Diète de Plantes #2 : Rendre l’Être Humain à la Nature
N’avez-vous jamais voulu savoir franchement ce qui se passe en cérémonie d’Ayahuasca ? Ce Tabac qu’on vous souffle, ces esprits qu’on invoque, ces icaros qu’on vous chante et qui semblent s’accoupler à vos visions, ces parties de votre corps sur lesquelles le chaman aspire, cette chacapa dont il vous fouette doucement la tête et les épaules… Au fond, que fait réellement le curandero quand il se livre à ces pratiques avec vous ?
Bien que le chamanisme shipibo soit proche de nombreuses autres traditions chamaniques de par ses trois axes de travail majeurs que sont l’expulsion des charges négatives, la connexion avec des entités bénéfiques, et la protection, son approche phytothérapeutique unique où la conscience des plantes tient le rôle principal le rend singulièrement mystérieux...
Comment est-ce possible que la mélodie d’une plante soit totalement égale à la présence physique de la plante en question, et possède donc les mêmes vertus ? Comment un chaman peut-il agir dans le monde visionnaire par la simple énonciation chantée de ses intentions ? Quelle signification secrète se cache derrière ces dessins géométriques présents dans tout l’univers shipibo, du plan le plus matériel en tant que création culturelle, au plus immatériel lorsqu’ils deviennent matrice du monde des visions ?
Répondre à ces questions invite à plonger résolument dans le symbolisme. Sauf que pour cette communauté, le symbolisme se tient exactement au même niveau d’existence que le réel. En d’autres termes, le symbolisme n’existe pas, ou alors il est factuel, car TOUT EST RÉEL.
Par exemple ? Le savoir d’un chaman est une substance qu’il peut matérialiser et dématérialiser à volonté. Il la garde en permanence dans son estomac. Elle peut être régurgitée, mais elle n’est jamais digérée. Lorsqu’un sorcier la projette, elle se transforme en fléchette empoisonnée qui va physiquement pénétrer le corps de sa victime, puis y demeurer sous une forme insensible pour y faire sourdre un mal énergétique. Cette substance où s’indexent tout le pouvoir et toute la connaissance chamaniques peut être transmise de bouche à bouche de maestro à disciple, ou bien transférée par la voie des visions, sous la forme d’un serpent blanc, lors d’une cérémonie.
Cette substance, c’est le mariri. Tenter de comprendre la nature du mariri du point de vue uniquement symbolique est impossible, sauf si l’on modifie sa conception du terme... Et le cas du mariri est loin d’être isolé.
En suivant l’ordre naturel du soin par les plantes maîtresses, ce deuxième article du Dossier Spécial Diète de Plantes étudie la façon dont les Shipibo s’y prennent pour ramener l’être humain à la vie. De la restauration de notre principe vital jusqu’à la résurrection végétale, nous allons observer et expliquer en détails les différents procédés curatifs constituant l’arsenal médical des Shipibo ; chupada, soplada, arcanas, mais surtout icaros et kené, la thérapie esthétique proposée par ces Hommes n’est ni plus ni moins qu’une performance artistique.
Depuis l’essence des plantes sacrées placée en nous via les circuits de chants-chemins, en passant par la parure immatérielle de kené, jusqu’à la création dans notre corps d’un jardin cosmique à la beauté exubérante, quand les Shipibo décident de rendre l’Homme à la Nature, le chamanisme transmute en art et le patient devient son œuvre.
Mais au-delà d’un quelconque accomplissement personnel que nombre d’entre nous poursuivent en s’embarquant dans la Voie de la Medicina, la pensée Shipibo nous invite à la possibilité d’une écologie animiste — sans doute la seule, à l’heure actuelle, en mesure de changer drastiquement notre regard sur tout ce qui constitue le monde et les êtres vivants qui le soutiennent —, et nous offre le choix d’une existence transcendant la psyché humaine, en endossant la peau de l’Anaconda Ronin, en qui toute dualité retrouve enfin sa sublime unité.
Ce Dossier se présente en 7 parties :
#1 : Comprendre la medicina des plantes - Cartographie d’une médecine multidimensionnelle
#2 : Rendre l’être humain à la nature - De la restauration du principe vital à l’éclosion du jardin cosmique
#3 : Accueillir en soi l’esprit d’une plante - Les règles fondamentales de la diète de plantes
#4 : L’Alliance cœur-esprit-volonté - Clarifier et densifier ses intentions lors d’une retraite
#5 : L’Art de rêver dans la selva - Travailler dans le monde onirique des plantes
#6 : L’Alchimie dans la rencontre avec les plantes - Apprendre à lire le Grand livre de la Nature
#7 : Idées magiques et conseils surprenants pour optimiser sa diète - Pratiques de magie et de psychomagie
De la restauration du principe vital à l’éclosion du jardin cosmique
KAYA, LE PRINCIPE VITAL
Comme on l’a vu dans le premier article de ce dossier, le paradigme shipibo postule que toute maladie émerge d’une relation dysharmonique au monde. La mission du guérisseur sera donc de rééquilibrer nos liens dans les domaines naturel, social et spirituel, afin qu’ils nous irriguent de vie — synonyme de bien-être, de santé et de joie — tel un cordon ombilical nourricier relié à la Pachamama, signe tangible de notre appartenance à ce gigantesque organisme dont nous ne sommes qu’une cellule…
Cette vision amazonienne de la relation au Vivant met en évidence deux éléments importants :
Le fait que l’être humain partage une communauté structurelle, pharmacologique et énergétique avec la nature, non pas simplement métaphoriquement, mais scientifiquement. Le cas des plantes visionnaires est emblématique : leurs alcaloïdes sont extrêmement proches, voire identiques — dans le cas de la Chacruna et de sa DMT — aux neurotransmetteurs du cerveau humain. On peut donc considérer qu’user de ces plantes de manière adéquate stimule nos fonctions naturelles dormantes, tout comme les situations d’hyper ou d’hypo stimulation sensorielle tels que le jeûne, la méditation, l’isolement prolongé, l’écoute du tambour ou la danse extatique, sans parler bien sûr du processus de mort, durant lequel la glande pinéale libère des quantités massives d’hormones, dont la DMT.
Le fait que la nature possède un langage propre : la chimie, et que c’est grâce à elle qu’elle communique et entretient des relations d'échange permanent avec les créatures vivantes.
Les Occidentaux ont fait de la nature un objet complètement séparé d’eux, dont ils usent d’une manière utilitaire, pour leurs besoins ou leur divertissement. Par exemple, la forêt est avant tout considérée comme une ressource en bois et un lieu de détente, mais rarement comme espace de rencontre entre humains et plantes ou animaux, et encore moins comme interface de dialogue entre conscience humaine et non-humaine. Il en est de même pour les animaux. Les vaches sont transformées en steak et les lions sont placés dans un zoo.
Les Shipibo appréhendent l’espace sylvestre d’une façon plus complexe ; à la fois zone dangereuse où toutes sortes de yoshin (esprits) aux intentions obscures menacent l’Homme, et lieu mystique de reliance où les êtres vivants peuvent entrer en communication via des états élargis de conscience. Ainsi, les plantes maîtresses sont diétées pour rencontrer leur ibo (esprit-mère), et les animaux tels que le Jaguar ou l’Anaconda peuvent enseigner aux Hommes leurs secrets. Dans tous les cas, la nature n’est jamais l’objet d’une réflexion intellectuelle, mais plutôt celui d’un ressenti émotionnel.
Pour un Occidental, se relier de cette façon à la nature n’est pas chose facile. C’est comme si nous avions oublié nos propres capacités. Les Shipibo expliquent cette perte par le fait que le corps-esprit de l’Homme se construit à partir de ce qu’il incorpore. On devient littéralement ce qu’on ingère, mais aussi ce avec quoi on est en contact. Le corps-esprit assimile les choses d’une façon totale et se façonne peu à peu avec les éléments qu’il rencontre.
Et c’est là qu’apparaît le problème du mode de vie occidental.
