Rencontre avec un Chaman Shipibo

Quand Balthazar Benadon - le mec qui m’avait interviewée au sujet de la diète de Plantes Maîtresses pour sa chaine Youtube La Gazette de l’Abîme - a sorti un blog, j’étais aux anges (parce que j’adore les blogs). Mais quand il m’a proposé d’y participer en lui pondant un article, ma cote de joie a direct pété tous les scores !

La Gazette de l’Abîme, c’est donc à la fois une chaîne Youtube dédiée à l’exploration de la conscience et au voyage psychédélique qui propose des interviews, des témoignages, des films d’animation, mais aussi des conférences et des entretiens, ainsi qu’un site qui est en réalité un média visant à unifier la communauté psychédélique francophone autour du partage et de la réflexion. En gros, un espace de parole où tout le monde peut s’exprimer sur ce sujet qui nous enflamme, le psychonautisme.

Alors quand le fameux Balthazar m’a contactée pour m’annoncer que ma contribution à ce média serait bienvenue et qu’en plus, j’avais CARTE BLANCHE, en deux temps trois mouvements j’étais devenue une bête furieuse à l’affût de son prochain carnage chamaniquo-gonzo…

Mais le truc, c’est que j’avais envie de m'attaquer à quelque chose d'inédit. Ça me disait rien de sortir un vieux texte convenu sur l’Ayahuasca qu'apprendrait rien à personne. Donc j’ai fait jouer mon réseau, que j’ai allègrement maudit quand je me suis retrouvée avec quatre pages de questions toutes plus intelligentes les unes que les autres… jusqu’à l’illumination.

J’ai appelé Balthazar. Il a dit banco.

Interview imaginaire d’un chaman shipibo disparu par son ancienne disciple ayahuasquera

Rencontre avec un chaman Shipibo

L’entretien que vous allez lire est fictif. Si le chaman qui répond ici aux questions de l’auteure a réellement existé, le dialogue rapporté dans ces lignes n’a eu lieu que dans l’imagination de son ancienne disciple. Cependant, la véracité des informations révélées au cours de cet entretien ne doit pas être remise en question.


Wish et moi on s’est calés sur le plancher de la maloca, une bonbonne de flotte et un sachet de mapachos à portée de main, histoire d’avoir des munitions pour tenir tout le long de cette foutue interview. Vu le nombre de trucs que les gens voulaient savoir, on savait qu’on était bons pour y passer la soirée. Mais c’était l’occasion de papoter entre nous de notre sujet préféré, l’Ayahuasca, alors c’était pas si terrible que ça.

— Bon, j’imagine que le premier truc à faire, c’est de te présenter, nan ?

— Ça me paraît logique. Mais si je m’y colle, toi aussi va falloir que t’y passes.

— Tu fais chier…

— C’est simple, regarde : Je m’appelle Wish. Je suis chaman Shipibo.

— C’est un peu light…

— C’est suffisant pour le moment. A toi.

— OK. Je m'appelle Zoë. Je suis écrivain-ayahuasquera.

— Tu vois, rien de plus facile.

— Ça fait longtemps que t’es chaman ?

— Tout dépend de comment on voit les choses. Chez nous les Shipibo, on sait d’avance lesquels d’entre nous vont être curanderos. Les abuelos le voient dans les cérémonies. Du coup, quand un futur chaman est dans le ventre de sa mère, celle-ci doit boire de l’Ayahuasca avant même que le gosse naisse.

— Tu veux dire que la mère se tape des cérémonies quand elle est enceinte ?!

— Nan, pas des cérémonies. Elle boit juste une petite gorgée d’Ayahuasca, comme ça, de temps en temps. Histoire que le bébé soit imprégné avant même sa naissance.

— Attends, avant d’aller plus loin, faut qu’on précise un truc. Là d’où je viens, y a des gens qui s’offusquent qu’on emploie le terme “chaman”, qui vient pas d’Amérique du Sud, pour désigner les curanderos qu’utilisent l’Ayahuasca. C’est quoi ta position là-dessus ?

