Le Coin des Desperados

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Carnet d’ayahuasca #1 : Première Cérémonie

L’arrivée....

Voilà comment ça se passe : 18 heures de vol dans les bottes, jet lag total, et je prends un taxi à l’aéroport de Cuzco parce que ce coup-ci j’ai décidé de faire ma bourgeoise (les colectivos, mini-bus locaux, sont genre cinq fois moins cher). Et faut reconnaître que c’est sacrément appréciable de juste poser mon sac dans le coffre et de laisser le taximan me conduire direct jusqu’au lieu de rendez-vous.

Le type est sympa, en plus, on fume des clopes en papotant. Il est surpris qu’une gringa arrive à enchaîner plus de trois mots d’espagnol, alors il pose des questions, on déconne ensemble, on parle même de weed médicinale (me demandez pas comment on en est arrivés là).

Je suis à balle, même sans avoir dormi depuis plus de 24 heures, mais ça me fait toujours ça quand je débarque loin de chez moi. L’excitation prend le pas sur tout le reste. Après trois quarts d’heure de route, il me largue à Taray, tout petit village andin juste en face de Pisac où Wish (le chaman) habitait avant, et où je l’ai rencontré dix ans en arrière. Je suis posée sur les marches de l’église et je m’enchaîne des clopes en me demandant si je serais foutue de le reconnaître. Il était jeune à l’époque, 27 ans, mais parfois les gens se prennent un méchant coup de vieux dans la gueule en l’espace de quelques années.

Je vois une moto qu’arrive et se gare devant la tienda (épicerie). Je sais direct que c’est lui. Je me lève et vais à sa rencontre. On se sourit comme des idiots, on se fait une accolade, vaguement gênés, mais ça passera... Je grimpe à l’arrière et cinq minutes plus tard on est chez lui. C’est cool. Une belle maison en adobe, au creux des montagnes. Un jardin. Et ma piaule juste en face de la pièce où on va faire les cérémonies. Je suis aux anges.

Faire une sieste ? Tu parles ! Je suis bien trop à donf pour ça, et de toute façon dès ce soir c’est session d’ayahuasca. Pas le temps de gamberger, on attaque direct. Fini le sel, le gras, le sucre, les épices. Et cérémonie une nuit sur deux. Depuis dix ans que ça me travaille, le moment est enfin arrivé de me colleter pour de vrai avec l’Abuelita.

Ouverture de diète

Intention : Éclaircis mes intentions

On a pas mal déconné entre nous avant de s’y mettre. Une Mexicaine qui terminait sa diète était là avec nous pour sa dernière session. L’ambiance était cool et détendue, Wish faisait preuve de son humour particulier, un brin désabusé, et la nana et moi on se fendait la gueule rien que de le regarder.

J’étais pas mal émue de le retrouver, lui, et j’avais du mal à croire que j’allais de nouveau prendre part à ce rituel qui m’avait tant marquée, au point que je fasse tourner toute la saga que j’écris autour de lui.

Il a préparé la bouteille en chantonnant au-dessus et en lui soufflant de la fumée de mapacho (tabac noir) dedans, avant de la secouer et de me verser ma tasse. Je me suis concentrée et j’ai émis mon intention à l’adresse de l’ayahuasca, sorte de requête qu’on doit lui adresser avant de boire, afin d’établir sur quoi on veut travailler : Éclaircis mes intentions. Dis-moi pourquoi je suis ici.

Une fois le contenu (dégueulasse, j’avais oublié à quel point) de la coupe avalé, Wish m’a versé dans la main du liquide parfumé provenant d’une bouteille où macéraient toutes sortes de plantes, fait maison évidemment. Je m’en suis mis sur le visage et les cheveux. Ça sentait vraiment bon, style eucalyptus, mais en moins camphré. La mexicaine et lui ont bu à leur tour et il a soufflé les bougies.

La pièce a plongé dans le silence.

J’ai cru que ça viendrait pas, en fait. L’ayahuasca peut être très capricieuse, j’en sais quelque chose (mes toutes premières fois, il a fallu que je m’en tape plusieurs tasses avant d’en ressentir les effets). Une demi-heure après avoir bu, j’en étais plus ou moins au stade où je me forçais à voir quelque chose. Y avait bien ces espèces de points lumineux bleus, et un peu roses aussi, comme la voie lactée, mais pour le coup, fallait pas mal d’imagination pour vraiment considérer ça comme des visions. Ma tête était quand même bien lourde et j’avais vaguement la gerbe, alors je préférais attendre avant d’en redemander plus à Wish.

De toute façon, il dormait clairement. Au début je me suis dit qu’il attendait, qu’il attendait je ne sais quoi d’ailleurs, et puis j’ai dû me rendre à l’évidence : sa respiration et ses quasi ronflements étaient ceux d’un mec qui pionce. Je me sentais plutôt cool, ceci dit, et je comprenais qu’il fasse pas l’effort de nous sortir le grand jeu si la plante avait décidé de pas se montrer (plus tard j’ai compris que les chamans faisaient parfois une petite sieste en attendant que les effets montent).

Le truc marrant, c’est qu’il se mettait à chantonner dans le vague quand l’une de nous sortait de la pièce pour aller pisser, mais pas au point d'émerger totalement, plutôt comme un automatisme. La Mexicaine était silencieuse elle aussi.