Nourriture industrielle, médicaments, pollution environnementale, absence de relation avec la nature et détérioration des liens humains… Sans compter la négligence du monde des esprits, qui agissent sur nous même lorsqu’on les ignore et qu’on ne croit pas en eux. La liste des dégâts est longue. Chimie, toxines et machines font partie de notre quotidien, nous contaminant de ce que les Shipibo nomment “métaux” ou “virus”, qui se logent en nous sous forme de boules coincées dans des nœuds énergétiques qu’ils qualifient d’“intestins”, et qu’ils perçoivent en nous auscultant avec l'Ayahuasca, en scannant notre corps grâce à une sorte de vision aux rayons X.
Ces virus, ils les apparentent à la mort. Pour eux, les Gringos sont morts à l’intérieur. Kaya, notre principal vital, associé à l’âme, est fortement endommagé, cause de notre mal-être et de notre mal de vivre. Donc, de notre mauvaise santé globale.
Et il est vrai que la majorité des Occidentaux qui se rendent en diète sont affectés d’un état de faiblesse généralisée et d’un sentiment de grande vulnérabilité face à l’existence, dans leur esprit et leurs émotions. Beaucoup souffrent de dépression, de comportements addictifs, que ce soit avec les substances ou dans leurs relations humaines. Ils ressentent une fatigue chronique due à un manque général de vitalité et d’énergie. Et puis il y a ce sentiment de perte de sens, de plus en plus prégnant et récurant dans toutes les couches de la société moderne…
Bien sûr, tous ces troubles sont amplifiés par le mental surpuissant qui est aux commandes, que les Shipibo notent invariablement chez nous, tant cette façon d’user de son esprit leur est étrangère. Ils relèvent un manque de capacités de concentration, un surplus délétère de mécanismes cognitifs labyrinthiques ne menant nulle part, des tourbillons de ce qu’ils nomment des mauvaises pensées : ressentiment, haine de soi, appréhension envers le futur… Bref, selon eux, notre esprit est parasité de trop de pensées, de trop de préoccupations… de trop de mental tout court.
Et puis il y a aussi ce que nous, on qualifierait de stress post-traumatique, que les Shipibo appellent “susto”, qui résulte d’un état de frayeur soudaine où une partie de notre âme est restée prisonnière d’un choc passé, perdurant dans la peur, ce qui provoque des insomnies, une agitation interne générale, ou encore de l’apathie, une absence d’implication et d’engagement dans la réalité humaine. Le susto est quelque chose de très fréquent chez eux, c’est un diagnostic qu’ils appliquent volontiers, bien plus que nous et notre stress post-traumatique.
Sans parler du daño bien sûr, c’est-à-dire d’un sort reçu, qui peut également arriver aux Occidentaux sans qu’ils en aient conscience.
Force est de constater que toutes ces pathologies s’inscrivent dans le domaine des pulsions de mort, et non de vie. Notre élan vital est contaminé par les virus de nos problèmes. Il est engourdi, endormi, comme en retrait. Les Shipibo disent que notre kaya est altéré, et qu’on est plus près du pashna shinan (esprit vide) que du koshi shinan (esprit fort), valeur humaine suprême des Shipibo (qu’on explorera en détail dans le quatrième article de ce dossier).
C’est donc grâce à la médecine des plantes que les chamans vont tenter de restaurer notre kaya, de régénérer la vie en nous, et ceci va passer par les cérémonies d’Ayahuasca et la diète de plantes maîtresses, c’est-à-dire par la transmission de la vitalité des plantes enseignantes à nos corps-esprits, l’idée étant qu’à la fin du processus, on soit devenus des êtres forts, débordant de santé, à l’esprit et aux sentiments bien équilibrés, et donc en mesure de maintenir des relations saines entre nos différents corps (physique, émotionnel, mental, spirituel) et notre environnement.
Dans cet article, on va se concentrer sur ce qui se passe en cérémonie d’Ayahuasca, et analyser la manière dont les curanderos shipibos s’y prennent pour jeter la mort et les maladies hors de nous avant de nous transfuser de la vie des plantes maîtresses…
LE RÔLE CENTRAL DU TABAC
LA NATURE DU TABAC
Le Tabac tient une place unique dans la médecine indigène. Il s’agit de la seule plante que les Shipibo associent systématiquement aux autres plantes enseignantes. On le souffle sur elles avant de les cueillir, au-dessus du verre contenant les remèdes pour en potentialiser les effets, sur le corps du patient avant, pendant et à la fin des cérémonies d’Ayahuasca… Le Tabac remplit un nombre illimité de fonctions, et fait figure de pilier dans tous les rituels.
L’importance de ces rituels est souvent moquée par les Occidentaux, qui n’y voient que folklore, mise en scène et superstition. Voir un Shipibo siffloter et souffler de la fumée au-dessus d’un verre peut en effet sembler insignifiant, quand on ne prend pas en considération le monde invisible. En l’occurrence, invoquer l’esprit du Tabac est réservé à l’initié qui a appris à le connaître lors des purges et des diètes en sa compagnie, et qui sait comment il se manifeste. Seul lui peut s’adresser à cet esprit de manière efficace et effective.
C’est pourquoi il est impératif d’avoir de l’entraînement pour souffler de la fumée de Tabac de manière opératoire, afin d’agir sur le corps énergétique des choses, patient, autres plantes, remède… Pouvoir manœuvrer sa puissance implique un haut degré de maîtrise, de la plante et de son propre corps énergétique. Le Tabac n’est pas facile à gérer. Il impose une grande adresse et peut rapidement échapper au contrôle de l’Homme quand son esprit est profané, et se mettre à le dominer.
Cependant, même hors rituel, le Tabac joue le rôle de protecteur, et il est souvent conseillé par les chamans de prendre un mapacho avec soi lorsqu’on se rend aux toilettes durant une cérémonie d’Ayahuasca afin de se préserver des attaques des mauvais esprits, et même lors de toute marche nocturne dans la forêt. Sur un plan purement physique, la fumée éloigne les insectes et les serpents, et enveloppe le corps d’un voile de protection en l’imprégnant de son odeur tout en éveillant notre vigilance.
Si on le souffle sur les plantes maîtresses avant de les récolter, c’est parce que sa fumée nourrit la vie spirituelle. Il s’agit d’une sorte d’échange, mais aussi d’une demande de permission et d’une façon de les honorer pour le fait de se donner à nous. Pour cette même raison, les chamans versent fréquemment du jus de tabac sur les plants qu’ils utilisent.
Il y a quelques années, j’ai travaillé comme facilitatrice dans un centre de medicina à Iquitos, et j’adorais amener les nouveaux venus ramasser des fruits d’Ayahuma afin qu’ils se lavent des énergies de la ville avec. Ayant moi-même diété l’Ayahuma, c’est un arbre dont je suis folle amoureuse, et c’était un plaisir pour moi de le faire découvrir, lui et ses fleurs au parfum fantastique, aux novices tout frais débarqués.
Les fruits de l’Ayahuma qu’on récolte sont ceux qui sont déjà tombés au sol, il y en a toujours énormément au pied de l’arbre. Mais ces fruits bien mûrs sont très sucrés, ce qui fait qu’il y a toujours beaucoup de fourmis autour d’eux, ainsi que sur l’arbre lui-même.
J’arrivais donc face à l’arbre, un grand sourire aux lèvres, et allumais un mapacho pour en souffler la fumée sur son tronc, sur ses fleurs, sur les guirlandes de fruits encore accrochés à lui en lui demandant la permission de lui en prendre quelques-uns pour mes compagnons (et en lui disant à quel point il était beau, mais ça, c’est tout à fait personnel). Puis je ramassais les fruits tombés et on repartait avec ces gros boulets sous le bras.
Eh bien, une fois, j’ai oublié de le faire. Je ne sais pas pourquoi, mais j’ai oublié de souffler la fumée sur lui, me baissant directement pour attraper des fruits au sol. Ça n'a pas loupé. Les fourmis se sont précipitées sur mes mains (puis mes bras, puis mes épaules) telle une armée de soldats fanatiques du Docteur sans tête (l’esprit anthropomorphe de l’Ayahuma), déterminées à me mordre. Et les fourmis de la selva ne sont vraiment pas cool… J’ai tout de suite compris mon erreur, mais c’était trop tard, et ça m’a bien pris une minute entière pour virer toutes ces petites mordeuses de mon corps. Voilà ce qui se passe quand on néglige d’honorer l’ibo d’une plante maîtresse avant de s’en servir. Il se venge et vous punit !
