Wanted Dead or Alive : Yan, Explorateur interdimensionnel de la Salvia Divinorum

Salvia Divinorum. Rien que son nom est déjà flippant.

On ne sait presque rien au sujet de la Salvia. On ignore ses origines, aucun usage traditionnel n’a vraiment été établi. Plus surprenant encore, ses effets s’amplifient si l’on imbibe ses feuilles de son propre principe actif, la salvinorine A, avant de la fumer…

Pourtant, sa terrifiante réputation la précède. Hormis la Datura peut-être, aucune plante ne souffre d’une aussi sale notoriété. Vous trouvez pas ça étrange, vous, que ce soit précisément la plante psychotrope qui recense le plus de bad trips qui soit la plus aisée à se procurer sur le net ? Sa facilité d’accès ne laisse en rien présumer de sa puissance, et comme dirait Yan, la Salvia, c’est un peu le croque-mitaine des psychédéliques. J’ajouterais même l’extraterrestre, l’OVNI du monde psychonaute.

Et pour cause… Lors de nos premières incursions dans son royaume, illico après l’avoir fumée, on oublie tout : le fait d’avoir fumé, le monde duquel on vient, jusqu’au souvenir de qui on est. Nombreux témoignent de l’impression d’être d’un coup devenu totalement fou et de devoir le rester pour toujours. Scènes vécues en boucle, sensation d’être piégé dans le même cycle pour l’éternité, vision du monde fait de Legos, réalité encastrée dans une roue qui tourne à l’infini, ou encore transformation en objet ou en partie d’un objet…

Il est évident que la consommation de Salvia Divinorum ne peut s’inscrire ni dans un but récréatif, ni dans une quête spirituelle, et sans doute encore moins avec une volonté de thérapie (bien qu’évidemment, toute exploration de la conscience porte en elle une dimension de guérison).

Malgré sa facilité d’accès, donc, les informations et les retours d’expérience qu’on possède à son sujet sont remarquablement pauvres, parce que personne n’a semble-t-il osé aller très loin avec elle, tant elle se montre redoutable dès la première rencontre…

Personne ? Pas exactement. Il se trouve que pour Yan, la Salvia Divinorum est sa plante de prédilection, et qu’il a décidé d’écrire un livre dessus (dont j’ai eu l’honneur de pondre la postface). Et son cas est particulièrement intrigant.

Yan considère que la Salvia n’a pas fait irruption dans sa vie pour résoudre un problème de dissociation qu’il avait depuis une quasi-noyade, mais au contraire pour l’exploiter. Ce mec a appris à utiliser ce que la majorité des gens sur cette Terre conçoivent comme un problème pour entrer dans la multidimensionnalité, en se faufilant dans la fracture de sa conscience comme s’il s’agissait d’un portail interdimensionnel… Intéressant, pas vrai ?

Son ouvrage va bien au-delà d’un simple trip report. Grâce au fait qu’il ait persévéré avec la Salvia bien au-delà de n’importe quelle personne saine d’esprit, Yan a découvert dans l’expérience qu’il faisait d’elle une sorte de processus initiatique constitué de paliers à franchir, de tests, de différents niveaux de “jeu” auxquels il ne pouvait accéder qu’en comprenant certaines choses… Et si la Salvia avait finalement des enseignements à transmettre aux Hommes ?

L’interview que je lui ai proposée, épousant les thèmes de son livre, L’abîme plonge aussi son regard en toi, explore donc des sujets aussi vastes et éclectiques que la nature de la conscience, le multivers, la dissociation identitaire, le temps non linéaire et les traumas comme portails interdimensionnels…

Allez, petit extrait histoire de vous mettre l’eau à la bouche :

Pour entrer dans le monde de la Salvia, et c'est valable avec toutes les plantes maîtresses, il faut déjà commencer par accepter la réalité telle qu'elle est : vertigineuse et fondamentalement inaccessible. Il faut accepter sa propre insignifiance dans un Univers qui n'est pas plus tangible et permanent qu'un rêve. Nous rêvons à la surface de ce rêve, les formes d'intelligence nous apparaissant en tant que règne végétal le maîtrisent à des niveaux de profondeurs insondables ; profondeurs qui sont peuplées de tout ce qui a modelé notre imaginaire collectif et dont il est le pâle reflet ; des manifestations les plus archaïques de la conscience qui préexistent à l'humanité, à la vie, à l'espace et au temps tels que nous les connaissons. Franchir le seuil, c'est être prêt à laisser derrière tout ce que l'on tient pour acquis.

L’abîme plonge aussi son regard en toi - Une exploration du monde de la Salvia Divinorum

Quand Yan raconte son étrange relation avec la plante qui fait flipper le monde des psychonautes

Interview de Yan sur la Salvia Divinorum, par Zoë Hababou

PRÉSENTATION DE YAN

Pour commencer, histoire que nos lecteurs sachent à qui ils ont affaire et pourquoi tu es spécialement qualifié pour t’attaquer au thème foutrement épineux de la Salvia Divinorum, j’aimerais que tu te présentes, en nous parlant un peu de ton parcours général avec les plantes psychotropes et les états modifiés de conscience.

Comme beaucoup de personnes, dans mon enfance j’ai expérimenté spontanément certains états modifiés de conscience, à commencer par une activité onirique assez intense et marquante. J’ai connu mes premiers rêves lucides et prémonitoires, cela m’a très tôt poussé à m’interroger sur la réalité. Je ne faisais pas de distinction nette entre mes rêves et l’état de veille, et comme je faisais beaucoup de cauchemars, c'était aussi anxiogène qu’exaltant. Si je pouvais amener des éléments de la réalité consensuelle dans mes rêves, l’inverse était aussi possible. Rien dans mon environnement ne m’expliquait quoi que ce soit de tout ça, et j’étais un peu seul avec ma perception. À l'époque il y avait la saga Freddy Krueger, et je l’ai plus regardée comme un manuel d’éducation onirique que comme un divertissement horrifique. Ça m’a pas mal appris à me défendre.

Freddy Krueger, manuel d'éducation onirique

En grandissant j’ai gardé une sorte de “pensée magique”, et je me suis intéressé à l’ésotérisme et à Jung, ce qui a continué à me faire mon éducation. Au début de l’âge adulte, j’ai failli me noyer et cet accident a eu un impact sur moi que je mettrai des années à comprendre. J’en suis revenu dans un état de déréalisation qui s’est plus ou moins tassé par la suite, mais dont je me suis rendu compte qu’il avait en fait toujours été omniprésent. 

Suite à cet événement, j’ai commencé à faire de la paralysie du sommeil avec hallucinations hypnagogiques, selon les termes cliniques. C’est quelque chose d’assez terrifiant, que j’ai réussi à plus ou moins contrôler avec le temps. J’ai notamment expérimenté des sortes de “sorties hors du corps”, mais jamais volontairement. 

C’est tout ça qui m’a amené aux plantes maîtresses, mais juste par intérêt intellectuel dans un premier temps. Pour moi la pratique était réservée aux cultures amazoniennes dans des cadres rituels bien spécifiques. Quand j’ai commencé à m’y intéresser je n’avais même jamais expérimenté le cannabis, qui s’avérera ne pas du tout me réussir physiquement. Quant aux substances synthétiques, l’aspect récréatif, qui était le seul dont j’avais eu vent, ne m’emballait pas. Du coup je suis allé direct à l’Ayahuasca, en saisissant l’opportunité de faire du volontariat dans un centre au Pérou. En quelques semaines je me suis retrouvé dans un village shipibo, où j’ai fait des diètes et plusieurs dizaines de cérémonies. Ça fait sept ans et j’ai continué à pratiquer lors de plusieurs voyages au Pérou, la plupart du temps dans le contexte traditionnel.


LA SALVIA DIVINORUM

Présentation de la Salvia Divinorum

OK, maintenant qu’on te connaît un peu mieux, Yan, c’est la véritable star de cette interview qu’on doit introduire auprès de nos lecteurs : la Salvia en personne ! Le truc étrange avec la Salvia, contrairement aux autres plantes psychédéliques telles que l’Ayahuasca ou le Peyotl, c’est qu’elle est davantage réputée chez les psychonautes underground que dans la sphère de la medicina. A vrai dire, il semble même que son origine, tout comme sa consommation traditionnelle dans un cadre chamanique, nous soient plus ou moins inconnues. D’où la Salvia est-elle originaire ? Qui sont ses gardiens ? Existe-t-il un cadre rituel dans lequel elle est consommée, et si oui, sous quelle forme ?

Salvia Divinorum, feuilles

Déjà en ce qui me concerne, mon approche des plantes n’a jamais vraiment été axée “medicina”. Ce n’est pas la dimension thérapeutique qui m’intéresse le plus. Évidemment elle fait partie du processus mais elle n’est pas forcément une fin en soi. C’est la relation inter-espèces elle-même qui m’intéresse, de la même manière que relationner avec le monde animal a toujours été très important pour moi. Pour peu qu’on fasse l’effort de comprendre les moyens de communiquer des autres espèces, on accède déjà littéralement à d’autres mondes, ou on élargit le sien. Perso j’ai vraiment besoin de ça. 