J’ai dû finir par m’endormir. C’est l’envie de gerber qui m’a réveillée. J’ai lutté un moment contre elle, sans trop savoir pourquoi. C’est chaque fois le même délire avec la nausée. Elle finit toujours par gagner. Bref, j’ai ouvert les yeux pour trouver la bassine et j’ai tout de suite compris qu’elle était là. L’ayahuasca. Même les yeux ouverts, sa présence était flagrante. Elle m’avait sournoisement prise d’assaut en profitant de ma somnolence. J’étais en plein dedans, bordel. Et je me suis mise à dégueuler.

La tête dans le seau, c’était parti, et putain de sa race, jamais j’aurais pu me rappeler à quel point c’était… Comment décrire ça ? Le côté kaléidoscopique était franchement balaise cette fois-ci, bien pire que dans mes souvenirs. Mon esprit était comme diffracté, fragmenté au sein de ces formes qui se divisaient et se reconstituaient sans cesse, dans des couleurs criardes, mais c’était pas aussi abstrait que ce dont je me rappelais. Y avait comme des petits personnages au sein des images, trop lointains pour être identifiables, mais qu’avaient pourtant quelque chose d’humain et d’un peu démoniaque aussi. L’effet 3D était saisissant, j’en avais le souffle coupé, et j’étais presque choquée par la force de la plante, bouleversée d’avoir oublié à quel point la transe, c’est un truc de malade !

Wish dormait toujours, et l’espoir qu’il se réveille parce qu’il aurait senti que j’étais mareada (ivre comme on dit) s’était déjà barré. J’ai dû rester dix bonnes minutes comme ça, seule avec la plante dans ma tête, sans l’aide des chants pour orienter le trip. J’étais curieuse de savoir si j’arriverais à l’apprivoiser sans l’aide d’un curandero, et c’est la raison pour laquelle j’ai pas appelé Wish. Mais la force qu’elle avait sur moi, la puissance de son siège était vraiment difficile à gérer. Je me suis mise à serrer des dents et à suffoquer. Et puis, j’ai recommencé à gerber. Ce coup-ci, ça l’a réveillé.

J’ai gerbé et gerbé et gerbé, mais sa présence tout près de moi et ses icaros (mélodies que les plantes maîtresses apprennent aux chamans durant leur initiation, lorsqu’ils les diètent, qui sont à la fois une force curative et leur esprit, leur essence) ont rapidement réussi à dompter la chose. C’était pourtant toujours diablement fort, et mes yeux coulaient et je soufflais et tremblais et claquais des dents comme une timbrée.

Ouais, je sais ce que vous vous dites. Ça ressemble à de la possession, ou un empoisonnement. Et je crois que dans un sens, c’en est.

Wish a arraché quelques feuilles de sa chacapa (hochet en feuilles) imbibées de l’essence dont je m’étais imprégnée au début de la session et me les a mises serrées dans la main. Je m’y suis agrippée avec l’impression que ça m’aidait à rester droite au sein de la tempête en train de s’acharner à l’intérieur de moi.

Au plus fort du truc, en plein centre de la spirale de ma transe, j’avoue que je me suis dit que ça allait pas être gérable de faire des cérémonies comme ça un soir sur deux. Que j’étais folle. Et cette putain d’idée qui m’était venue dans l’après-midi, de suivre Wish dans la jungle après déjà un mois de diète ici pour continuer encore... Je devais être totalement barrée, nom de Dieu.

Mais ça n’a pas duré si longtemps que ça, au final. Violence brève et fulgurante. L’effet a décru graduellement, même si j’ai encore beaucoup vomi après, des trucs qui venaient de très loin, des vagues abrasives et profondes, qui cherchaient à extraire le plus petit des derniers sédiments entachant le fond de mon estomac. Mais pour une première cérémonie, ça n'a rien d’étonnant. Le corps doit d’abord se nettoyer de fond en comble (et en tant qu’Occidentaux, on en a de la merde dans le corps) avant que ce soit au tour de l’esprit (lui je t’en parle même pas). J'ai senti une action dans mon ventre. Il se passait quelque chose à ce niveau. Comme si la plante me scannait avec une sorte de chaleur. 

La nuit a été longue, d’autant plus que la Mexicaine semblait avoir beaucoup de trucs à régler. Du genre émotionnel. Wish a passé quasiment toute la nuit à chanter pour elle, et même si ça se voyait qu’il fatiguait lui aussi, pas une minute il l’a laissée se démerder toute seule. Son soutien énergétique était infaillible et sa dévotion envers son taff m’a pas mal touchée, je dois dire.

Il était aussi impressionnant que dans mon souvenir, surtout quand il se livrait sur elle à ce truc étrange, dont j’avais encore jamais été témoin : poser sa bouche sur un point de son corps, là où se situait le nœud du problème, j’imagine, et aspirer le mal hors d’elle avec des bruits de déglutition révoltants, comme s’il aspirait un liquide dégueulasse, avant de le recracher en vomissant à sec dans sa bassine (ouais, chacun la sienne, faut pas déconner), super fort, comme écœuré au dernier stade. J’avais lu pas mal de trucs sur le sujet, mais y assister en live était un spectacle très puissant, et presque gênant… Mais ça a eu l’air de la soulager, la Mexicaine.

Vers la fin, j’étais couchée sur le côté, très détendue, super bien dans mon corps et l’esprit tout apaisé, et il a appuyé sur ma tête, sur mes épaules, dans mon dos, sur mes bras, et il a déclaré l’ouverture de ma diète. Puis il a joué de la flûte et de la guitare jusqu’aux petites heures du jour… Et je crois que j’ai fini par sombrer dans le sommeil.

Carnet d’ayahuasca #2

© Zoë Hababou 2020 - Tous droits réservés


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