Comment expliquer que ces fourmis ne m’aient jamais attaquée toutes les fois où j’ai ramassé ces fruits, mais que ce coup-là, elles n’aient pas hésité une seconde ? La coïncidence paraît impossible… Bref, j’ai rectifié mon affront à l’Ayahuma en lui déposant des mapachos au pied du tronc, et plus jamais je n’ai omis de le nourrir préalablement avec du Tabac avant d’oser lui prendre ses fruits.
Si vous vous demandez en quoi les fourmis sont liées à l’esprit courroucé de l’Ayahuma, c’est parce que l’ibo des plantes est à la fois physique et immatériel. Il peut se manifester selon des modalités multiples, qu’il s’agisse du monde matériel ou du monde spirituel. Il est donc capable d’emprunter les fourmis ou tout autre animal dans le monde ordinaire, et l’aspect d’un esprit anthropomorphe ou zoomorphe dans le monde visionnaire. Lors d’une diète, l’ibo a coutume d’utiliser le rêve, les pensées et la selva tout entière pour faire connaître ses intentions et ses messages…
Mon ancien maestro avait une vraie plantation d’Ayahuasca sur son terrain, et il y avait une fourmilière géante qui s’activait sous les lianes. Il m’a dit que cette fourmilière était la mère de son Ayahuasca. Elle la surveillait, la défendait et en prenait soin. Vous comprenez ?
Pour en revenir au Tabac, tous les esprits sont friands de son énergie, et il est d’usage de réaliser des offrandes avec lui. Ces dons sont indispensables quand le chaman va opérer sur un territoire qui n’est pas le sien : il doit demander aux esprits gardiens du lieu le droit de pénétrer chez eux, en vertu de cette loi de réciprocité si chère au chamanisme amazonien.
Comme on l’a vu au chapitre précédent, la nature aérienne de la fumée de Tabac crée la jonction et fait office de médiateur entre les mondes visible et invisible. Le Tabac est celui grâce à qui la rencontre de deux réalités est possible. L’utiliser de façon rituelle nous offre de communiquer avec l’autre monde en ouvrant un canal d’échange entre nos intentions et les esprits auxquels elles s’adressent, mais aussi avec la source invisible d’où provient toute manifestation : sentiments, pensées, archétypes jungiens, monde des idées platoniciennes… Tout ce qui génère et structure le domaine visible.
Sa puissance “symbolique” le rend donc capable de parcourir tout l’axe du réel, du plus dense au plus éthéré. Chez l’Homme, il agit de ce fait sur l’ensemble de son être, et constitue une voie d’accès privilégiée à sa triple nature : physique, psycho-émotionnelle et spirituelle.
FORCE PHYSIQUE, CLARTÉ MENTALE ET PROTECTION SPIRITUELLE : LES QUALITÉS MASCULINES DU TABAC
Le Tabac est une plante aux qualités totalement masculines. Il éveille chez celui qui le diète, homme ou femme, les vertus et fonctions psychiques associées au principe masculin, telles que la structure, la droiture, l’ouverture vers l’extérieur et la verticalité.
Tout diéteur qui s’engage avec lui retrouve ces éléments lors de sa diète, confirmant les dires des Shipibo à son sujet, qui le présentent comme un esprit dont les trois attributs principaux sont la force physique, la clarté mentale et la protection masculine, c’est-à-dire non pas une protection enveloppante et douce comme celle de la mère — c’est l’Ayahuasca, qu’on appelle volontiers la Madre (Mère) ou encore l'Abuelita (Petite Grand-Mère), qui tient ce rôle dans la médecine amazonienne —, mais plutôt une protection à distance, tel un père qui veille de loin sur sa progéniture et l’encourage à se défendre par elle-même au lieu de la prendre dans ses bras pour la consoler.
Un petit mot sur la noirceur invariable dont les indigènes et les Occidentaux font mention au contact de l’esprit anthropomorphe du Tabac : elle n’a rien à voir avec une quelconque obscurité négative. Il s’agit plutôt d'une forte densité du savoir, d’une extrême concentration de l’énergie. La noirceur reflète aussi l’implacabilité et l’intransigeance de son esprit, qui ne tolère aucun petit arrangement, compromission ou complaisance envers soi-même. Sa représentation zoomorphe, le Puma noir Yanapuma, renvoie aux mêmes attributs que sont la puissance et la densité de la force. Ici, le symbole est double : si le fauve n’est pas maîtrisé, il deviendra un terrible prédateur. Et le Tabac tue en effet des milliers de gens incapables de le contrôler…
En revanche, lorsqu’il est respecté, le Tabac est un protecteur infaillible dont les curanderos ne peuvent faire l’économie. Il est imbattable pour éloigner les attaques de sorcellerie, les infestations, et pour l’assainissement des mauvaises énergies en général. Mais cette protection marche sous conditions ; celui qui veut y accéder devra savoir honorer les lois spirituelles. Aucun marchandage, aucune négociation, aucune entourloupe de l’ego cherchant à se dédouaner de sa pleine et entière responsabilité face à la vie. Le Tabac redresse tout ce qui est tordu et ne tolère aucune concession.
C’est à ce prix qu’on en fait un allié.
NOURRIR LE MARIRI
Pour conclure avec le Tabac et commencer à aborder le thème des procédés thérapeutiques, on doit évoquer la question du mariri. Comprendre la procédure d’acquisition du mariri implique de rappeler que dans le chamanisme shipibo, si le corps se transforme progressivement de ce avec quoi il est en contact, à fortiori, celui du chaman est façonné par la métabolisation de la force des plantes qu’il a diétées. Il en est de même avec le Tabac, dont il absorbe régulièrement le jus ou avale la fumée afin de nourrir ses énergies et de développer son mariri.
Le mariri, ou yachay qui signifie “savoir” en quechua, est une substance très étrange, observable physiquement, sorte de phlegme ou de bave visqueuse que le chaman conserve en permanence dans son estomac, et qu’il peut régurgiter quand il le souhaite. Le mariri est le savoir-pouvoir matérialisé dans son corps qui va lui servir pour les opérations de chupada qu’on verra tout de suite après.
Comment le chaman forme et entretient son mariri ? En avalant la fumée de Tabac, c’est-à-dire en la déglutissant jusqu’au fond de son estomac, où se trouvent ses pouvoirs de guérison. Le mariri est donc un agglomérat d’énergies curatrices accumulées au fil du temps, dont la nature est à la fois physiologique, énergétique et spirituelle. On peut aussi voir le mariri comme le site où est indexé la connaissance chamanique, contenant donc l’esprit des plantes diétées, les icaros, mais aussi les chontas (fléchettes de sorcellerie) et les marupas, ces animaux sorciers qu’on envoie pour infliger le mal.
Pour finir, comme on l’a noté dans l’introduction, le mariri peut aussi être transmis directement du maestro à son disciple, de bouche à bouche, ou par la voie des visions (souvent c’est un Serpent blanc qui figure le mariri). Ces différents moyens de transmission fonctionnent avec la même effectivité.
Cependant, si la connaissance est vue comme une substance quasi-matérielle qui peut être transférée, elle peut aussi être retirée, par exemple à un disciple quand il quitte son maestro, par vengeance, par jalousie, par possessivité. Ce retrait du mariri le rendra incapable de se relier aux visions, d’exercer ses techniques de guérison, ou encore de conserver en lui l’énergie de ses diètes.
D’une manière générale, le mariri d’un chaman peut lui être dérobé par un concurrent plus puissant. On voit une fois de plus que le monde du chamanisme amazonien peut être un vrai territoire de guerre et de rivalité…
LES 3 PROCÉDÉS THÉRAPEUTIQUES MAJEURS DES SHIPIBO
LA CHUPADA
La chupada (succion, extraction) consiste en l’application de la bouche du guérisseur sur une partie du corps du patient, dont il va aspirer les mauvaises énergies, avant de les recracher ou de les vomir, littéralement ou métaphoriquement (dans ce cas, le chaman vomit à sec, c’est-à-dire sans rien régurgiter, mais en faisant les bruits). Ce procédé peut prendre place durant une cérémonie ou non.