Salvia Divinorum, plante et fleurs

C’est clair que la Salvia est très particulière dans le monde des plantes. De ce que l’on sait de la tradition mazatèque du Mexique, la seule connue qui intègre la Salvia, elle est mangée fraîche ou infusée, et non fumée. C’est à priori plus par ce biais qu’elle est utilisée comme médecine. Je ne connais pas le cadre rituel, mais d’après les noms que les Mazatèques lui donnent, “Hierba Maria” ou “Ska Maria Pastora”, il est possible qu’il soit teinté de catholicisme. Cette tradition semble beaucoup plus récente que celle des champignons, pour rester au Mexique, bien qu’effectivement ses origines ne soient pas déterminées. Elle était peut-être trop rare à l’état sauvage pour faire l’objet d’une pratique importante par le passé, et l’espèce que nous connaissons est possiblement issue d’une hybridation. Quand R. Gordon Wasson a récolté le premier spécimen en 1962 dans la Sierra Madre, il ne l’a trouvée que cultivée. 

Les Mazatèques et la Salvia Divinorum

Depuis sa redécouverte dans les années 90, elle est devenue très relativement populaire chez les psychonautes, sous une forme sèche à fumer. Elle procure une expérience singulière qui n’est pas du goût de tout le monde, même dans la sphère psychonautique. Ce n’est effectivement pas une plante que je conseillerais à quelqu’un en recherche de guérison ou fragile psychologiquement.


L’autre truc chelou qui personnellement me surprend pas mal, c’est la façon dont elle est proposée sur le net. C’est-à-dire, des feuilles sèches imprégnées de différentes concentrations de salvinorine A, son propre principe actif, dont on la dope à des doses plus ou moins élevées. Est-ce que tu sais qui a découvert cette manière de la booster, et pourquoi il l’a fait ?

Salvia Divinorum, salvinorine A

C’est surtout sous cette forme qu’elle s’est fait connaître. C’est l’ethnobotaniste Daniel Siebert, en 1993, qui a vraiment découvert les effets puissamment psychotropes de la salvinorine, en l’extrayant puis en la fixant sur la feuille à différents niveaux de concentration. Cette molécule est très active à haute température, donc le fait de fumer la feuille induit une montée fulgurante qui peut projeter vraiment loin, selon la concentration. D’après lui c’est l’esprit de la plante qui lui a inspiré ça. 


Dans le monde du psychaunotisme et du chamanisme, où la plupart des plantes, des molécules et des substances de synthèse sont archi consommées avec plus ou moins de rituels autour, la Salvia fait figure d'extraterrestre. Le genre d’OVNI qu’on croise une fois en passant mais vers lequel on n’a pas la moindre intention de revenir. Sa réputation la précède, et les histoires qu’on entend à son sujet ont de quoi te faire flipper à mort avant même d’avoir osé la fumer. Selon toi, est-ce à cause des expériences bizarres et effrayantes (voire humiliantes) qu’elle provoque que cette plante est tellement boudée ? Ou bien existe-t-il une autre raison sous-jacente ?

Sa facilité d’accès n’est de prime abord pas révélatrice de sa puissance, et elle en a traumatisé plus d'un qui voulaient la tester en mode récréatif. Heureusement pour eux que les effets se dissipent rapidement. La Salvia, c’est un peu le croque-mitaine des psychédéliques. La plupart des gens passent à côté de son potentiel sans le savoir. Parce qu’il y a une manière d’aborder la plante, une implication, des stades à franchir.

La Salvia, croque-mitaine despsychédéliques

En fait elle n’est pas du tout facile d’accès. La Salvia n’est pas gratifiante, elle est intransigeante et cette intransigeance se ressent dès les premières expériences, que l'on soit allé loin ou pas. Je pense que c’est davantage ce ressenti qui met mal à l’aise. On est clairement pas dans l'amour universel ou dans la béatitude.

La Salvia sélectionne ceux à qui elle ouvre son monde et il y a moyen de se faire éliminer de manière assez violente psychologiquement.


Y a un truc que tu notes dans ton livre, et qui semble se retrouver dans la majorité des premières expériences avec la Salvia : à peine quelques secondes après l’avoir fumée, on oublie totalement le monde duquel on vient, on oublie même d’avoir fumé une plante, et pire encore, on est incapable de se souvenir de son corps et de sa personnalité… Le rire hystérique qui s’empare du fumeur désœuvré et accompagne cette triste scène donne à voir un tableau assez pathétique ! Cette impression d’être soudain devenu parfaitement fou et de risquer de le rester pour toujours (ouais, en plus, y a ce truc de la boucle, aussi, pire hantise du drogué !), est-ce que c’est une étape inévitable avec la Salvia ? Si oui, comment on en sort ?

Legoland et la Salvia

Je crois que c’est une étape cruciale de son enseignement et que ouais, il faut y passer. Après même s’il y a des thématiques récurrentes, ça sera de toute façon très spécifique à la psyché de chacun, selon sa configuration. Il y a des expériences assez communes que moi je n’ai jamais eues, comme le fait de se retrouver transformer en objet quelconque, ou de voir le monde version Legos. Mais je me suis tapé des boucles à n’en plus finir et j’ai dû m'accrocher pour y retourner. C’est un processus.

En plus de te faire oublier de quelle réalité tu viens, je pense que l’état de folie spécifique à la Salvia est dû au fait que tout d’un coup, la conscience se prend la structure fractale de l’espace-temps en pleine poire, c’est le gros vertige existentiel et elle n’est plus capable d’appréhender quoi que ce soit. Le seul moyen de naviguer dans ces espaces-là est d’apprendre à se déconditionner des modalités de perception habituelles, surtout que le monde de la Salvia échappe au référentiel humain, bien plus que les autres psychédéliques.

Il faut lâcher prise avec la notion d’identité, ce qui est je pense le plus difficile pour la plupart des gens. Avec la Salvia, mieux vaut ne pas trop rester dans une tentative de compréhension psychologique de l’expérience, ou on risque de rester coincé dans une boucle. Il faut développer la capacité de se dissocier du fait d’être quelqu’un de spécifique, dans un espace, à un moment.

C’est un enseignement ; en tout cas moi c’est avec ces dispositions que j’ai pu passer à d’autres phases. Il faut presque y voir une sorte de défi pour la conscience, tant que l’on a l’impression d’avoir quelque chose à en retirer. Il ne faut pas se faire du mal non plus.


J’aimerais à présent qu’on aborde le thème de la personnalité de la Salvia. Une fois de plus, à peu près tout le monde s’accorde sur son caractère, ou du moins, sur la façon dont elle se présente à ceux qui la fument lors de leurs premières visites dans son monde. Terrifiante d’intelligence, effroyablement impressionnante, intransigeante, moqueuse, malicieuse… Y a pas à dire, ça donne envie de la rencontrer celle-là ! L’une de ses particularités, je te cite, est de tordre et distendre la réalité pour montrer à quel point notre perception tridimensionnelle est limitée et dérisoire. On reviendra largement sur cet aspect de la Salvia dans la suite de l’interview, mais la question que j’ai envie de te poser maintenant, c’est : Qu’est-ce qui t’a donné envie de t’accrocher malgré la difficulté de l’expérience ? Tu sentais qu’il y avait un truc à la clé ?

L'esprit de la Salvia Divinorum

Du coup j’ai déjà un peu commencé à répondre. Prendre une plante maîtresse, c’est une rencontre avec un esprit, une relation qui se crée. Il y a des affinités ou pas, voire des natures qui sont en conflit. À mon sens il faut déjà bien se connaître avant de vouloir entrer dans ce type de relation, et de toute façon elle sera perturbante et redéfinira pas mal de choses.

Moi bizarrement j’ai tout de suite été attiré par la personnalité de la Salvia. Et j’ai senti qu’elle était attirée par la mienne aussi, ce qui est plus une façon de parler car je ne pense pas que les plantes nous perçoivent fondamentalement comme des individus au sens où on l’entend. Elle a sa manière très particulière d’aimer ceux qu’elle appelle à explorer son monde, mais elle est très généreuse. À chaque retour de session j’étais hyperstimulé par ce à quoi j’avais eu accès, même si c’était éprouvant. Et c’est exponentiel.

Pour moi son potentiel est évident dès le départ et se révèle amplement à mesure que se développe la relation et la complicité avec cette plante. 


