marche des kilomètres, entièrement seule, et quand je rentre au village j’éprouve toujours pas l’envie de tenter d’avoir un contact avec les autres. J’ai pourtant croisé des gens cool quand j’ai été dans cet hôtel sur les flancs de la montagne (c’est tout l’intérêt de Minca, à priori : squatter dans les ecolodges somptueux avec vue sur la mer en contrebas, isolés de tout), et j’aurais eu la possibilité de les accompagner un moment pour me rendre avec eux dans la Guajira, désert qui se trouve à l’extrême nord du pays. Mais non.

Faut dire aussi qu’il s’est passé un truc qui, même si je l’avais voulu, m’aurait empêchée de le faire. 

Une Française que j’avais croisée à l’hostal de mes potes s’était rendue dans ce fameux hôtel, où elle s’était fait masser par une indigène. Mais c’était pas un massage classique. Au bout de quelque temps de palpations, la femme s’était mise à lui révéler des choses sur elle. Des choses qu’elle était techniquement incapable de savoir. Et moi, avec la lame de fond dont j’ai parlé au début de ce carnet, j’avais des trucs à régler. J’étais curieuse de voir ce qu’elle découvrirait sur moi.

J’ai donc pris rendez-vous avec cette femme. Elle avait l’air rude, et pas spécialement amical, mais c’est un truc auquel je suis habituée avec les chamans. Rapidement, elle a commencé à me parler, évoquant des éléments de ma vie qu’elle semblait sentir à travers mon corps. Elle m’avait tout d’abord passé un linge humide, imprégné d’une sorte de tisane aux herbes, chaude, pour ouvrir les pores de ma peau afin d’être en mesure de me lire. Puis, elle avait mis ses mains sur mon ventre, dont, selon ses dires, chaque zone correspondait à un aspect de moi : familial, émotionnel, sentimental…

Mon corps lui a tout dit. Ses massages faisaient mal. Je ne veux pas entrer dans les détails, mais à la fin, au niveau du pied, ça faisait si mal, aussi bien physiquement qu’émotionnellement, que je me suis cambrée sur ma planche, comme en proie à un exorcisme, pour hurler des pleurs d’une force inouïe. Et elle qui me disait de respirer, d’inspirer par le nez, souffler par la bouche tout en faisant avec mes mains le geste de balayer, de balayer cette souffrance que je traversais, de m’en défaire, de la laisser s’en aller… Cette façon de gérer le souffle m’a rappelé le pouvoir qu’il a en cérémonie d’ayahuasca.

Elle a voulu me revoir le lendemain pour terminer le boulot. Donc, à 7h du matin, j’étais de retour sur la table de massage. C’est principalement sur mon ventre qu’elle a travaillé (la veille, toutes les glandes et méridiens qui parcourent mon corps y avaient eu droit, jusqu’à mon pied, donc). C’est peut-être ce qui explique ce qui s’est passé…

Peu de temps après l’avoir quittée, j’ai commencé à me sentir très mal. Faible, épuisée, nauséeuse, tremblante… Un brin fiévreuse, peut-être ? Je me sentais si mal que j’ai dû changer mes plans : alors que j’avais réservé une nuit dans un autre ecolodge paradisiaque, ce qui impliquait un retour à moto à Minca, puis un autre trajet à moto pour m'y rendre, et enfin une nuit dans un dortoir (trop cher la chambre solo), et surtout une exposition permanente aux gens (comme c'est le cas dans ces endroits où les gringos sympathiques pullulent), j’ai finalement choisi de retrouver mon hôtel au village, pour me cloîtrer dans ma chambre individuelle, fraîche et solitaire.

Grand bien m’a pris. Toute la sainte journée, j’ai été victime d’une diarrhée d’un autre monde, c’est-à-dire, du monde de la medicina, comme celle que j’avais déjà connue avec l’ayahuasca. Un truc émotionnel qui te vide de ta propre substance…

Je ne sais pas si on peut dire que cette femme était chamane, et au fond je me contrefous de l’étiquette qu’on peut lui coller. C’était une guérisseuse, et le travail de nettoyage qu’elle avait initié connaissait son ultime dénouement…

Tout ce que j’espère désormais, c’est que cette énergie néfaste, pesante, et surtout, d’une incommensurable tristesse qui m’habitait a trouvé le chemin vers la sortie. C’est ce dont je parle, quand j’aborde le thème de la confrontation avec soi-même.

On réveille la lame de fond. Et puis, on se trouve en plein centre de sa fureur. Mais il faut apprendre à la gérer, à la dominer, à surfer dessus. C’est là qu’intervient le chamanisme, de n’importe quelle tradition. Voilà la medicina, qu’elle soit personnelle, c’est-à-dire pouvoir curatif de sa propre conscience sur elle-même, ou bien apporté par une femme dont on entend parlé, et dont on se dit : Tiens tiens…

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© Zoë Hababou 2022 - Tous droits réservés


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