— Je m’en tape. Tu peux m’appeler chaman, curandero, magicien ou n’importe comment. C’est que des mots, tout ça. L’intérêt du terme “chaman”, c’est qu’à peu près tout le monde sait direct de quoi on cause. C’est un truc d’Occidentaux de se formaliser comme ça sur un putain de mot. On s’en cogne, nous, tu sais.

— D’accord. Merci pour la précision. Continue ton histoire de bébés.

— Bah ensuite, quand le môme est sorti, on lui colmate le nombril avec de la sève de Piñon Colorado. C’est un très bon cicatrisant, mais c’est surtout une plante maîtresse. Comme ça, une fois de plus, il a en lui l’essence de la medicina, tu comprends. Le nombril est un point majeur chez l’être humain. C’est son centre, c’est là qu’est concentrée son énergie. D'ailleurs, quand on chante un icaro, c’est là qu’on le fait. C’est là qu’on insuffle la médecine ou qu’on s’emploie à retirer le mal.

— Pourtant je te vois pas en train de me chanter au niveau du ventre tous les quatre matins ? Et puis avant la cérémonie, c’est plutôt vers le haut que tu me souffles du tabac. La tête, les épaules, les mains…

— Avant la cérémonie, c’est différent. C’est pour te protéger. Et aussi pour voir où t’en es avec l’Ayahuasca. Quand je te souffle sur la tête, si la fumée reste longtemps collée à ton crâne, ça veut dire que l’Ayahuasca t’aime et qu’elle te veut. Et je te garantis que c’est pas une question de cheveux. Ça marche aussi avec les chauves. Ensuite, pour ce qui est du nombril, t’as pas besoin que je vienne chanter pile dedans pour que mes icaros soient dirigés vers lui… Mais c’est bien là que je chante.

— D’accord. Continuons avec les bébés chamans.

— Tu veux savoir quoi ?

— Ben, comment on passe du bébé rafistolé avec du Piñon Colorado au vrai guérisseur, quoi.

— C’est un chemin atrocement long.

— Atrocement ?

— Ouais. En fait, la plupart d’entre nous n’ont pas spécialement envie de devenir guérisseur officiel de la communauté. Enfin, disons qu’à l’époque, c’était pas le cas. Maintenant, avec la folie que c’est devenu, tout le monde rêve que de ça, mais sans être disposé à faire les sacrifices qui vont avec… et surtout sans que ce soit dirigé vers la communauté elle-même.

— C’est un sujet qu’on abordera plus tard. Parle-moi plutôt du truc à l’ancienne.

— Traditionnellement, t’as donc un moutard tout à fait basique dont tout le monde sait à quoi il est destiné, sauf lui, dans le sens où y a de fortes chances qu’il rechigne avant d’embrasser sa destinée. Moi par exemple, et je suis loin d'être le seul, il a fallu un truc comme une maladie qui m’a presque tué avant que j’accepte de suivre ma vocation.

— Raconte.

— C’est une très longue histoire… Pour résumer, j’étais un vrai petit con à l’époque, et devenir curandero, ça me disait carrément rien. Une nuit pourtant j’ai fait un rêve qui m’annonçait mon futur. C’est un truc qu’arrive souvent aussi, ça. Les esprits nous appellent en rêve, c’est leur méthode préférée pour faire connaître leurs intentions. Et quand tu racontes ton rêve à ton abuelo, il te le décrypte et fait le point sur ce que les esprits attendent de toi. Bref, malgré ce rêve, je voulais toujours pas être chaman, et je me suis enfui de la communauté. C’est là que j’ai été frappé par le Chullachaki, l’esprit gardien de la forêt, et sans mon grand-père, je serais mort. Il est parvenu à moyenner avec lui en buvant de l’Ayahuasca chaque nuit jusqu’à ce que je me rétablisse. Il m’en a fait boire à moi aussi. J’avais huit ans. En gros, il a négocié ma guérison contre ma promesse d’embrasser ma vocation. Et il est devenu mon maestro.