Comme on l’a vu, la répétition est un élément récurrent de la Salvia, ainsi que la sensation d'être piégé dans un cycle pour l’éternité, sans compter l’histoire des Legos, schème diabolique de cette plante qui personnellement m’effraie encore plus que tout le reste ! Dans ton livre, tu évoques aussi une réalité imprimée encore et encore sur des feuilles de papier par une photocopieuse, encastrée dans une roue qui tourne sans cesse… Et puis y a aussi les expériences où on se retrouve à être un objet ou encore une partie d’un objet, comme un barreau de chaise ! Que signifie ce petit jeu auquel se livre la Salvia avec les êtres humains ? Est-ce une sorte de test qui écrème direct les candidats qui souhaitent la rencontrer, en éliminant d’emblée ceux qui ne seront pas assez couillus et marteau pour persévérer dans son monde ?

C’est clair que la Salvia joue. De la même manière qu’un réalisateur joue avec le spectateur pour lui faire faire une expérience, même si à la fin ce dernier n’a pas forcément saisi tous les codes et les symboliques utilisés dans le film, qui sont souvent propres au réalisateur. Certains films demandent plusieurs visionnages pour être appréhendés selon les intentions du réalisateur. Et en fait aucun visionnage n’est la même expérience, selon comment on se sent, ce sur quoi on porte son attention, les liens que l’on va faire. Entre la première fois où on voit un film et la troisième ou quatrième fois, notre perception aura pu beaucoup évoluer et nous faire accéder à une autre lecture, une autre dimension du film.

La réalité est dans l'oeil de celui qui regarde

Dans l’idée, la Salvia serait plus du Lynch ou du Aronofsky, le genre de propositions qui feront quitter la salle à la moitié des spectateurs avant la fin, qui seront une révélation pour certains et trop hermétiques, trop dérangeantes ou sans intérêt pour d’autres. Là où par exemple les champignons ou le LSD s’adressent à mon sens à un plus large public. 

Après, l’intention même des plantes en tant qu’esprit nous reste mystérieuse et je ne me targue pas du tout de pouvoir la traduire. Je pense juste que leur “but” est de toute façon évolutif.


Comme dans beaucoup de pratiques chamaniques (ou même, soyons honnête, dans toute consommation festive de dope), le set & setting est quelque chose de primordial si on souhaite vivre au mieux l’expérience. Quel est le set & setting idéal de la Salvia ? Et comment ça se passe, le retour à la réalité de base ?

Là encore, dame Salvia aime se démarquer. Avec elle tout stimuli extérieur est rapidement très perturbant, surtout en redescente. De toute façon au plus fort des effets on est complètement déconnecté de la réalité de base. Donc pas de musique, silence maximal, obscurité complète. Un gardien qui récupère la pipe et qui veille sans interagir, qui n’intervient que si nécessaire comme par exemple en cas de panique. L’expérience est courte, donc dans l’absolu un “bad trip” n’aura pas le temps d’aller trop loin. Bon, je connais quand même quelqu’un qui a démoli sa chambre en se voyant tuer sa mère, mais c’était en ayant fumé un paquet entier d’extrait (si si). Je ne sais plus exactement à quel niveau de concentration.

Set & setting de la Salvia

Il y a d'autres aspects que j’évoque dans le bouquin mais ça reste plus personnel, donc je ne sais pas dans quelle mesure ça peut être utile pour d’autres. Mais je suis curieux des retours.

La redescente des effets est toujours un moment perturbant, on ne sait pas à quelle réalité se référer pendant quelques instants, on ne sait pas si les choses vont rester comme elles sont, mais on revient quand même vite et bien, avec même le petit effet neurostructurant de la Salvia qui est assez stimulant. 

Les choses sont susceptibles de changer à mesure que l’on se familiarise avec la plante et que l’on appréhende l’expérience ; on réajuste, on teste, on se crée son rituel perso à défaut de tradition de référence.


Pour conclure cette première partie de l’interview, ce serait cool que tu nous parles de ta démarche d’avoir écrit un livre sur la Salvia (poussé au cul par moi, ouais, j’avoue). Avant de te laisser la parole, j’aimerais revenir sur un aspect de cette plante que tu évoques, à savoir : sa consommation ne peut véritablement s’inscrire ni dans la recherche d’un trip, ni dans une véritable quête spirituelle, et probablement encore moins dans un but thérapeutique (même si les explorations qu’elle nous amène à faire finissent fatalement par avoir un aspect de guérison, comme à peu près toute exploration de la conscience, cela dit, mais on y reviendra plus en détails). Et c’est justement ce qui la rend si fascinante et fait qu’elle mérite un ouvrage de vulgarisation comme le tien. Alors, dis-nous un peu. Toi, quel est ton but en publiant ce livre ? Qu’est-ce que tu espères avec lui ?

Pour moi ce n'est rien d’autre qu’une relation inter-espèces. Il n’y a pas de but personnel à atteindre. À mon sens le but est global, c’est en ce sens qu’il y a une forme de transcendance. Dans le réseau du Vivant, l’interconnexion entre toutes les formes de vie est un but en soi. C’est ce que font les plantes, naviguer et interagir à travers le réseau planétaire, elles font le lien entre toutes les espèces. Pour entrer dans une vraie relation avec le Vivant, il faut s’envisager soi-même comme un élément du réseau, par lequel circule de l’information. C’est dans l’interconnexion que se trouve la vraie spiritualité, la vraie guérison, qui à mon sens ne peut être que globale. Et ça se passe au niveau de l’ADN, l’expression fondamentale de la conscience. 

Le réseau du Vivant

Dans ce bouquin je parle de ma propre relation avec la Salvia mais elle ne fait que remplir une fonction dont je ne suis pas la finalité. Ce que j’en retire comme expérience personnelle n’est que le processus qui me conduit à en prendre conscience. 

Ce qui m’intéresse en partageant mon expérience, c’est que d’autres partagent à leur tour la leur avec moi afin de pouvoir dégager ce qui est commun dans la relation de cette plante avec l’espèce humaine. Nos expériences personnelles n’ont pas d’importance en soi, elles ne sont qu’un prisme. C’est dans une perspective collective que l’on peut vraiment comprendre l’esprit d’une plante, qui est lui-même une entité collective.

J’ai écrit dans un but de recherche, une démarche de compréhension de la nature de la relation entre la Salvia et l’interface humaine, qui est bien particulière dans le monde des plantes maîtresses.


UN CHEMINEMENT PERSONNEL AVEC LA SALVIA DIVINORUM

Un cheminement personnel avec la Salvia Divinorum

A présent qu’on a fait le point sur toi et la Salvia de façon succincte, on va attaquer en profondeur le thème de ta relation personnelle avec cette plante. A ce niveau, ton livre est plutôt bien foutu puisqu’il relate dans l’ordre chronologique les étapes de ton alliance avec elle, depuis tes premiers pas dans son royaume jusqu’à votre amitié actuelle. De mon côté, je ne vais pas forcément respecter l’ordre chronologique de ce processus, mais y aller à la freestyle, comme à mon habitude. Bref, le premier truc que j’ai envie de mettre en lumière, c’est le côté Trickster de la Salvia. Tu la présentes toi-même comme une sorte de Gardien du Seuil (du moins dans ses premières manifestations) qui fait subir un examen d’entrée, sorte de froide et austère mise à l’épreuve qui te fait sentir que tu n’es pas spécialement le bienvenu, à ceux qui prétendent pénétrer son monde. Parle-nous de tes premières incursions dans son univers ainsi que de l’archétype du Trickster que la Salvia incarne si bien.

Je pense que la Salvia recherche des caractéristiques bien spécifiques de la psyché. Ses effets dissociatifs nous disent déjà quelque chose. Je sais qu’on y viendra. 

Franchement pour s'y retrouver dans le genre d’expérience que fait vivre cette plante il faut déjà avoir un rapport assez particulier à la réalité, déjà quelque peu inconfortable. Il faut avoir perçu “l’inquiétante étrangeté” qui sous-tend ce qui nous apparaît comme normal et habituel. C’est là où pour moi le processus que fait traverser la Salvia est complètement lovecraftien. Le récit lovecraftien archétypal, c’est la recherche de compréhension d’un personnage, généralement versé dans quelque science, qui va être amené à explorer la dimension profondément dérangeante voire terrifiante de la réalité, non-appréhendable pour la conscience humaine, et qui va sombrer dans la folie, frappé de terreur existentielle. C’est l’aspect le plus connu des récits de Lovecraft. Mais certains de ses personnages vont transcender la folie pour accéder à autre chose. 

Linquiétante étrangeté de la nature de la réalité

Chez lui, l’humanité insignifiante s’agite sur son îlot d’ignorance dans un Univers habité par des entités incommensurables, manipulé par elles, voire engendré par elles. L’impact qu'a cette découverte sur la psyché traduit assez bien la stupéfaction qui frappe l’expérienceur de Salvia, surtout les premières fois. C’est le sol de la réalité tangible, stable et “rassurante” qui se dérobe sous nos pieds et ça change la perception à jamais, qu’on le veuille ou non. 

