Pensées Percutantes #2 : Feu Sacré. Idées mortelles. I Ching et Mutations.
Affamée, violente, solitaire, sans Dieu : ainsi se veut la volonté du lion.
Des paroles de Nietzsche qui résonnent sourdement dans la tête en arrière-fond.
Celui qui ne vit que pour se sentir vivant est aussi celui qui fera le sacrifice de sa vie au Feu.
Car ce dont tu veux vivre est aussi ce pour quoi tu es prêt à mourir.
Pulsion de vie et pulsion de mort engagées dans un combat sans merci, bras de fer entre deux puissances contraires qui s’accouplent le temps d’un féroce tango.
Renoncer à toute mesure, toute raison. Ne plus manger. Ne plus dormir. Ne plus parler.
Obsession.
Se laisser hanter par son œuvre et prendre le risque de cesser d’exister, devenir le fantôme d’un artiste créé par l’œuvre qu’il est en train de mettre au monde.
Marcher tout droit vers son dernier horizon jusqu’à ce que mort s’ensuive.
FEU SACRÉ, DRAGON, SACRIFICES
Beaucoup trop de gens parlent du Feu Sacré sans avoir la moindre putain d’idée de ce qu’il signifie, et encore moins de ce qu’il implique. Ils l’évoquent d’une façon apaisée et même conventionnée, comme si abriter un tel dragon en soi était aussi coolos qu’une veillée chez les boy-scouts à faire cramer des marshmallows.
Connerie de monde où les paroles et l’apparat ont remplacé les actes et la détermination. Vouloir l’aura, la gloire et les honneurs de l’Artiste sans oser être dérangé et même endommagé par l’Art. Croire qu’on peut s’enorgueillir du statut de Guerrier sans être salement disposé à la confrontation avec soi-même, à être poussé dans ses derniers retranchements. Se vanter qu’on héberge une bête féroce alors que la moindre secousse nous terrifie et qu’on ne supporte aucune ambiguïté, aucune perte de contrôle, aucun chaos en soi.
Comme si tout rayonnement ne venait pas avant tout de l’intérieur…
Y a un truc à savoir concernant le Feu Sacré, avant de prétendre faire joujou avec lui. Ce truc est un dragon, d’accord ? Et comme tout bon dragon qui se respecte un minimum, il est sauvage, vorace, impitoyable. Et terriblement intense.
Au début, il hypnotise et obsède. A mi-chemin, il exige des sacrifices et asservit. A la fin, il est devenu le maitre de celui qui le nourrit et il le dévore. Point barre.
Mais naturellement, la condition sine qua non pour qu’il existe, c’est de fondamentalement croire en lui.
Le Feu Sacré peut être quasiment n’importe quoi. Selon ce qu’il représente, le bois qui l’alimente et les sacrifices qu’il requiert seront différents, bien qu’il s’agira toujours d’offrandes très intimes. Ensuite, à toi de voir jusqu’où tu seras prêt à aller pour le maintenir en vie. Parce que son truc, c’est qu’il a TOUT LE TEMPS faim.
Ce Feu, il va te faire danser sur une corde raide. Passé un certain niveau d’implication, la frontière entre passion et addiction s’efface. La passion qu’il t’inspire te nourrit, tandis que l’addiction aux flammes te vide. C’est un échange de fluides, sorte de rapport mi-symbiotique, mi-parasitaire. L’idée est juste d’être conscient qu’une flamme sacrée est nettement susceptible de devenir une flamme mortelle quand l’amour qu’elle inspire vire à l’obsession, voire au fanatisme.
En tant que Guerrier, on peut facilement basculer de l'autre côté sans s’en rendre compte. Et n’avoir aucun désir de faire machine arrière.
La vérité est que les plus grands savants, les plus puissants guerriers, les artistes les plus accomplis, les sages les plus vénérables et les révolutionnaires les plus engagés sont ceux qui ont consumé leur vie entière dans une seule et unique flamme. Y a pas de différence entre un fou et un génie. Les deux absorbent en eux-mêmes les flammes qui jaillissent d’eux.
Ouais, c’est dangereux de rider un dragon, et c’est justement pour ça que c’est bon.
Mais certains devraient se contenter de faire griller des marshmallows.