— Putain, y aurait tant à creuser… Ce truc de frôler la mort par exemple, paraît que c’est quasiment indispensable pour devenir chaman…

— Ça fera l’objet d’une prochaine interview !

— T’as raison, essayons de rester focus. Je crois que ce qui intéresse vraiment les gens, c’est de savoir comment ça se déroule, l’initiation chamanique traditionnelle.

— C’est hardcore !

— Ça t'as traumatisé ou quoi ?

— Presque ! Sérieusement, faut être fort dans sa tête pour supporter un trip pareil. T’as intérêt à avoir une putain d’assise mentale, et les couilles bien accrochées, c’est moi qui te le dis. Y a des tas de fois où j’ai eu l’impression de devenir fou... Même en tant qu’indigène, alors qu’on a ça dans notre culture depuis tout bébé, ça reste un truc de malade. C’est peut-être aussi que j’étais trop jeune, mais bon, une fois lancé, il était pas question d’interrompre l’initiation en plein milieu...

— Allez, balance !

— Bah t’es là, paumé dans la jungle, tout seul comme une merde, à te vider par tous les côtés. Tu prends une plante, et elle te fait dormir comme un mort trois jours durant, avec des rêves comme t’en avais jamais eu de ta vie. T’en prends une autre, et elle te fait dégueuler encore et encore, alors que tu bouffes quasiment rien. Encore une, qui te donne des visions incroyables, des trucs épouvantables de puissance qui te collent au plafond. Et encore une, qui t’affaiblit à un point insurmontable, que tu peux même plus te lever ou bouger la tête pour changer de position dans ton hamac. Et puis une autre, qui elle, la salope, te donne des envies de baiser inimaginables, et t’es là comme un con avec ta trique qui menace de te crever ton ben, et tu penses sérieusement à aller enculer un arbre tellement t’en peux plus.

— Mais whaaaaat ?!!

— Je déconne pas ! C’est vraiment chaud comme truc. Mais bon, l’idée c’est qu’en gros tu vas t’isoler dans la jungle, dans un tambo, pendant plusieurs années, pour que les esprits des plantes t’acceptent et deviennent des alliés qui mettront leurs énergies à ta disposition pour que tu puisses voir et guérir.

— OK, on va essayer de classer ça correctement. Isolement. Diète de plantes maîtresses. Guérison. Pourquoi un tel isolement ? Tu vois vraiment personne pendant des années ?

— Seulement ton maestro. Le truc de l’isolement, c’est pour plusieurs raisons. Toute pratique qui vise la connaissance requiert un temps où on s'exclut volontairement du monde, ça, on n’a rien inventé. Quand t’es tout seul dans la selva, sans parler et sans distractions, ton être va commencer à faire le tri en toi. Tes pensées vont se modifier. Ton esprit va entrer dans une phase que la vie ordinaire interdit. Une sorte de silence intérieur, tu vois. Peu à peu, tu commences à t’habituer à regarder la jungle comme une extension de toi-même. En allant te balader, ça devient normal pour toi de te sentir comme une infime particule d’un gigantesque organisme enveloppant tout ce qui est, jusqu’aux être inorganiques comme les rochers ou l’eau de la rivière, le vent dans les cimes et la foudre qui tonne. Tu réalises que toi-même t’es qu’un fragment de tout ça, et que ta conscience porte en elle toute la conscience du monde, tout simplement parce qu’y en a qu’une seule, de conscience. La forêt te parle par signes, et les synchronicités dont tu fais l’expérience sont de plus en plus fréquentes. Ça s’arrête plus, en fait. La diète éveille en toi un instinct. Tes intentions produisent des signes qui se manifestent dans la jungle, et ces signes te renseignent sur ton âme. Certaines de tes pensées semblent faites de la même énergie que la vie elle-même, comme si la vie pensait… ou se pensait à travers toi. Et c’est comme ça que tu commences à communiquer avec ton être profond, la selva entre vous comme une sorte d’interface, de traductrice, sur laquelle vous projetez vos questions et vos réponses. En parlant avec le monde, c’est avec toi-même que tu parles, et inversement. Tout devient si étroitement lié, la conscience, l’énergie, la nature... À travers toi, c’est le monde qui parle avec lui-même. C’est ça que tu découvres. C’est ça, le but de l’isolement. C’est ça, devenir chaman. Ne plus se sentir séparé du monde. Mais évidemment, c’est une voie très difficile, parce que c’est bien plus flippant de se confronter à soi-même, à l’intérieur, plutôt que de chercher un sens à la vie en la considérant depuis l’extérieur. Tant que tu refuses de subir cette confrontation, et ça vaut pour tout le monde, chaman ou pas, tout ce que tu fais en croyant poursuivre un but, c’est que de la gnognotte, que du pipi de chat. Ça signifie que t’éludes le véritable combat, parce que tu cherches tes réponses en dehors de toi, par peur de creuser vers l’intérieur. Mais le problème, c’est que tant que tu l’as pas fait, la vie restera pour toi… absurde.