Moi ce qui m'a marqué dès la première expérience, c'est l'évidence de ce que sont les choses. Comme si une partie de moi avait toujours su ce qui se tramait en arrière-plan. Bizarrement, c’est ce sentiment qui accompagnait mon hilarité, genre “tadaaaaaa !”

Comme si les trois visages qui m’observaient venaient de me faire une grosse blague et que je découvrais le pot-aux-roses. “Haha, elle est bien bonne”. À la limite on ne comprend même pas pourquoi on retourne se la faire faire encore.  

La Salvia : Trickster des plantes maîtresses !

L’archétype du Trickster, c’est le visage grimaçant de la réalité de notre condition, qui nous balance en pleine face l’absurdité de toute cette mascarade sur laquelle on essaye désespérément de plaquer du sens avec notre perception limitée. Je crois que c’est un archétype propre à l’inconscient collectif humain (je ne crois pas qu’il ait lieu d’être pour les animaux), que la Salvia utilise comme véhicule de son enseignement, là où d'autres plantes se présentent sous des atours plus accueillants. Elle ne cherche pas à se rendre engageante. C’est marrant parce que c’est exactement comme ça que Lovecraft écrivait, en dissuadant d’office ses lecteurs potentiels.


Il y a une idée qui revient souvent dans ton livre, et qui à vrai dire pourrait s’appliquer à pas mal de psychédéliques, mais qui semble encore davantage prégnant dans l’expérience de la Salvia : celle de “sortir de la matrice, d'ôter un casque de réalité virtuelle” pour enfin ouvrir les yeux sur le “vrai monde”. Si beaucoup de gens pensent avoir connu cette impression, il apparaît qu’avec la prise de Salvia, cela acquiert un éclat de vérité démultiplié (probablement multiplié par le nombre de mondes qu’elle ouvre !). J’aimerais t’entendre sur le sujet. Qu’est-ce que ça fait exactement, de quitter la matrice, et quelles interprétations tu poses dessus ?

J’ai l’impression que le monde de la Salvia est ce qu’il y a de plus éloigné des modes de perception habituels dans le corpus des expériences psychédéliques. Je ne suis pas non plus un expert en la matière, mais entre ce que j’ai expérimenté et ce que j’ai lu ou entendu, je dirais qu’il y a un continuum entre tous les types d’expériences que l’on peut faire avec différentes molécules. Je pense que la psilocybine, la DMT ou le LSD procurent des expériences que l’on peut relater en utilisant le même champ lexical des états modifiés de conscience, en termes d’impressions sensorielles, de ressentis.

Avec la Salvia on se rend compte qu’il n’est plus vraiment approprié. En ce qui me concerne c’est beaucoup plus difficile de décrire (et de se rappeler) une expérience de Salvia que de quoi que ce soit d’autre, à forte dose. Par ailleurs en rendre compte dans le bouquin a été assez compliqué et j’ai dû faire des choix, procéder par analogie et utiliser beaucoup de guillemets. Par exemple ça me semble improbable qu’un film en VR tente de restituer une expérience de Salvia comme Jan Kounen l’a fait pour l’Ayahuasca ; pourtant il y a bien un monde. Ce qui marque avec la Salvia, c’est à quel point on est dans quelque chose de totalement étranger, comme si elle n’était même pas vraiment faite pour les humains. C’est ça qui me fait utiliser la formulation “sortir de la matrice”.

Il y a quelque chose de très cru dans l’expérience, de très abrupt. Encore une fois Lovecraft vient à ma rescousse pour tenter de restituer ce que ça fait avec sa notion de “cosmicisme”. Ce vertige existentiel de faire face à quelque chose d’incommensurable qui peut déchirer notre réalité, la désintégrer, faire même qu’elle n’ait jamais été. J’ai d’ailleurs du mal à utiliser le terme “d’enthéogène” pour définir la Salvia. Ou alors les notions de “spirituel” ou de “divin” sont encore trop anthropocentristes. 

Sortir de la matrice

En même temps, c’est, en termes d’impressions, les expériences les plus “concrètes” que j’aie pu faire. Ma sensation “d’aller quelque part”, de “changer de dimension”, d’avoir affaire à d’autres entités, est effectivement extrêmement “réelle”. On n’est plus vraiment dans un monde visionnaire qui se déploie là où on est. Quand je suis “là-bas”, c’est paradoxalement la réalité normale ; elle a juste été remplacée sans transition. 


Selon tes propres termes, les entités qui peuplent le monde de la Salvia font fréquemment référence à notre réalité comme étant “la surface” ou encore “la grande surface”, avec tout ce que ce concept implique. Est-ce qu’elles considèrent le monde humain comme superficiel, ou bien pensent-elles que nous traitons le Vivant comme un produit de consommation ?

Quand on regarde la surface de l’eau depuis l’extérieur, on voit surtout ce qui s’y reflète. Ce reflet, c’est ce que nous percevons de la réalité. La Salvia fait plonger sous la surface et se rendre compte de toute la profondeur qu’il y a en dessous. Franchement, c’est plus ou moins une analogie.

La surface de l'eau

Effectivement on dirait que quand on est une entité des profondeurs, la surface n’est que la projection d’images plus ou moins nettes et claires selon la distance à laquelle on se trouve. Je pense que perçue à travers l’interface humaine, la réalité est à la fois une parodie et un film d’horreur, dont le titre pourrait être “La Grande Surface.” C’est toujours cet aspect Trickster qui s’exprime et qui permet peut-être à ces entités de manier un cynisme très humain, avec des concepts propres à notre monde et en langue française s’il vous plaît.

Difficile de faire la distinction entre ma psyché, les entités et la Salvia pendant l’expérience, s’il y en a une à faire, mais il y a une ambiance d’aversion générale pour la condition humaine qui même moi me laisse dans un certain malaise.  


Tu parles souvent des paliers que la Salvia t’a fait franchir les uns après les autres, sorte de processus d’initiation constitué de tests passant par différents niveaux de “jeu”, auxquels tu ne pouvais accéder qu’en comprenant certaines choses. Sans ça, la Salvia te faisait revivre encore et encore la même scène. Je dois dire que cette initiation me fascine, autant par sa forme que par ses enseignements sur la nature de la conscience. Je pense notamment à ces phrases que je trouve magnifiques : Il n’y a ni intérieur ni extérieur ; il y a seulement la conscience. Il y a seulement la conscience qui observe la conscience. Tu peux nous raconter rapidement les étapes que tu as traversées ? Celle de “la maison d’enfance”, “la ville”, et surtout les clés de fonctionnement que tu as acquises en cours de route ?

Les boucles de la Salvia

Encore une fois je ne sais pas dans quelle mesure ce processus m’est personnel, mais déjà il semblerait que se retrouver en enfance est un schème récurrent avec la Salvia. En me basant sur le paradigme qui place l’espace-temps “à l’intérieur” de la conscience, j'émets l’hypothèse que les chocs survenant dans l’enfance sont susceptibles de créer des brèches dans la psyché et que ces brèches sont des sortes de “portails”. 

En ce qui me concerne il a fallu que je revive une scène familiale énigmatique jusqu'à réussir à m’en servir comme portail avant d’arriver dans cette “ville” où je me faisais assaillir par les habitants jusqu'à trouver encore comment en sortir. Dans le bouquin j’essaye d’analyser ces niveaux de réalité successifs mais ce qui importe dans l’absolu c’est qu’on est obligé de garder à l’esprit que toute réalité est une projection de la conscience, plus ou moins individuelle, plus ou moins collective, et que ce sont nos dispositions qui déterminent la nature de l’expérience. C’est le seul moyen de rester centré et de ne pas se laisser accaparer par ce qu’il se passe. Surtout quand on est pris dans une boucle.

On apprend à se connaître soi-même en tant que système de navigation et on se rend compte que c’est valable à chaque instant, quelle que soit la réalité qu’on est en train de vivre. On est en permanence dans une expérience psychédélique.


Fatalement, on en arrive à la notion “d’identité”, qui est selon moi le thème majeur de ton livre, et peut-être de l’enseignement de la Salvia tout court. Pour commencer, j’aimerais citer à mon tour cette réplique de Ghost in the Shell que tu as mise dans ton livre : Nous évoluons dans un environnement dynamique. Vouloir rester ce que tu es te limite. Je sais que cette citation est importante pour toi, car ton rapport à l’identité est très particulier. Alors vas-y, parle-nous en. Et raconte-nous comment la Salvia a travaillé sur cet aspect de toi.

Ghost in the shell et la notion d'identité

Franchement, c’est le propos que j’appréhende le plus à évoquer comme ça, en interview, parce que tout le bouquin est déjà une tentative en soi de rendre concise la manière dont je l’envisage. La question de l'identité est notre plus grosse problématique en tant qu’expérience subjective de conscience de la conscience. On est piégés dans cette subjectivité qui nous persuade que l’on est un individu spécifique et unique. Et là la Salvia vient nous montrer à quel point on est loin du compte. Elle vient semer tellement de chaos et de confusion dans le rapport à l’identité qu’elle la rend complètement insignifiante.