Le chaman commence par avaler de la fumée de tabac afin de mobiliser son mariri et de lui permettre de se matérialiser, depuis le pharynx jusqu’à l’extrémité de sa langue. Il le garde ainsi dans sa bouche et commence la chupada. Le picotement qu’il ressent lui indique que la substance commence à faire son travail. Comme un aimant ou une éponge, le mariri attire à lui et absorbe les énergies néfastes du malade. Ensuite, le chaman recrache le mariri contaminé dans lequel le mal est emprisonné, à grand renfort de raclements de gorge et vomissures. L’avaler serait bien sûr éminemment dangereux, voire mortel. L’opération est souvent répétée plusieurs fois de suite, jusqu’à extraction complète du mal. Parfois, des éléments de protection tels qu’un morceau d’écorce de cannelle ou de camphre, ou de l’eau citronnée, sont pris en bouche avant toute l’opération, afin d’empêcher que le mariri intoxiqué soit avalé par erreur. Quand le mal se situe dans des zones du corps difficiles d’accès ou encore dans les parties intimes (ce qui est assez fréquent), le chaman use d’un petit tube pour aspirer. Enfin, l’opération se conclut par une soplada de Tabac afin de refermer le corps énergétique du patient.
J’ai personnellement eu droit à ce traitement avec mon ancien maestro. Ça faisait plusieurs années que j’étais porteuse du papillomavirus. Mon corps n'arrivait pas à s'en débarrasser. Les examens médicaux révélaient toujours la même chose : les cellules de mon utérus étaient attaquées, et si mon état n’était pas assez grave pour nécessiter un traitement au laser, il y avait tout de même un risque réel que cette maladie finisse par muter en cancer. J’étais en diète de Numan Rao lorsque je l’ai dit à mon maestro. Durant une cérémonie, il s’est donc livré à une chupada sur la zone de mon ventre où se trouve mon utérus. C’est loin d'être agréable de recevoir ce traitement. Une partie de moi s’en voulait d’imposer ça à mon maestro, et une autre était écœurée de ce qui se passait. Les bruits qu’il faisait en absorbant la chose, les glougloutements du mariri dans sa bouche, la façon dont il semblait avaler mon mal encore et encore… et pour finir, les atroces vomissements à sec, très violents. Je n’ai pas eu de visions particulières à ce moment-là, rien qui n’indiquait que la maladie était en train d’être extraite, mais je me sentais très confuse dans mon corps, mes paupières frémissaient d’une façon incontrôlable, j’avais la nausée, et je me sentais en état de grande fragilité. De retour en France, j’ai été faire un examen pour voir si le virus était encore là : il avait enfin disparu.
Si la chupada est donc un procédé relativement basique pour l’expulsion des maladies, elle est aussi employée pour extraire les dards ou fléchettes empoisonnés (chontas) utilisés dans les attaques de sorcellerie. Souvent, le guérisseur sonde préalablement le corps de la victime avec un mapacho afin d’y détecter leur présence. Après extraction, le patient ressent parfois une petite douleur résiduelle comme après avoir ôté une écharde, mais le soulagement psychique et énergétique est immédiat.
Ici, il faut comprendre que les chontas sont en réalité du mariri condensé, matérialisé, puis projeté. Comme on l’a dit tout à l’heure, ce phlegme est à la fois un savoir et un pouvoir, qui peut donc être employé pour retirer le mal, ou créer le mal. Dans ce dernier cas, le sorcier le charge d’une intention maligne avant de l’envoyer vers sa victime.
Comme souvent dans le chamanisme shipibo, les armes de défense et d’attaque sont les mêmes. Il faut posséder en soi une chose d’une même nature que celle qu’on combat pour pouvoir retirer cette dernière, mais aussi, la renvoyer vers l’agresseur… J’ai souvent entendu d’ailleurs que le seul moyen de guérir la sorcellerie était de se livrer soi-même à un acte de sorcellerie, en mode “retour à l’envoyeur”. Cependant, certains Shipibo se contentent de brûler les fléchettes dans un endroit sûr afin de ne pas contribuer à ce cercle infernal.
Ce processus de matérialisation-dématérialisation est un mécanisme primordial dans tout le chamanisme amazonien ; nous aurons l’occasion de revenir dessus. En ce qui concerne la chonta, elle est donc d’abord invisible en tant que mariri, puis matérialisée en dard et projetée, touchant la victime d’une façon physique, telle une épine ou une piqûre d’insecte (certains Shipibo mentionnent d’ailleurs que les petits animaux et petits objets sont employés comme véhicules des fléchettes), avant de pénétrer son corps et de se dématérialiser pour y faire sourdre le mal d’une façon énergétique. Ensuite, le chaman la rematérialisera en la sortant du corps, où elle aura souvent l’aspect de petits bouts de bois, de minuscules pierres, ou encore d’insectes, de morceaux de verre, de clous, selon ce qu’a envoyé le sorcier responsable du sort.
Si ces chontas ne sont pas retirées, elles empoisonneront la vie de leur porteur, et finiront par le tuer. Certaines tuent par inanition (la victime est si faible qu’elle ne peut plus se nourrir), d’autres paralysent et rendent la victime d’une apathie telle qu’elle reste assise en se laissant mourir. D’autres encore sont dirigées vers le cœur, ou la gorge, pour que la victime les avalent et en meurt. D’autres enfin visent la tête et entraînent la folie, conduisant parfois au suicide.
Ôter les chontas n’est pas toujours possible, car en définitive, il s’agit d’une bataille entre deux forces ; si le sorcier responsable de l’envoi est plus puissant que le chaman qui tente le retrait, alors il y a peu de chance que cela réussisse. D’autre part, il faut souvent s’y reprendre à plusieurs fois, sur des jours et des jours d’affilée, pour parvenir à retirer la chonta et le mariri infesté qui se cache encore derrière, et si la victime se présente trop tard au chaman, celui-ci ne pourra pas la sauver…
Les anthropologues ont souvent tendance à décrire ce phénomène comme une chose du domaine purement symbolique. Mais comme je l’ai dit plus haut, dans la réalité du chamanisme shipibo, le symbolique n’existe pas. Tout est réel, existe et agit sur différents plans à la fois.
C’est une chose que les Occidentaux eux-mêmes peuvent expérimenter, lorsque par exemple ils ont le sentiment de mourir durant une cérémonie d’Ayahuasca. Si la mort n’est pas effective sur le plan physique, l’expérience et le vécu associé sont, eux, entièrement réels, et les effets sur la conscience de la personne sont les mêmes que si elle avait vraiment eu lieu, entraînant des répercutions concrètes et souvent drastiques dans sa vie, comme toute expérience de nature hautement initiatique.
Eh bien, c’est pareil avec les chontas. Ces fléchettes existent dans la réalité physique en tant qu’arme de chasseur, et dans la réalité énergétique en tant qu’arme de sorcier, et atteignent la substance vitale des victimes d’une façon égale dans les deux réalités.
LA SOPLADA
La soplada (soufflement) consiste à souffler du Tabac, soit sur le patient, soit sur une plante, soit sur un remède de plantes, ou encore sur un espace cérémoniel.
Dans le cas de la soplada d’un remède, la fumée chargée de l’intention du guérisseur (des énergies qu’il convoque et veut transmettre) active et potentialise les vertus de la plante, en augmentant ses vibrations et en appelant son esprit. Sans la soplada, le remède n’agira qu’au niveau physique ou moléculaire. Ici, la soplada de Tabac est la conclusion de tout un procédé. Avant ça, le chaman aura chanté un icaro rapide au-dessus du verre, ou simplement siffloté une brève mélodie.
Le respect du rite encadrant la consommation sacralisée de plantes vise deux fonctions qui s’accordent et se complémentent : présenter une marque de respect envers la plante, un geste de courtoisie témoignant du désir de ne pas offenser son esprit (qui pourrait alors devenir dangereux) ; et transmettre son intentionnalité à la plante, afin qu’elle accomplisse le rôle qu’on attend d’elle : soigner et/ou enseigner.
D’une façon générale, le souffle est un outil primordial dans la pratique chamanique shipibo. A la fois technique de soin et de transmission, de communication et de connexion, il peut être employé par le guérisseur de multiples façons selon ses intentions, ses requêtes, la direction qu’il souhaite donner aux choses. Pour les Shipibo, le souffle est une manifestation de l’âme ou de l’esprit. En contrôlant son souffle et en l’accompagnant d’une intention, le chaman dirige le pouvoir de son esprit ou de son âme en vue d’une fin spécifique.