— La vache, c’est super puissant ce que tu dis…

— Toute personne qui souhaite devenir chaman est forcée d’accomplir ce travail-là. Ça n'a pas de sens, sinon. L’autre truc intéressant avec l’isolement, c’est que ça favorise les rêves. Ils deviennent plus profonds, plus significatifs. La diète fait remonter beaucoup de choses, comme tu le sais. Elle rend poreuse la paroi entre les mondes. Des échanges se créent entre eux, c’est ça qui permet d’amplifier ta conscience. En ouvrant des mémoires, les tiennes et celles de l’humanité en général, elle t’amène à voir ta personnalité et le monde autour de toi sous un jour nouveau. Elle ouvre tous tes sens, même ton sens intérieur, celui qui perçoit avec les yeux de l’âme. Du coup, c’est normal que les rêves affluent. C’est ça qui te rend plus libre et plus vrai, dans un sens. Et fragile aussi, bien sûr. Mais pour ce qui est des rêves, quand t’es en diète, faut profiter de l’éclairage qu’ils apportent. Les laisser travailler en profondeur. Ne pas hésiter à dormir quand t’en as envie. Les rêves sont de bons maîtres, ils ont des tas de trucs à nous apprendre.

— Ouais, ça je sais.

— Les actions symboliques des rêves ont autant de poids que les actes dans la réalité ordinaire, c’est pour ça que quand tu t’approches de la vérité, les rêves se font de plus en plus nombreux et de plus en plus intenses. Ça veut dire que ta personne entière est engagée dans le processus d’évolution, qu’aucune partie de toi n’est en sommeil ou en repos, et ça t’offre la possibilité de continuer le travail d’une autre façon. Quand tu diètes, les songes ont de plus en plus de présence en toi, même dans la journée, et ils en viennent à faire partie de toi comme de véritables souvenirs, au point d’occuper la même place dans ta conscience que des actes réels. Je sais que c’est difficile à comprendre pour les gens de ta culture, mais c’est vrai, pourtant. Alors à toi de voir si tu préfères faire les choses avec ta conscience classique ou dans tes songes, ou même pendant une cérémonie. Ça aura le même effet, à un niveau psychologique et à un niveau factuel. L’esprit est partout de toute manière, alors ça revient au même. Et donc, au bout d’un certain temps, les esprits des plantes commencent à te chuchoter leurs messages…

LIRE L’INTÉGRALITÉ DE L’ARTICLE SUR LA GAZETTE DE L’ABÎME

© Zoë Hababou 2023 - Tous droits réservés


Précédent
Précédent

Partir chez les Shipibo !

Suivant
Suivant

Pensées Percutantes #2 : Feu Sacré. Idées mortelles. I Ching et Mutations.