Ghost in the shell

Mais il y a quelque chose de libérateur là-dedans. On se rend compte qu’effectivement, “qui” on est n’est pas si important que ça. C’est même une forme d’aliénation, comme une addiction. Quand je vois à quel point à notre époque on revendique tellement telle ou telle identité (ou plutôt identification à la Persona, au sens jungien) que ça en devient un enjeu idéologique et politique, pour moi c’est symptomatique. Ça exprime que collectivement on est plus en train de s’enfermer davantage dans notre condition que de s’en émanciper. C’est l’inverse du processus d’individuation dont parlait Jung.

Et ouais, si vous ne connaissez pas, regardez Ghost in the Shell (l’anime japonais de 1995 ; la version américaine de 2017 trahit complètement le propos).


Dans ton livre, tu dis qu’un nouveau champ de connaissances et d’expériences est accessible à un niveau de conscience supérieur à travers la transcendance de la notion d’individualité. Selon toi, voilà la véritable nature du processus traversé avec la Salvia. Mais concrètement, transcender son individualité, à quel type d’expériences est-ce que ça donne accès ?

Transcender la notion d'individualité

Je précise que je ne parle pas de “mort de l’ego”, qui est selon moi une formule très romantique si ce n’est un abus de langage utilisé un peu à tort et à travers. 

Pour moi transcender la notion d’individualité, ou l’étendre, c’est surtout le seule issue à ma claustrophobie existentielle. Déjà dans la relation avec l’esprit des plantes il y a une forme de fusion qui s’opère, je parle même de symbiotisme, qui étend la psyché à une sphère plus vaste. On peut voir ça version matriochka. À mon sens ce qui circonscrit la psyché, ce ne sont que des filtres. En en enlevant une partie on l’étend à un champ plus collectif, à différents degrés.

Selon les pouvoirs spécifiques des plantes et nos affinités, en quelque sorte, on peut naviguer en dehors de la sphère humaine, interagir avec celle des animaux ou d’autres manifestations de la conscience à travers l’espace-temps. En soi naviguer dans le réseau du Vivant signifie ne plus être qu’un être humain. C’est ce que font les “chamans”, avec ou sans plantes. 

En l'occurrence je crois que la Salvia a le pouvoir spécifique de donner accès à d'autres versions de “soi”, dans d'autres temporalités voire dans d’autres mondes. En ce qui me concerne c’est dans un monde complètement exogène qu’elle a fini par systématiquement me ramener, à travers l’expérience d’un autre “moi” qui en fait partie. 


C’est donc le bon moment pour évoquer ton autre identité dans le monde de la Salvia. En effet, au stade où tu es parvenu désormais, la quasi-totalité de ton vécu sous Salvia se déroule dans une dimension où tu es quelqu’un d’autre : un alter non-humain, amnésique, schizophrène, pourvu d’une famille, qui sait même parler une autre langue ! Ce serait un plaisir que tu nous parles des êtres de ton monde de Salvia et de celui que tu es là-bas...

À ce stade je ne cherche plus à savoir si cet être est plus “moi” qu’autre chose ; ça n’a plus vraiment de sens, mais je crois qu’il existe bel et bien en dehors d’une projection de ma psyché. Ce qui n’a pas été si simple à accepter. Pour le présenter il s’agit d’une entité appartenant à une espèce pseudo-amphibienne, à tendance protéiforme. Il semble avoir une histoire qui lui est propre, mais dont je pense qu'elle est interconnectée à la mienne via une mémoire plus ou moins commune. C’est comme si chacun était l’alter de l’autre, dans sa strate d’espace-temps.

La forme de l'eau

Il y a aussi le fait de faire l’expérience d’un autre corps. C’est un peu Avatar, mais en plus bordélique pour la conscience. Surtout qu’effectivement mon alter est en proie à une certaine confusion mentale. C’est comme si ma réalité présente était ses épisodes schizophrènes à lui, et qu’il en émergeait à chaque fois que je devenais lui dans le monde de la Salvia, entouré par des entités qui attendent son réveil.

Elles sont trois la plupart du temps, une féminine et deux masculines, qu’en étant cet alter je reconnais comme ma famille. Elles n’ont rien à voir avec des “guides” ou quelque chose dans le genre. Avec eux l’atmosphère est solennelle et sévère, et aussi empreinte d’une certaine tristesse. Je ne sais pas pourquoi quand je me réveille dans ce monde, je me sens désolé, voire accablé. C’est quelque chose que je continue d’explorer. Avec le temps j’ai malgré tout fini par éprouver une certaine exaltation à devenir cet être.

La forme de l'eau, nouvelle identité dans le monde de la Salvia

Dans le bouquin j’essaye de comprendre la nature de ce changement de réalité, ce qu’il veut dire déjà pour moi. Le fait d’écrire la dernière partie en diète de plante (en fait il y en aura eu deux au cours de la rédaction du livre), aura été vraiment intéressant pour la récapitulation de tout ce processus, de l’impact qu’il a eu sur ma psyché.


Un truc intéressant dans ton parcours avec la Salvia, c’est son évolution graduelle. Qu’il s’agisse des étapes par lesquelles tu es passé (ou qu’elle t’a fait passer), des conditions dans lesquelles tu l’as prise ou encore de ta manière de la consommer (je pense aux différences de concentration des feuilles en salvinorine A), on peut dire que l’éventail de ta pratique avec elle est foutrement large ! Et il se trouve que tu as aussi présenté cette plante à d’autres personnes, à l’époque où tu vivais dans un écolieu… Sans compter que tu as commencé à la consommer dans d’autres conditions, notamment en forêt, dans le but d’apprendre à garder conscience de la réalité de base lors d’un voyage. J’ai donc plusieurs questions : Qu’est-ce que ça t’a appris, de donner de la Salvia aux autres ? Et comment as-tu peaufiné la maîtrise psychique et corporelle de tes incursions dans son monde ?

Les deux premières années j’étais seul dans mon coin à explorer les effets de la Salvia sur la psyché, avec juste mon expérience de l’Ayahuasca pour m’aider à comprendre ce que je vivais. Quand on est tout seul avec ce genre d’expériences, on n’est jamais sûr de ne pas être parti dans son délire, surtout quand c’est aussi perturbant. Dans les débuts je n’ai même pas spécialement été fouiller internet pour voir ce que je pouvais trouver comme infos parce que chez moi ce n’est pas du tout un réflexe. En jetant un coup d’œil par la suite, je n’ai pas trouvé tant de témoignages que ça qui faisaient écho à ce que j’expérimentais, surtout que la plupart des gens qui publiaient n'avaient pris la Salvia au maximum qu’une poignée de fois. Après un certain nombre de sessions j’ai commencé à penser être en train de me révéler des troubles psychiques, ou de les déclencher. C’est le genre de truc qui peut arriver avec les psychédéliques quand on prend sans cadre.

L'expérience de la Salvia en communauté

Quand je suis parti vivre en écolieu et que mon entourage s’est intéressé à mes expériences, ça a été pour moi l'opportunité d’avoir des retours en directs. Le plus important pour moi était de commencer à comprendre ce qui était commun et récurrent dans l'effet de la plante sur la psyché ; ça a été assez prolifique, même s’il y avait peu de personnes vraiment réceptives. Par ailleurs j’ai pu observer que certains schèmes très récurrents ne s’étaient jamais produits pour moi. Ça a été très intéressant aussi de voir que mon accompagnement et mes conseils avaient des effets positifs sur la manière d’appréhender l’expérience. Et ce fut mes premières sessions avec un, voire des gardiens, à un moment où ça devenait assez nécessaire. Avec les premiers retours quant à mon comportement quand j’avais complètement déconnecté, comme par exemple avoir baragouiné un truc qui pouvait ressembler à une langue non-identifiée.

Plutôt que de maîtrise, je parlerais d’aisance dans la navigation. Le principe de base c’est de ne pas se laisser accaparer par la réalité qui se projette. Quand on porte son attention sur quelque chose, on densifie l’espace, alors plus on interagit avec (ne serait-ce qu’en le percevant), plus on est en quelque sorte pris dedans ; comme englué. Et plus l'espace est peuplé, plus c’est difficile de s’en “déconnecter”. C’est pour ça que même dans la réalité de base, max un gardien c’est mieux pour les sessions (et aussi d’où le set & setting silence/obscurité pour réduire tout ce qui peut y connecter). C’est un peu ça le didacticiel, pour ceux qui connaissent le jargon du jeu vidéo. 

Pour moi ça a vraiment été un entraînement de ne pas me laisser accaparer par le moindre son, surtout. Et par la suite j’ai appris à l’utiliser pour modifier l’espace, le rendre malléable ; c’est grisant, même si je ne sais pas forcément ce que je fais.