Comme on le verra dans le chapitre sur la Magie, vous pouvez faire de même dans votre tambo ou en cérémonie pour vous nettoyer, vous aider à passer un cap difficile, placer une intention dans un objet ou encore donner de la force à votre volonté.
Souffler a donc non seulement des fonctions curatives et protectrices, mais concerne aussi la force vitale et impacte l’état d’un être ou d’un objet.
Avant une cérémonie d’Ayahuasca, le patient est systématiquement protégé de l’intrusion des mauvaises énergies et des entités néfastes par la fumée de mapacho soufflée sur différentes parties de son corps, celles de grande concentration énergétique : épaules, poitrine, haut du dos, sommet de la tête, appelé couronne. Sur cette zone, le chaman use de son poing comme d’un tube pour souffler de manière forte et précise, ou bien il souffle en positionnant sa bouche directement au niveau de la fontanelle, ses mains tenant la tête du patient. Cette technique permet de faire descendre dans le corps l’énergie qui stagne au niveau du crâne. Il souffle aussi sur le bout des doigts du patient qui tient ses mains jointes comme pour une prière, et devra ensuite ramener la fumée vers son visage pour s’en oindre. Ces endroits sont très sensibles et se chargent facilement d’énergie négative, il faut donc les protéger avant d'ouvrir la session. La maloca elle-même et ses abords sont eux aussi soufflés, afin que l’espace de la cérémonie soit protégé de toute interférence.
A la fin de la cérémonie, le Tabac est soufflé sur les pieds et les jambes du patient afin de refermer son corps.
Durant une session d’Ayahuasca, la soplada met en relation les corps énergétiques du chaman et de son patient, grâce à la fumée qui les connecte. En utilisant son énergie et celle de l’esprit du Tabac, mais aussi celle de ses maestros, des plantes qu’il a diétées ou encore de ses ancêtres, le chaman charge sa pipe ou son mapacho avec ses icaros. C’est de cette manière que la fumée possèdera des qualités qui vont directement agir sur le corps énergétique du patient.
Ici, la soplada peut remplir la même fonction que la chupada, en version moins extrême. Le chaman souffle sur une partie du corps de son patient où il a trouvé une boule ou un nœud problématique, renfermant des métaux ou des virus, afin de les prendre en lui, de les assimiler, les métaboliser, puis les éliminer. Ce procédé implique qu’il soit lui-même très équilibré, car recevoir ce type de charges négatives réactive les charges similaires qu’il porte. Lorsque par exemple il ôte la tristesse à quelqu’un, il ressent cette tristesse, et s’il ne l’a pas déjà combattue et éliminée en lui, alors il risque de la conserver et de stagner en elle… Les charges qui s’avèrent trop fortes peuvent d’ailleurs endommager son kaya, et il devra impérativement les réguler le plus vite possible, en rotant ou en vomissant.
Une longue préparation et une véritable habilitation sont indispensables pour savoir assimiler l’énergie absorbée et ensuite l’évacuer. Sans la maîtrise de ces moyens de digestion et d’expulsion, celui qui se risque à faire des sopladas s’expose à être contaminé, déséquilibré par des forces toxiques qu’il ne pourra éliminer, et à tomber gravement malade. Une fois de plus, ce sont les purges et les diètes qui ont préparé le corps du chaman à pouvoir rester indemne après ce genre de soins, sans cependant le dispenser de se nettoyer régulièrement des résidus inévitables qui stagnent en lui.
Tout cela suppose donc un grand travail personnel de la part du curandero, qui doit avoir préalablement travaillé sur son propre corps énergétique, l’avoir purifié, structuré, renforcé, avant de pouvoir prétendre rééquilibrer celui du patient en le connectant au sien sans être perturbé.
Par ailleurs, il faut ajouter que la soplada permet également au chaman, grâce à son ressenti au contact de son patient, de commencer à poser un diagnostic. Puisqu’il sent et éprouve en lui ce qui a lieu chez le malade, il est aisé pour lui d’identifier le problème. Une fois de plus, c’est l’énergie du Tabac, ce véhicule d’informations qui ouvre aux échanges d’énergies très subtiles, qui rend possible ce procédé.
Parfois, la guérison opère seule, sans que le chaman sache ce qui se déroule. D’autre fois, il éprouve des sensations, reçoit des flashs et des visions qui le renseignent sur l’état de son patient. Et parfois, donc, il lui faut réaliser une chupada. Mais pour guérir son patient, son corps doit nécessairement digérer ces énergies, c’est pourquoi la réussite de ce procédé dépend énormément du travail personnel qu’il a déjà accompli. Le chaman ne peut pas digérer des choses qu’il n’a pas travaillées ou intégrées auparavant.
Cependant, la soplada ne se résume pas à ôter le mal, car dans une même séquence d’actions, le guérisseur transmet des énergies bénéfiques à son patient...
Et ça, c’est quelque chose que j’ai vu après ma session de chupada du papillomavirus. J’ai vu l’or que mon maestro plaçait en moi, avec son souffle et son parfum. J’ai vu comment il comblait l’espace laissé vacant après l’extraction du mal avec une magnifique nouvelle énergie, de la pure lumière d’or chargée d’intentions de santé et de vie. J’ai vu comment cet or tapissait mes entrailles et comment mon principe vital était régénéré par la lumière... Pour être honnête, c’est même l’une des plus belles visions de ma vie !
Mais souvent, on ne sait pas vraiment ce qu’on reçoit via la soplada, et c’est le temps qui permettra à l’énergie reçue de se manifester de façon naturelle, parfois rapidement, parfois plus lentement ; à priori, ce n’est pas quelque chose qu’il est nécessaire de travailler. Le chaman a placé quelque chose en nous, qui fait désormais partie intégrante de notre être. Un peu comme une mémoire jaillissant soudain lorsqu’elle devient utile…
J’aimerais aussi ajouter que la soplada, de Tabac ou de parfum, est un moyen très efficace pour reprendre contact avec son corps. Quand les visions deviennent complètement folles et qu’on est capturé par leur pouvoir, d’une façon néfaste, une bonne soplada en plein visage nous ramène illico dans la réalité du corps, et c’est un sacré soulagement parfois !
Bref, la soplada est donc un moyen d’échange d’informations, d’énergies, de contenu de sens qui passe de corps à corps, et c’est pourquoi elle sert aussi à enseigner, de façon non verbale. Ce dernier procédé implique le recours aux icaros, ces chants chamaniques qui sont un concentré d’informations, une structure énergétique porteuse de sens venant s’inscrire directement dans notre corps…
Avec le Tabac comme support, chargé des enseignements qu’il souhaite transmettre, le maestro emboîte le chant chez son apprenti, et c’est peu de temps après, par l’entremise des rêves ou de façon spontanée, que les leçons, les savoirs, les nouvaux talents et capacités, se révèleront à lui. Son objectif sera ensuite d’intégrer cette nouvelle connaissance, émotionnellement, psychiquement et physiquement, pour que la transmission soit achevée.
Ainsi, un bon guérisseur est capable de transmettre tout son savoir uniquement à travers son souffle… et ses icaros.
Et lorsqu’il devient trop vieux pour chanter, alors il lui est toujours possible de sauvegarder sa connaissance en la passant à son apprenti, juste avec des sopladas.
LES ARCANAS
La pose d’arcanas (protections ou défenses) consiste soit en une imposition des mains sur le front et le dessus de la tête du patient, soit en sopladas, soit en l’usage de la chacapa (hochet de feuilles sèches, provenant souvent du palmier Yarina), dont le chaman balaye et fouette doucement le patient sur la tête, le dos et les épaules, et bien souvent tout ça à la fois, accompagné d’icaros.
Cette opération a lieu systématiquement à la fin d’une diète de plantes, afin de fermer le corps énergétique du diéteur et d’y fixer la vitalité des plantes, tout en empêchant les virus et les mauvaises entités d’y pénétrer à nouveau. Mais elle peut aussi être réalisée à la fin d’une cérémonie où un gros travail de nettoyage aura été effectué.