L’INSPIRATION EST UN MALÉFICE
Le Feu Sacré marche de paire avec l’inspiration. Elle est le souffle qui attise les flammes. L’énergie qui insuffle une direction au dragon. Quand le Feu commence à bien brûler et à te consumer en-dedans, la voilà qui se pointe. Nonchalante comme seul peut l’être un ange déchu. Ses deux immenses ailes noires déchiquetées négligemment déployées autour d’elle…
Enchanteresse, lascive, bandante comme jamais. Le magnétisme qui transpire d’elle est si vif que ça fait presque mal de la regarder. Elle aussi est faite avec des flammes, et son essence est aussi bouillante que de la tequila assaisonnée de sel et de citron vert.
Elle excite tes sens et les incise, les tordant d’un désir lancinant, sourd, violent, torturé, que seul le plaisir de la possession la plus torride et la plus absolue pourra combler.
Puis, elle entre en toi. Elle s’offre à toi. Te fait l’amour comme jamais, à l’intérieur. Elle te rend complètement dingue. Partir dans un corps à corps avec elle, c’est la laisser te transfuser des délices les plus dionysiaques et des abîmes les plus denses où t’auras un jour l’aubaine de chuter…
Le problème avec elle, c’est qu’elle est foutrement sournoise. Fatalement, être si désirable lui donne les pleins pouvoirs. Comme ça, petit à petit, sans en avoir l’air, elle agit comme une fleur carnivore dont les couleurs t’hypnotisent tandis que le venin te paralyse. Ça fait pas mal. Tu sens absolument rien quand, lentement, elle commence à te dépouiller de ta substance.
Et un beau jour, tu réalises que tu es devenu… sa marionnette.
PACTE AVEC LE DIABLE
Il t'arrive un truc chelou quand tu passes des jours et des jours à écrire, seul, sans croiser personne. Passer la première phase de jubilation euphorique, tellement t’en reviens pas d’être autant inspiré, tu pénètres dans un stade de conscience inconnu.
Les contours de ton être s'effacent. Les limites entre tes pensées et ton manuscrit se désagrègent. L’histoire que t’es en train d’écrire te poursuit partout.
Quelque chose t’a pris en sa possession.
Manger, dormir, parler à des gens. Pour quoi faire ? Cette garce d’inspiration te donne tout ce dont tu as besoin. Sauf que c’est pas vraiment toi qu’elle nourrit. Elle en a rien à carrer, de toi. T’es rien de plus qu’une machine pour elle. Un cerveau à son service, qui traduit ses intentions et ses visions en mots. Des doigts à sa disposition, qui frappent sur des touches pour graver ces mots dans la matière. Rien de plus qu’un médium qui s’offre à sa volonté.
Ouais, elle en a vraiment rien à battre de ta personne. C’est ton âme qui l’intéresse. C’est ton âme qu’elle veut, c’est elle qu’elle ensorcelle. Elle utilise ce qu’elle trouve dedans pour densifier ses pensées.
Et vraiment, peu importe si ce qui lui sert de marionnette se transforme jour après jour en vieux squelette sans amis, les yeux comme deux trous de pisse dans la neige à force de fixer l’écran, recroquevillé sur son ordi. Du moment qu’il continue à taper l’histoire sur le clavier…
Et avec le peu de conscience humaine qui te reste, tu te demandes, hébété, si ta muse est aussi belle qu’elle en avait l’air, et si l’inspiration n’est pas à la fois un dieu et démon.
OBSERVER LONGUEMENT UN ABÎME…
Les jours se transforment en semaines, tu ne dors plus que quatre ou cinq heures par nuit, tes yeux te brûlent en permanence, ton cerveau rame, t’as l’esprit déglingué, le palpitant commence à déconner, la tension nerveuse est le seul truc qui te permet encore de tenir debout, ou du moins, de “fonctionner” suffisamment pour continuer à écrire. Tu es dangereusement proche du point de rupture, tout ton être te le crie, mais rien ne peut plus arrêter la machine, c’est trop tard, et la solitude fait que tu regardes en toi comme si tu contemplais l’univers. Quand tout est une seule et même chose, tu peux rester cloîtré dans une grotte et découvrir les secrets du cosmos. Rappelle-toi juste que si tu regardes longtemps un abîme… l’abîme, lui aussi, regarde en toi.
Seule l’œuvre compte désormais. Elle dépasse et terrasse celui qui l’engendre. Aucune chance qu’il puisse encore se croire maître de ce qu’il crée. S’il a les couilles de pousser son art à son paroxysme, son œuvre devient plus grande, plus importante que lui, au point qu’il ne puisse même plus la comprendre pleinement.