Quant à mon corps dans le monde de la Salvia justement l’intérêt est de le densifier pour me le rendre “tangible”. Plus j’y arrive, plus je me sens “dedans” et plus cette réalité m’est “palpable”.


Il y a quelque chose que t’as tenté, et que moi, sérieux, aussi cramée de la cervelle que je suis, j’aurais pas osé : le mix de la Salvia avec de la kétamine, de la DMT et de l’Ayahuasca (pas les quatre en même temps, je vous rassure !). Plusieurs éléments intéressants ressortent de ces surprenantes expériences : le fait que la Salvia se serve de la kétamine comme d’un support de stabilité pour envoyer son plein potentiel, le fait que les entités de la DMT et celles de la Salvia ne soient pas franchement copines, et enfin l’interaction entre l’Ayahuasca et la Salvia qui se servent de ta psyché comme interface de communication... La Salvia est décidément incroyable ! Fais-nous un peu le point là-dessus : comment t’est venue cette idée de marier cette plante à d’autres psychotropes ? N’as-tu pas redouté son courroux ? Qu’est-ce que t’as tiré de ces expériences ?

Psychonaute au coeur d'une exprience à plantes multiple

L’idée n’est pas de moi ! Ça ne me serait jamais venu à l’esprit ; pour moi c’était le truc genre carrément profane dans le rapport aux plantes maîtresses. Par contre j’ai un ami très résistant aux molécules en général qui du coup teste toute sorte de mélanges pour trouver celui qui va l’envoyer dans les étoiles. C’est lui qui m’a fait découvrir la Salvia, et des années plus tard le mix avec la kétamine, quand j’étais installé sur son terrain au Pérou.

J’étais devenu, moi, très sensible à la Salvia qui était devenue limite trop intense même à faible dose et j’étais dans une phase de doutes quant à la finalité de tous ces “switch” d’identité qui me faisaient me sentir toujours plus étranger au monde. Mon ami m’a parlé de ce mix comme ayant des effets stabilisants et je me suis dit “faut que je voie ça avec la Salvia”.

Ça a été super probant et ça m’a permis d’accéder à une nouvelle phase. Franchement même la Salvia a kiffé. Du coup je me suis senti libre de voir ce que ça donnait avec d’autres molécules que je connaissais déjà un tant soit peu. Le mélange avec l’Ayahuasca (avec laquelle je traversais aussi une période compliquée) a été l’apogée et après deux fois je dois dire que je n’ai pas éprouvé le besoin de réitérer.

J’ai approché une frontière qui je crois ne peut être franchie qu’à la mort.


Toi et moi, on a souvent parlé de notre rapport global au Vivant, et c’est d’ailleurs l’un des points qui nous relient dans notre travail avec les plantes maîtresses. Alors que beaucoup de gens ne les considèrent que dans un but utilitaire, c’est-à-dire thérapeutique ou à visée “spirituelle”, nous, on les voit plutôt comme des êtres à part entière qui n’ont pas forcément pour fonction de nous aider dans nos quêtes plus ou moins égocentriques de guérison ou “d’élévation spirituelle” (je mets le terme “spirituel” entre guillemets car on va y revenir). Entre nous, on s’est souvent dit : Ouais, l'alliance avec les plantes, c’est comme l’amitié. Est-ce qu’on demande toujours à nos potes de nous aider, de nous sauver, de nous apporter quelque chose ? Nope. On se contente d’apprécier leur compagnie et d’échanger des idées, basta… Aussi, je pense qu’il serait intéressant qu’on revienne sur ça, qu’on redéfinisse ce qu’est véritablement l'alliance avec les plantes sacrées, leur “fonction” ainsi que la nôtre au cœur du Vivant, et enfin qu’on décortique ce terme de “spirituel” qui nous hérisse l’un comme l’autre, car son usage forcené de nos jours ne fait qu’appuyer la distinction erronée qu’on fait entre l’Homme et le monde…

Déjà il suffit de voir comment la notion de “spiritualité” est différente pour par exemple les Shipibo, que toi et moi on connaît un tant soit peu. En Occident c’est la surface projective de tous nos espoirs, nos désirs, de ce que l’on voudrait être et ce que l’on voudrait que le monde soit. C’est toujours la quête du paradis, l’attente d’un sauveur ou vouloir être soi-même un sauveur, quelle que soit la forme que ça prend.

Pour les Shipibo, c’est surtout apprendre à être vigilant et autonome, car les autres mondes sont une continuité du nôtre, ou plutôt du leur, la jungle, qui garantit leur survie mais qui est aussi inhospitalière. Je ne suis pas en train de dire que leur paradigme est le meilleur, mais qu’il rend leur rapport à la réalité indéniablement plus pragmatique. Ils n’ont pas le choix. Il suffit de voir ce que font les Occidentaux de l’Ayahuasca par rapport à ce qu’est la tradition. La relation des Shipibo aux plantes maîtresses est très technique et ils ont bien du mal à comprendre que les Gringos fassent des cérémonies pour partir en expérience “mystique”. Et je ne crois pas non plus qu’ils relationnent avec les “esprits” pour relationner. Eux guérissent, ou retirent du pouvoir, souvent les deux, un point c’est tout. Ils n’ont pas de vision romantique de la Nature.

Relationner avec l'esprit des plantes

Nous j’ai l’impression qu’on se situe un peu entre les deux. Il y a certains aspects de la “spiritualité” moderne dans lesquels je peux me retrouver, même si j’ai souvent bien du mal à supporter la manière dont c’est amené et le champ lexical qui l’entoure. De la même manière que j’ai beaucoup de mal avec le rapport des Shipibo aux animaux. 

De toute façon l’être humain étant ce qu’il est (en tout cas l’espèce d’hominidés qui a colonisé le monde), il ne peut à mon sens y avoir de paradigme idéal. La réalité n’est pas idéale. 

Plus haut j’ai déjà plus ou moins évoqué la manière dont je perçois la relation au Vivant. C’est un processus évolutif global dont j’ai l’impression qu’il est plus une tentative de la Nature qu’un dessein établi. J’y vois fondamentalement une compensation à l’entropie qui est à l’origine même de toutes les formes de vie. Ce processus n’a peut-être aucune finalité.


LES DIMENSIONS PSYCHIQUES, PHYSIQUES ET MÉTAPHYSIQUES DE LA SALVIA DIVINORUM

Les dimensions psychiques, physiques et métaphysiques de la Salvia Divinorum

La réalité que nous connaissons est une expérience psychédélique à laquelle nous sommes habitués. L'expérience subjective d'avoir conscience d'une réalité est psychédélique en soi, dans le sens étymologique de ce qui "révèle la psyché". La conscience qui se révèle à elle-même, ça me semble être une bonne manière de définir l'existence même. Je crois que la subjectivité de la conscience qui à travers un filtrage de la perception interprété par les sens, procure l'expérience d'un "moi", peut être vécue bien différemment sans filtres, ou avec d'autres filtres correspondant à d'autres types de perception, d'autres modalités de la réalité. Et la transition d'un mode à l'autre, dans un système de vases communicants spatio-temporels, n'est qu'une question d'adaptation. Ou de ré-adaptation. Peut-être sommes-nous suradaptés à notre expérience de la réalité.

Cette citation est de toi. Elle met en exergue une idée qui me fascine, que j’ai découverte chez Nietzsche il y a des années, explorée de fond en comble avec l’Ayahuasca, et qu’on retrouve aussi chez Lovecraft (sans compter nombre de penseurs actuels que tu évoques toi-même largement). Pour commencer cette nouvelle partie de l’interview, ce serait génial que tu t’exprimes à ce sujet. Vas-y en freestyle, comme tu le sens.

J’ai juste envie de citer Philip K. Dick :

Philp K. Dick, écrivain sous psychotropes

Je parle souvent dans mes romans et nouvelles de mondes contrefaits, de mondes à moitié réels, autant que de mondes personnels détraqués qu’habite généralement une seule personne, les autres restant dans leur monde à eux, ou bien étant progressivement happés dans l’un de ces mondes déréglés. C’est un thème que j’ai souvent abordé au cours de mes vingt-sept années d’écriture […] ; je pense à présent en comprendre l’origine. Ce que je sentais, c’était la pluralité des réalités partiellement actualisées et situées tangentiellement à ce qui, de toute évidence, est le réel le plus actualisé, celui que la majorité d’entre nous […] acceptons de voir comme tel […]


Les psychonautes de notre espèce se rejoignent tous sur un truc : l’expérience psychédélique est bien souvent 100 fois plus réelle que le réel ! C’est quelque chose que t’évoques dans ton livre, cette idée que pour la conscience, faire une expérience quelle qu’elle soit, c’est la réalité, même temporairement. Il semble que la conscience soit complètement disposée à accepter comme “réel” ce qu’elle expérimente, même si c’est carrément ouf ! Selon toi, qu’est-ce que cette propension de la conscience révèle à son sujet ?