Cette technique est également employée pour intégrer dans le corps du patient l’ibo d’autres éléments naturels, comme des rivières, des astres, la pluie, ou encore des éléments plus modernes comme de l’acier ou des armes, par le biais d’une soplada de Tabac chargée de l'icaro correspondant. La force et le pouvoir du Yanapuma (Puma noir), du Boa blanc, du Yanguntoro (tatou) et du Taureau noir sont fréquemment invoqués également, car ces puissants animaux peuvent remplir le rôle de soldats, de vigiles, ou encore de gardes du corps lorsqu’ils sont placés dans des points clés chez l’Homme. Ils deviennent alors ses protecteurs.
Ayant fait de nombreuses diètes, j’ai eu droit à une bonne dose d’arcanas, et je peux affirmer que c’est quelque chose qu’on sent très physiquement, à la fois au moment de la pose, mais aussi plus tard dans sa vie. Ces espèces de gardiens et de pouvoirs protecteurs, placés sur nos épaules et notre tête, structurent solidement notre psychisme et influencent notre empreinte énergétique. On les éprouve comme une armure et comme un titre honorifique, je trouve. A la fin d’une diète, on sent que le pouvoir de notre plante est profondément ancré en nous, intégré à notre être à la fois physique et spirituel.
Et j’ai remarqué que c’est quelque chose que les autres sentent aussi, par exemple quand on marche dans les rues d’Iquitos ou de Pucallpa en sortant de la jungle ; le regard des gens, la façon dont ils nous abordent, dont ils respectent instinctivement notre intégrité, notre espace vital, sont fascinants à observer.
LES ICAROS
Les icaros sont un élément essentiel de la médecine chamanique shipibo. A la fois énergie curative, véhicule de l’essence des plantes, des esprits de toute sorte, des puissances naturelles et de la connaissance personnelle du curandero, les icaros sont la quintessence du pouvoir chamanique. Contrairement à ce qu’on pourrait croire, ces chants ne sont pas des créations esthétiques, mais des transmissions et des enseignements du monde spirituel, sous une forme énergétique, pourvus de fonctions spécifiques.
C’est lors de ses diètes initiatiques, au sein de ses rêves et des cérémonies d’Ayahuasca, que le chaman reçoit les mélodies que l’esprit des plantes maîtresses susurre à son esprit. Sa tâche est de s’en souvenir et de se les approprier. Chaque icaro est donc unique et propre à chaque curandero, et on reconnaît la puissance d’un chaman au nombre d’icaros composant son répertoire.
En effet, plus il a diété de plantes, plus il en possède de différents, et plus son arsenal d’outils et d’énergies de guérison est vaste. Cela signifie qu’il a de nombreux esprits alliés prêts à mettre leur savoir, leurs vertus et leur pouvoir à son service pour l’aider à soigner ses patients.
Selon son domaine d’expertise et ses affinités avec certains mondes, il peut aussi appeler d’autres esprits comme celui des Sirènes, des Yacurunas et de la Yacumama (serpent-mère des eaux) si par exemple il est spécialisé dans le monde aquatique. S’il travaille plutôt avec les esprits de la terre, alors il pourra invoquer la Sachamama (serpent-mère de la forêt) ou le Jaguar Ino. Enfin, s’il est coutumier du royaume de l’air, il aura recours à la Huairamama (serpent-mère de l’air) et à l’Ayaymama notamment…
Mais le chaman mobilise aussi ses propres énergies quand il chante, et c’est l’ensemble de ces qualités propres à l’icaro qui le rendent efficient. Quand une personne chante un icaro appris à l'oreille, sans l'avoir reçu directement de la plante invoquée par ce chant, ou sans connaître les entités auxquelles il fait référence, son effet est quasiment inexistant.
La façon de chanter est aussi importante. Un ami chaman m’a un jour raconté que quand nous souffrons d’un mal qui refuse de sortir, alors le curandero va devoir charmer, hypnotiser ce mal pour l’attendrir, le duper, en usant par exemple du pouvoir de la sirène enchanteresse et de nombreuses métaphores entrelacées visant à l’égarer et le plonger dans la confusion, afin de le séduire et qu’il se laisse faire, ou encore en dissimulant son identité derrière celle d’une plante, ou bien en chantant les fameux chants de rien qui créent comme un brouillard autour de lui…
Au début du chant, sa voix devra être douce et tendre, pour camoufler ses intentions… Et puis, une fois que le mal est pris dans les filets de la sirène (ce qu’on appelle couramment “détourner la nuisance” ou bien “convoquer la maladie pour l’enfermer”), il doit changer son registre et user d’une voix forte, accompagnée d’un geste afin de l’expulser hors de notre corps, par le nombril…
L’icaro et la manière de le chanter peuvent constituer une arme redoutable, aussi puissante que la chupada ou la soplada ! Le chaman doit parfois se livrer à une vraie stratégie d’attaque envers les esprits responsables des maux, mais certains curanderos disent qu’ils préfèrent simplement approcher de la maladie en étant couverts par la protection des plantes, sans provoquer l’adversaire, sans violence frontale, afin de ne pas subir de représailles.
Ce qu’il faut comprendre ici, c’est que ce que nous, humains, entendons comme un son dans notre monde, est perçu comme une matière par les esprits, qui peuvent voir et toucher les icaros émis par le chaman. Quand celui-ci modifie son timbre, il se transforme donc visuellement ou physiquement aux yeux des esprits. Si par exemple il chante l’icaro du Jaguar en masquant sa voix, l'esprit le verra métamorphosé en Jaguar. Les patients indigènes continuent bien sûr de le percevoir comme un homme, mais ils savent qu’il s’est transformé en Jaguar dans la dimension des esprits.
Chaque espèce ayant un corps différent, chacune a sa façon propre de percevoir le monde et d’agir en lui, c’est pourquoi, comme le confirment de nombreux mythes shipibos, les jaguars croient qu’ils sont des Hommes. Ce que fait en réalité le chaman, c’est se servir de sa connaissance des modes d’action et de perception des autres êtres pour changer de forme dans leur perception, en usant de sa voix. Ses chants fonctionnent comme un masque, les paroles codées des icaros, faites de métaphores complexes, sont en réalité une ruse visant à tromper les esprits. C’est ainsi qu’il parvient à vaincre l’esprit dont les “airs” (niwe) sont responsables de la maladie.
D’autre part, le chaman peut aussi transformer un verre d’eau en remède de plantes en chantant l’icaro approprié au-dessus du récipient avant d’y souffler le Tabac, puisque celui-ci lui permet de se connecter avec l’esprit d’autres plantes. Ainsi, il peut les appeler pour travailler avec elles sans qu’elles soient présentes physiquement.
Un autre ami curandero m’a conté l’histoire de cette mère venue le trouver, complètement affolée. Son fils venait de se faire mordre par un serpent. Il n’avait pas les plantes qu’il fallait sous la main, alors il a chanté l’icaro de l’oiseau qui est le prédateur de ce serpent, au-dessus de la morsure, avant d’y souffler du Tabac. C’est de cette façon qu’il a sauvé l’enfant, et plus tard il a retrouvé le serpent qui l’avait mordu, mort. Ce récit de prime abord assez surprenant devient parfaitement compréhensible dès lors qu’on conçoit que tout est question d'énergie qu’on invoque et canalise à volonté en tant que chaman…
Pour les Shipibo, de même qu’il n’existe pas de plan purement symbolique clairement détaché du monde réel, il n’y a pas de différence fondamentale entre les mots et l’objet qu’ils désignent... De ce fait, chanter l’essence d’une plante ou d’un animal les rend présents sur tous les plans. C’est une idée qu’on va explorer en détail un peu plus loin.
Parfois, un maestro peut aussi transmettre un chant à son élève, mais celui-ci devra se l’approprier pour qu’il ait une force curative. Dans ce cas-là, le maestro incorpore l’icaro au corps énergétique de son apprenti en chantant directement et simultanément au-dessus de son corps et du tuyau de la pipe ; ensuite il procède au soufflement de la fumée. Il peut aussi le lui transférer via le breuvage d’Ayahuasca, en soufflant sur son verre avant de le lui donner, afin que dans son ivresse le passage de données soit effectif.
Comme on le voit, les icaros sont donc des objets immatériels dotés d'une structure énergétique singulière. Bien loin d’un langage imaginaire ou virtuel, il s’agit d’un idiome capable de transcender tous les plans de la réalité.