C’est l’œuvre qui crée l’artiste, pas l’inverse.
Il y a une tentation malsaine à songer qu’il existe un art non destiné à la gloire, secret, sublime, que l’artiste ne pourra mettre au monde et peut-être comprendre qu’en disparaissant. Mort symbolique, suicide psychique. Meurtre émotionnel. Ça revient au même, pas vrai ? Tout ça n’est que le symbole d’une chute hors du monde, hors de soi, l’entrée dans une sphère bien plus pure où l’œuvre et la vie fusionnent. Un lieu mystique où le cœur de l’artiste pourrait enfin trouver la paix…
Il n’y a juste aucune certitude d’en revenir.
Le squelette devrait peut-être commencer à rédiger son testament.
TOMBER MORTELLEMENT AMOUREUX D’UNE IDÉE
Qu’est-ce que ça ferait, de quitter le monde une fois l’œuvre accomplie ? Qu’est-ce que ça donnerait, d’abandonner le tas d’os aux vautours une fois sa mission honorée ? Les concepts de summum, d’apogée, de paroxysme sont des idées délétères… Mais quand t’en es tombé amoureux dans ta jeunesse, putain, c’est vraiment impossible de les oublier.
Être idéaliste, c’est pas juste s’enflammer pour des idéaux. C’est tomber mortellement amoureux d’une idée.
Pourquoi les idées possèdent un tel impact sur moi, alors que la majorité des gens semblent totalement s’en passer ? Ils lisent ou entendent un truc, ça sonne bien à leur oreille, mais jamais au grand jamais ils ne songeraient à tenter de l’appliquer dans leur vie. Apparemment, pour eux, les idées sont de jolies choses qu’il est de bon ton de répéter d’un air pénétré, jusqu’à écœurement, histoire de briller en société ou de singer la sagesse, de se donner une profondeur qu’ils sont bien loin de posséder. Alors, pourquoi est-ce que moi, je suis prête à remettre toute mon existence en cause pour elles, afin que mes actes soient en parfait accord avec ce que je prône ?
Est-ce que c’est ça, avoir une éthique ? Est-ce qu’elle est là, la différence entre morale et éthique ? Comme si la morale était un ensemble de valeurs qu’on prétend posséder en société, et l’éthique leur application silencieuse et purement personnelle ?
Les choses sont allées beaucoup trop loin. Elles durent depuis trop longtemps. Il faut mener le truc à son terme. Peu importe si ça te dépasse, peu importe les sacrifices que tu t’infliges, que personne d’autre que toi ne pourrait supporter. Peu importe que toi-même ne comprenne plus de quoi il est réellement question.
Cet abîme qui happe, s’alimentant de l’âme de celui qui le porte avant d’exploser au dehors, écartelant celui qui lui a donné vie et nourri de sa substance… Impitoyablement.
Voir ça comme un paroxysme, oui, pourquoi pas, en fait ?
I CHING, SERPENTS, MUTATIONS
J’ai tiré le I Ching. J’avais besoin de savoir. Ouvrir une brèche vers le futur, comme une assurance que j’existerais encore, un peu plus loin dans le temps.
J’ai sorti le 24 : Le Retour.
Le retour a son fondement dans le cours de la nature. Le mouvement est circulaire. La voie se referme sur elle-même. Tous les mouvements s'accomplissent en six étapes. Le septième degré amène ensuite le retour. Le sept est le nombre de la jeune lumière qui naît lorsque le six, nombre de l’obscurité, s’accroît d’une unité. Ainsi le mouvement parvient à l’arrêt. Le temps de l’obscurité est passé. Le solstice d’hiver amène la victoire de la lumière. L’hexagramme est rattaché au onzième mois, le mois du solstice (décembre-janvier).
J’avais prévu de rentrer fin décembre, après un peu plus de six mois de voyage. Enfoiré de I Ching qui sait toujours tout. Donc, quelque chose de moi va rentrer, apparemment…
Le soleil tabasse par ici. Impossible d’échapper à sa morsure. Ta peau brunit et craquelle comme le sol desséché d’un désert qui se lézarde, se fissure. On raconte que les serpents, quand ils muent, sont plongés dans une sorte de transe. Ils ne bougent plus. Leur regard devient fixe. Toute leur énergie vitale est happée par la métamorphose. Ils pourraient être morts que ça reviendrait au même.
Ça fait un moment que la transe s’est emparée de moi.
Je me tiens prête pour la prochaine mutation.
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