J’aime bien en revenir aux rêves, parce que rêver en dit déjà beaucoup sur le rapport à la réalité. Et on verra vite ce que l’évolution de la VR dira aussi du rapport à la réalité. 

On ne peut jamais parler de réalité en soi, juste de l’expérience qu’on en fait selon son état de conscience et son mode de perception. Pour moi c’est la “sensation” de réalité qui est plus intense sous psychédélique, parce que le mode de perception est élargi ; mais ça n’a pas vraiment de sens de dire que la réalité de l’état de veille est moins “réelle”. C’est juste que le prisme subjectif est insuffisant. Quand je parle de “matrice” pour faciliter les choses, ce n’est pas non plus pour dire que ce n’est pas la réalité (la question de “ce qui est réel” et “ce qui ne l’est pas” est selon moi une impasse sémantique). Par contre ce qu’on projette dedans individuellement et collectivement, nos constructions mentales, nos filtres, nos représentations, nos biais, là c’est autre chose. 

Toute réalité est virtuelle et “temporaire”, avec plus ou moins d’amplitude selon le champ de conscience/perception. Et là en termes de modalités et de possibilités, je vois l’Univers comme une espèce de boîte de Pandore existentielle. 

LA Réalité en tant que telle est intrinsèquement inaccessible à la conscience “individuelle” et éventuellement réside dans la somme des perceptions de toutes les formes de conscience existantes, pour tenter une approche conceptuelle.


Une autre idée fascinante qu’on trouve à plusieurs reprises dans ton ouvrage, c’est la question du Temps. Tu pourrais nous expliquer ta théorie de la “lentille-conscience” qui se déplace du présent dans une autre temporalité et permet parfois la reviviscence complète du “passé” ? Cette extension de la conscience du présent qui fait entrer dans son champ une temporalité plus vaste ?

Le Temps dans le monde de la Salvia

C’est la métaphore du CD, qui contient des informations stockées en suite de trames qui sont lues par un faisceau laser projeté sur la surface du disque par une lentille. Donc en gros, le faisceau c’est la conscience projetée par la lentille du présent sur les trames de l’espace-temps. La lentille passe le long du CD-Univers qui tourne sur lui-même en lisant les trames.

Le passé est ce qui a été lu, le futur ce qui ne l’est pas encore ; c’est l’expérience de l’écoulement du temps. On peut relire une trame en faisant reculer la lentille, on peut sauter un segment en l’avançant, on peut changer de trame en la déplaçant latéralement. Dans l’idée.


Justement, cette possibilité de reviviscence du passé que semble offrir la Salvia (et d’autres plantes maîtresses comme l’Ayahuasca) ouvre peut-être vers une vertu thérapeutique de cette plante… Comme on l’a vu avec tes propres avancées au cœur du monde de la Salvia, le fait d’apprendre à manœuvrer sa conscience pour la détacher de ce qu’elle vit et la rendre observatrice d’elle-même est en soi déjà infiniment thérapeutique, mais là, on entre dans un autre domaine de la plante que j’ai envie d’appeler “quantique”, puisqu’il est carrément question d’un saut dans l’espace-temps qui permettrait de défaire des boucles ou de “guérir” les traumas du passé en les “réalignant”. Comme tu es très bien placé pour en parler, ce serait cool, si tu le sens, que tu racontes ton cas très personnel, qu’il s’agisse de ta quasi-noyade ou encore du quasi-meurtre de ta mère (ces situations “limites” m’apparaissent clairement comme révélatrices). De quelle manière la Salvia et son potentiel quantique t’ont aidé à ce niveau ?

L’aspect thérapeutique n’est vraiment pas un aspect que je me sens légitime à aborder parce qu’il est très délicat et peut entraîner sur de mauvaises pistes des personnes qui sont en recherche. En ce qui me concerne je parle plus d'un processus cathartique que thérapeutique. Sinon je pense qu’il faut se pencher sur la tradition mazatèque qui en a fait une toute autre utilisation que celle des Occidentaux (considérée comme sacrilège) ou sur les travaux de Daniel Siebert, qui est aussi pharmacologue. 

Mais effectivement je pense qu’il est possible d’intervenir dans la trame de notre existence par des actions “rétrocausales”, c’est-à-dire le fait d’envoyer de l’information vers ce qui est le passé pour notre conscience “d’ici et maintenant”. Je ne voudrais pas reprendre à ma sauce les travaux de Philippe Guillemant ou Romuald Leterrier par exemple, donc je renvoie vers eux.

Rétrocausalité

En tout cas je crois que les boucles vécues avec la Salvia sont des segments de trames d’espace-temps qui ont besoin d’être actualisés car une partie de la conscience y est piégée, potentiellement par un trauma. C’est comme ça que je pense avoir traversé les différentes phases, à partir de la boucle où je suis enfant, dont je pense qu’elle se situe dans une trame potentielle. Maintenant je suis projeté dans ce que je crois être les conséquences du trauma d’un “moi” exogène. Si j’avais le choix j’aimerais bien juste aller dans une trame où Guillermo Del Toro a réalisé Les Montagnes Hallucinées de Lovecraft.


Quand on parle traumas, on est forcé de parler de “fracture” de la conscience et de dissociation de la psyché. Dans les cas les plus graves (mais peut-être pas seulement, en fait…), il se produit même une sorte de “fragmentation” de la psyché en un ou plusieurs alters (que la majorité d’entre nous connaissent via le Trouble Dissociatif de l’Identité). Il s’agit d’une stratégie du subconscient pour contenir le trauma et, dans une certaine mesure, protéger l’identité de la victime. Aussi surprenant que ça paraisse de prime abord, c’est un truc que le chamanisme et le projet MK-Ultra maîtrisent tout à fait. Les bâtards du MK parce qu’ils savaient le provoquer afin de s’en servir dans des buts tout sauf bienveillants, les chamans parce qu’ils naviguent dans les strates de la psyché afin de la guérir. Ton cas est particulièrement intéressant, car d’une part tu considères que la Salvia n’est pas venue résoudre ton problème de dissociation mais au contraire l’exploiter. Et d’autre part parce que tu as appris à utiliser ta dissociation pour entrer dans la multidimensionnalité, en te faufilant dans la fracture de ta conscience comme portail interdimensionnel, sorte de point d’intersection spatio-temporel te permettant de travailler sur les lignes temporelles dont on parlait plus haut. Est-ce que tu penses que ce serait une piste thérapeutique pertinente à suivre ? Des trucs comme l’hypnose travaillent-ils déjà à ce niveau ?

Là encore, sujet extrêmement délicat, que je ne maîtrise pas et dont la manière dont je le vis et l’envisage n’engage que moi.

Je ne connais de tels états de dissociation que sous les effets de la Salvia, donc je ne les subis pas au quotidien et c’est important pour comprendre quel est mon rapport à ça. Par contre je suis très familier de certains symptômes de dissociation, comme la déréalisation. 

La tendance à la dissociation dans l’enfance a toujours été exploitée à travers le chamanisme et l’ésotérisme, pour guérir ou pour du pouvoir, comme avec les rituels de possession. C’est la faculté à être investi par des “esprits” ou des “divinités” en obtenant leurs aptitudes. Même quand Jung parle d’inflation par un archétype, dont il dit qu'elle est une grande source d’énergie, c’est une forme de dissociation. L’hypnose qui fait faire et dire des choses qui nous sont inaccessibles à l’état ordinaire, c’est ce qu’elle exploite aussi.

Faire bouger les lignes de temps

Le fait que la dissociation soit une fonction d’auto-préservation de la conscience veut dire quelque chose. Il y a de toute évidence des ressources auxquelles elle permet d’accéder, mais je ne sais pas si elle peut en tant que telle aboutir à une forme de guérison. Je crois que dans mon cas c’est ce terrain psychique qui m’a prédisposé à pouvoir aller loin avec la Salvia, qui entre dans la catégorie des substances dissociatives, comme la kétamine. Je ne suis pas sûr que ce soit indiqué pour les personnes qui souffrent précisément de trouble dissociatif. Ni même probablement aucun psychédélique.  

En accédant à l’inconscient qui est atemporel, l’hypnose est effectivement un outil puissant de navigation dans le “passé” afin d’actualiser ce qui y est enfoui. Et je crois que la Salvia permet d’appréhender la dimension probabiliste de l’espace-temps en faisant naviguer non pas dans le passé que l’on a vécu, mais spécifiquement dans les trames potentielles. 


Pour terminer sur le thème des dimensions, j’aimerais que tu racontes un peu aux personnes qui ne connaissent absolument pas la Salvia comment se présente la réalité de ce monde-là. J’ai été saisie par tes descriptions de l’imbrication des différentes dimensions façon bibliothèque d’Interstellar, des tunnels de réalité, et enfin de la façon dont on ne se déplace pas dans ces tunnels, mais dont on se “densifie” d’un espace à l’autre… Allez, fais-nous rêver !