Pour conclure, il faut noter qu’il existe deux types d’icaros : ceux appris lors de la diète de plantes, et ceux qui se forment peu à peu en suivant le flow des évènements. Et ce sont ces derniers qui sont majoritairement employés avec l’Ayahuasca.
LA DYNAMIQUE ENTRE CHAMAN ET PATIENT LORS D’UNE CÉRÉMONIE D’AYAHUASCA
Le chamanisme shipibo est proche de nombreuses autres formes de chamanisme dans ses pratiques thérapeutiques, à ceci près que c’est par le vecteur des plantes maîtresses et de leurs mères “métabolisées” et chantées, que le guérisseur dirige vers le corps du malade, que tout se joue.
Les trois techniques thérapeutiques sont les suivantes :
Expulsion des entités pathogènes, qui passe par des moyens d’extraction tels que la chupada et la soplada pour le guérisseur, les vomissements et la diarrhée pour le patient, qui sont donc une forme de nettoyage et de purification.
Connexion avec les bonnes entités, qui se fait par le biais de la soplada, des icaros, de l’ivresse de l’Ayahuasca et de la parure matérielle ou immatérielle avec les dessins kené.
Protection, qui correspond à la pose d’arcanas et où les kené ont également leur rôle.
Tout au long de la session d’Ayahuasca, ces trois procédés sont répétés dans un ordre qui varie selon le flux spécifique du rituel, sans ordre préétabli. Le chaman suit la dynamique intrinsèque de chaque cérémonie, et applique ces techniques en fonction. Son but est de transformer les visions qu’il reçoit en visions qu’il contrôle, jusqu’à ce qu’il parvienne à aligner les évènements en mettant de l’ordre et de l’harmonie dans le déroulement de la session. La réussite du rituel dépend donc de son aisance à se rendre maître de l’espace visionnaire… et c’est grâce aux icaros, présents dans toute la chaîne, que ceci est rendu possible. Car ses paroles sont en réalité des ACTIONS.
L’initiation du chaman lui a offert une sorte de lexique de mots et d’outils, qu’il invoque en fonction de ce qui apparaît dans la cérémonie. C’est ainsi qu’il construit peu à peu et organise ce qu’il voit, à travers son chant qui décrit, d’une façon performative, ce qu’il expérimente et ce qu’il est en train de faire.
Quand le guérisseur s’approche de son patient, il voit, ressent, et subit également, ce qui émane de lui, car le chaman est comme un aimant attirant à lui toutes les énergies présentes dans la maloca. Cette hypersensibilité lui impose donc de nettoyer tout ce qui entrave l’harmonie de l’espace partagé, car cela impacte tout le groupe dont il est responsable en tant que maître de cérémonie. La tristesse ou la colère d’un participant pourra par exemple lui apparaître comme une présence violente cherchant à dominer la maloca et contaminer tout le groupe, lui inclus. Se soustraire à son influence néfaste et se libérer de son énergie reviendra donc à libérer aussi son patient, ainsi que toute la maloca.
Il s’agit à nouveau d’une assimilation et d’une transmutation dans le corps même du chaman.
Revenons un moment sur le mécanisme décrit dans la soplada, où le curandero prend en lui ce qu’il retire de chez le patient. Dans le travail chamanique, si l’importance de la maîtrise de soi, du centrage et de la concentration est évidemment primordiale, le chaman peut aussi faire un chant de protection pour lui-même afin de manœuvrer au mieux des interventions délicates. Ensuite, ses paroles-actions vont appeler ses plantes maîtresses, qui sont pour lui comme des outils ou des mots puissants de son lexique ou de son arsenal, afin qu'elles éliminent les énergies néfastes du corps du patient.
Mais certaines énergies sont dures à vaincre, comme celle de la dépendance aux drogues, très accrochée du fait de l’habitude et très résistante au nettoyage.
Si lors de la cérémonie d’Ayahuasca, le chaman livre une bataille énergétique afin de récupérer le kaya de son patient gardé en otage par l’égrégore de l’addiction, en appelant des plantes telle que l’Ajo Sacha, reconnue pour débarrasser le mental et le corps des souvenirs métabolisés de la prise de drogue (les fameux virus), il n’empêche qu’il ne pourra pas faire de miracle, et que seule la diète de guérison pourra vraiment permettre à son patient de s’en libérer définitivement…
Comment les chamans shipibos nous perçoivent exactement sous l’influence de l’Ayahuasca ? Que signifie cette vision aux rayons X qu’on a évoquée plus tôt, cette appréhension holistique du corps du patient ?
En cérémonie, le corps humain apparaît au guérisseur comme une configuration de lignes d’énergie et de couleurs qui reflète ce qu’il est et ce qu’il traverse en ce moment dans sa vie.
Quelqu’un de malade sera souvent perçu comme encerclé de tourbillons gris, entouré de présences malsaines, de formes lourdes, sombres, agressives, de couleur terne, qui s’opposent violemment à ce qu’amène le chant, des tunnels d'emprisonnement, ou encore avec des lignes d’énergie brisées ou des “intestins” pleins de métaux et de virus. C’est comme si les pathologies et les mémoires s’extrayaient du corps pour se montrer au chaman.
Les icaros ont pour fonction d'accélérer ce processus de manifestation et de maturation de ce qui est tapi dans le secret, et de le nettoyer. Que ce soit pour le chaman ou pour le patient, l’Ayahuasca est un catalyseur qui expose des informations associées aux maladies. Bien qu’elle ne les guérisse pas directement, la mise en lumière des troubles émotionnels, psychologiques ou spirituels à l’origine des maux, permet d'éliminer leur racine en facilitant une résolution depuis la cause réelle, primaire, d’où ils ont émergé. C’est ça qui défait le nœud énergétique.
Ainsi, il y a libération et rééquilibrage, réorganisation entre le corps, les émotions et l’esprit, et c’est ça la vraie guérison.
Mais le chaman ne se contente pas de libérer le kaya de son patient des charges délétères. Il y a un double mouvement d’entrée des forces bénéfiques et de sortie des forces négatives. L’icaro chargé d’intentions de vie et de santé, en pénétrant le champ énergétique du patient, provoque une sorte de pression qui fait sortir ce qui se trouve là. Le chaman peut alors travailler sur ce qui se manifeste et le chant évolue en fonction de ce qui apparaît, tout en ayant bien sûr conscience de l’ensemble de la cérémonie et des autres participants.
Il s’agit donc d'une relation dynamique entre le chaman et le patient, faite d’échange et d’une circulation, impliquant pour chacun des visions et des ressentis corporels et émotionnels.
Si le chaman voit que notre identité énergétique est déjà saine, alors son rôle sera simplement de l’embellir et de l’harmoniser toujours plus, en créant des connexions avec les plantes et les esprits, avec des puissances naturelles et animalières, en posant des arcanes, en nous ouvrant à des mondes nouveaux de savoir et de medicina…
Lorsqu’on est en diète de plantes, il y a notamment des chants spécifiques destinés à faire entrer la plante diétée en nous (et pour avoir connu moi-même ce procédé, je peux témoigner de l’effet incroyablement physique de ce type d’icaros, quand la plante ou l’arbre entre en nous par la nuque et les épaules au point de littéralement nous terrasser !), à nous faire recevoir des parures et des protections de notre plante, à nous ouvrir le monde des rêves ou celui des chants…
L’idée que le pouvoir et le savoir des plantes peuvent être administrés énergétiquement par le chaman qui les active et les emboîte en nous reste assez stupéfiante, mais c’est une expérience que tout diéteur pourra confirmer.
LA CONDENSATION DES MÈRES, LES CHEMINS DE CHANTS ET L’ÉLÉVATION DU SHINAN
Lors d’une cérémonie d’Ayahuasca, le premier chant du chaman est un icaro d’ouverture. Si à ce stade on l’entend souvent évoquer le mariri, c’est parce qu’il commence par se connecter à sa source personnelle d’énergie, là où se trouve son savoir-pouvoir. En d’autres termes, il ouvre sa mallette de medico pour en sortir ses instruments. Il se relie à cette dimension de lui-même, à cette zone en lui où sa connaissance se concentre, afin de la révéler dans l'espace cérémoniel. L’icaro d’ouverture est donc un appel à la manifestation de son pouvoir, qui active ses diètes et sa connexion au monde spirituel, tout en demandant à la Plante d’ouvrir à la maeracion (ivresse de l’Ayahuasca) et de déployer ses effets, pour lui comme pour les participants.