Tunnel interdimentionnel dans le monde de la Salvia

C’est hyper compliqué de tenter des descriptions. Tout ça se passe complètement en dehors du mode de perception habituel et dès que l’on cherche à interpréter on ne peut le faire qu'avec celui-ci, surtout que la mémoire consciente est impropre à restituer l’expérience dans son entièreté. Du coup il faut toujours garder à l’esprit que l’on reste dans l’analogie. Moi je me suis relativement limité dans cet aspect justement pour ne pas faire confondre au lecteur l’analogie et l’expérience en soi. Souvent par facilité je fais référence au cinéma qui on dirait cherche parfois vraiment, consciemment ou inconsciemment, à retranscrire ce type d’expérience, mais le plus important n’est pas tant ce que l’on perçoit que comment on perçoit. Ce que le langage, conditionné par la tridimensionnalité et le temps linéaire, est impropre à traduire.

En tout cas j’ai essayé de comprendre certaines “règles” qui ont cours dans ce type d’espaces et qui sont éventuellement plus proches de celles des rêves. Mais là où dans les rêves on peut encore se faire croire qu’il y a par exemple des objets solides et de la gravité, avec la Salvia ça ne tient plus du tout. 

J’ai repris l’expression “tunnel de réalité” au sens le plus littéral parce que c’est vraiment comme ça que je fais la transition d’un monde à un autre, par un changement de mode de perception. Il y a un effet “tunnel” entre deux modes, comme si la conscience s’étirait en longueur avant de se recondenser “dans” un nouvel espace. Pour moi c’est accompagné de la sensation de se décoller et de se recoller comme un morceau de scotch. Et l’immersion dans le monde de la Salvia est assez proche de la sensation d’être dans du liquide.

Pour moi le plus intéressant c’est qu’il semble y avoir un comportement de la “matière”. C’est-à-dire que je peux interagir avec l’espace et le voir se modifier en fonction. Il y a une certaine densité, qui donne un aspect presque tangible à l’environnement ; ce ne sont pas juste des visions éthérées. L’espace a une certaine texture et une architecture, même si encore une fois il ne faut pas la penser en trois dimensions. Quand je suis “là-bas” je manipule spontanément cette “matière” et en modifie la structure. À vrai dire je n’ai aucune idée de ce que je fais mais cela semble très naturel pour mon alter. 

C’est vraiment tout un panel d’impressions et de sensations (dont d’autres que j’ai renoncé à essayer d’évoquer) que j’ai complétement découvert avec la Salvia, encore bien différentes de celles que me procure l’Ayahuasca par exemple, et que le fait de retrouver à chaque fois rend familières et que je me suis approprié pour naviguer.


Toi et moi, on a souvent causé de mettre en place une sorte de protocole expérimental autour des plantes. Perdus au fond de la jungle dans un labo végétal où il ne serait absolument pas question de thérapie ou de “quête spirituelle”, quelques passionnés dans notre genre seraient réunis pour de longs mois d’exploration psychique et métaphysique en compagnie des plantes, tout en rapportant leurs expériences individuelles et collectives avec la rigueur des plus purs procédés scientifiques. Il y avait cette idée qui revenait souvent, due à certaines histoires lues ou entendues, telle celle que conte Romuald Leterrier qui a croisé un autre participant d’une cérémonie d’Ayahuasca en plein cœur de ses visions (et l’autre l’a vu aussi !), celle de notre ami commun qui connaît un chaman capable de transporter toute la maloca et ses membres sur une autre planète et de les y faire se rencontrer, ou encore celle que tu racontes toi-même dans ton livre… Ma question est : Quel type de protocole scientifique tu envisagerais avec la Salvia, et quel serait son but ?

Moi je vois cinq personnes enfermées dans un sous-sol, qu’on exploite en les mettant sous Salvia contre leur gré. Mon bouquin offert à la première personne qui a la ref. 

Sinon, n'étant pas scientifique, ce n’est pas vraiment sous cet angle-là que j’imaginerais un projet du genre. Bon déjà ça ne se ferait pas en France parce que ça serait illégal. 

Laboratoire végétal

L’idée ne serait pas de fixer un but dès le départ, mais plutôt déjà de regrouper les expériences pour arriver à voir, comme je l’évoquais, ce qui ressort de commun. Pour les reviviscences de l'enfance par exemple, ça serait intéressant de voir qui en a et qui n’en a pas ; qui vit des boucles et qui n’en vit pas ; qui devient un objet et qui n’en devient pas ; qui “switch” en une autre identité et qui perd juste la sienne, qui retourne dans un monde spécifique… Ce genre de choses.

C’est aussi intéressant de voir les effets qui concernent la conscience humaine en général que de voir ce qui est spécifique à la psyché d’une personne. Mes questionnements sont basés sur ce que je connais comme type d’expérience, pour l’avoir vécu ou pour en avoir eu des retours, mais je serais très intéressé d’en découvrir que je ne connais pas.

Tenter des expériences partagées pourraient être l’évolution d’un tel projet ; ça demanderait juste que chaque expérienceur soit déjà bien familiarisé avec la plante. Ça serait carrément passionnant de chercher comment mettre en place un set & setting propre à de telles expériences. Pour en avoir vécu une accidentellement (disons une et demi), je me dis que ça ne doit pas être si inaccessible.


Pour conclure notre rencontre, et puisque notre amitié a démarré avec l’Ayahuasca, je pense qu’il serait de bon ton qu’on leur fasse honneur, aux plantes. J’aime particulièrement tes idées au sujet de la nature de la relation entre la conscience végétale et les autres formes de vie. L’exploration du Vivant et le fait d’apprendre à entrer en relation avec lui (on parle au niveau animal et végétal principalement, car ce sont les domaines que tu connais bien) est pour toi capital, et je sais que lorsque tu parles d’intelligence végétale, tu ne le fais pas à la légère. Je te laisse donc le micro pour t’exprimer comme bon te semble sur ce thème, et peut-être, si le cœur t’en dit, envoyer un message au monde que nos potes les plantes apprécieront…

Salvia Divinorum, champ nocturne

Je crois que c’est important de sacraliser la relation aux plantes, comme toutes les relations, avec humilité mais dans un rapport d’égal à égal, de forme de vie à forme de vie. C’est effectivement souvent soit de l’utilitarisme pur et simple, soit une forme de soumission à une autorité. On aura facilement tendance à en faire des êtres “supérieurs” en tombant dans une fascination qui est encore une forme de déification ; c’est plus ou moins la tendance, en voulant s’en remettre à quelque chose de plus vaste ; la compensation à notre finitude. Une petite vision chatoyante et nous voilà “missionnés”, prêts à convaincre le monde qu’on a vu la vérité, quand d’autres vont y voir les manipulations de l’astral.

Mais tout ça n’est que l'interface de notre conscience collective à travers laquelle interagissent avec nous tout un tas d’êtres selon leurs propres natures. Il n’y a pas de supériorité ou d’infériorité, il n’y a que des modalités d’existence. Tout ce bordel dimensionnel organisé n’est que l’Univers qui tend à se complexifier et à se stabiliser pour compenser l’entropie, que chaque forme de vie a pour fonction de contenir.

Nous ne sommes pas spéciaux. Nous sommes une possibilité.

Tout ce que nous pouvons projeter comme représentations n’est qu’un filtre qui brouille plus ou moins la communication entre les plantes et notre espèce. Elle n'ont pas besoin qu’on en fasse des caisses. Si je dois avoir un message, en gros voilà.


Wop, une dernière chose ! Est-ce que t’aurais deux ou trois bouquins à conseiller à ceux qui aimeraient explorer plus en profondeur les thèmes abordés dans cette interview ?

Les livres recommandés par Yan

L’ABIME PLONGE AUSSI SON REGARD EN TOI : UNE EXPLORATION DU MONDE DE LA SALVIA DIVINORUM

Yan Darcy n'est pas spécialiste en thérapies psychédéliques ni de quelque formation scientifique, mais il est un explorateur authentique des états modifiés de conscience, avec ou sans plantes. Il a ainsi passé presque deux ans en Amazonie péruvienne où il s’est immergé dans la tradition des natifs Shipibo.

« J’avais compris avoir affaire à tout autre chose que ce que j’avais connu jusque-là. Pourtant l’impression d’une étrange familiarité était évidente alors que j’avais oublié de quelle réalité je venais. »

Ce livre parle d’une relation inter-espèces, entre l’auteur et une plante, connue pour ses propriétés hautement psychoactives. Mais la Salvia Divinorum reste finalement très méconnue, comparativement à d’autres enthéogènes. L’intensité et l’étrangeté de l’expérience qu’elle procure sont dissuasives, alors que sa consommation n’est devenue illégale que depuis quelques années. C’est parce que l’auteur, loin de faire l’apologie de son utilisation, est passionné par le sujet de la conscience qu’il cherche à comprendre la nature des effets très particuliers de cette plante, et par là même, la nature de la réalité.

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