Ici, la notion de chant-action performatif, cette idée que “dire, c’est faire”, est fondamentale dans la compréhension de la dynamique spécifique de la cérémonie d’Ayahuasca. Dans le langage des icaros, ce que le chaman demande se réalise immédiatement dans l’exécution. Il peut par exemple appeler le pae, qui est l’effet de la Plante, et plutôt que de dire “j’ouvre les effets de la Plante”, il chante le pae, et le pae se manifeste.
Chez les Shipibo, comme on l’a dit, le langage n’est pas séparé du concept qu’il désigne. Le chaman nomme directement ce qu’il voit et ce qui se passe dans l’ivresse, mais aussi ce qu’il s'apprête à faire, ce qu’il fait là, maintenant, et ce qu’il a fait à l’instant, quasiment dans une même séquence… En employant le chant comme une description de ce que la Plante révèle, il peut interagir avec les visions et les modifier. Puisque le monde visionnaire est le reflet de l’énergie, en demandant aux visions de se transformer, il modifie directement l’énergie en question. Beaucoup d’entre nous ont d’ailleurs remarqué la relation poignante entre le chant et les effets de l’Ayahuasca. Voilà l’explication de la chose.
Au commencement de la cérémonie, donc, quand l’ivresse de l’Ayahuasca amorce son déploiement, le chaman fait face à une sorte de matrice de patterns et de voix entremêlés et indifférenciés. Les mères des plantes se présentent en une masse à la fois anonyme et multiple : le chaman entend leur voix, qui peuvent être des chants ou des paroles, et il voit une matrice de kené (motifs géométriques), comme si les ibo étaient susceptibles d’emprunter des formes visuelles et sonores variées. C’est à lui qu’il revient de les appeler, de les développer et de les organiser en usant de ses icaros comme langage visionnaire. On peut dire que dans un sens, les mères existent à l’état de potentiel, en attente d’être choisies et guidées par le chaman.
A cet égard, il est intéressant d’analyser la structure des icaros. Ces chants ne sont pas linéaires, de fréquents va-et-vient sont opérés dans les paroles, comme si le chaman faisait face à un chaos d’évènements. Tout semble arriver en même temps et être improvisé. Grâce à sa maeracion, manifestée par l’altération de sa vue, de son odorat et de son ouïe, le chaman ouvre un passage vers le monde des esprits et change de perspective, épousant celle des plantes en entrant en contact avec leur ibo. Il doit alors manœuvrer pour le diriger vers son patient.
Le chaman voit les esprits des plantes “descendre” du ciel sur lui, ils se condensent depuis la dimension spirituelle pour se “matérialiser” dans la dimension terrestre cérémonielle sous forme de visions, et il entend leurs chants. Il se met alors à les imiter en chantant avec eux, et c’est comme ça qu’il les incite à descendre encore et encore. Au fur et à mesure que l’intensité des chants s’amplifie, les visions s’activent, en une sorte d’entrecroisement des informations sensorielles qui fait que le chaman voit et sent ce qu’il chante et chante ce qu’il voit et sent. C’est ce qu’on appelle la synesthésie.
Son but est à la fois d’attirer et de recevoir les esprits en lui, avant de les diriger vers son patient en créant en lui des chemins de chants. Ces chemins d’icaros thérapeutiques, appelés kanobo, ce sont les visions mouvantes multicolores, lumineuses et engrammées de formes géométriques, que certains d’entre nous perçoivent en cérémonie, que le chaman doit en même temps créer et orienter vers l’obscurité du malade afin de réaliser ce dont on a parlé plus haut, chasser les ombres en faisant pénétrer la lumière.
Une chose qui peut être pertinente à savoir pour vous, c’est que la médecine des plantes, leur vitalité, est perçue en visions précises, brillantes, pleines de couleurs vives, en mouvement perpétuel, vibrantes de kené.
En revanche, les virus, les métaux, les blocages, et donc tout ce qui relève de la “mort”, c’est l’inverse : visions floues, mal définies, ternes, dysharmoniques dans leur forme et leur mouvement, sensation de barrières, de spirales, de tourbillons qui donnent un sentiment d'étouffement. Et quand vous expulser tout ça, par la purge ou la diarrhée, cela signifie que la mort sort de vous pour faire place à la vie. C’est de cette façon que votre kaya est restauré.
Ainsi, l’essence des plantes se retrouve enchâssée au cœur des chants-chemins, la voix des mères et leur parfum deviennent le véhicule des visions, avec les chants du chaman comme vecteur de leurs airs, les kené lumineux et brillants s’organisent, les kanobo guident la médecine en lui offrant un canal d’expression, un tunnel de manifestation, et tout ça pénètre votre champ énergétique pour l’épurer…
Et tout ce paradigme de soin est apparenté et incarné par Ronin, l’Anaconda mythique, mère de l’Ayahuasca, qui effectue sa descente vers l’espace-temps de la cérémonie... Nous allons parler de lui un peu plus loin.
Mais il y a un autre élément à prendre en compte ; si l’esprit des plantes descend et se matérialise, l’esprit du chaman et des participants, leur shinan (qui signifie esprit, conscience, pensée ou encore intelligence), lui, monte vers la dimension mythique des plantes et se spiritualise… ce qui fait que tout se passe à la fois dans les deux plans, en un cycle incessant de descente et d’ascension, et on retrouve cette idée de matérialisation-dématérialisation.
Les esprits deviennent presque “physiques”, à la fois en tant que visions et en tant que présences qui circulent dans les chants-chemins inscrits au cœur du patient, ce qui veut dire que le spirituel se fait énergie, puis matière ; et la “matière” du patient s’élève et se spiritualise vers le royaume des ibo, la dimension énergétique des plantes. Ici, il y a un aspect clairement alchimique du processus à l’œuvre, qui sera exploré en détail dans le chapitre sur ce thème.
Un petit mot sur l’importance de la maeracion, que les icaros ont aussi pour vocation d’amplifier. Pour les Shipibo, une forte ivresse est la condition essentielle à la réussite de la cérémonie, car l’état de conscience modifié, l’altération des sens, n’est ni plus ni moins que le pouvoir… de se transformer.
Le succès de la cérémonie est donc jaugé en fonction de l’intensité de l’ivresse, que ce soit pour le chaman ou le patient, ce qui explique pourquoi les curanderos nous demandent souvent si notre maeracion a été forte. Éprouver une modification totale de ses perceptions visuelles et corporelles, et donc de sa conscience, est selon eux gage qu’un travail effectif se produit. Chanter, pour un chaman, revient donc à la fois à élever et maîtriser sa maeracion, synonyme de transformation qui lui offre d’expérimenter pleinement l’autre monde grâce à une modification de perspective ; il voit littéralement à travers les yeux des esprits, et lorsqu’il chante, ce sont finalement eux qui le font à travers lui. C’est pourquoi, quand un chaman dit “Je” dans un icaro, on peut considérer que c’est en fait la plante qui est derrière qui s’autodésigne… C’est donc bien les plantes qui nous soignent.
Cette transformation ne pourrait bien évidemment pas avoir lieu sans les diètes du guérisseur, car c’est avec elles qu’il a incorporé les différentes perspectives des plantes maîtresses. Son corps est constitué d’entités exogènes, chacune dotée de son propre savoir-pouvoir, dont il fait l’expérience durant sa transe et dont il devient le porte-parole. Cette aptitude particulière constitue un attribut de pouvoir (koshi), d’intelligence (shinan) et de savoir (onan), hautement valorisé par la société shipibo, ainsi qu’une garantie d’efficacité thérapeutique.
On comprend donc que les cérémonies d’Ayahuasca qui accompagnent la diète de plantes participent à notre façonnement, celui destiné à nous rendre à la nature, à nous rendre pleinement vivants et humains, par l’entremise de l’essence des végétaux désormais présente en nous. Mais cette sorte de résurrection ne serait pas achevée sans un avant-dernier acte qui est sans doute le plus éblouissant pour nous les Occidentaux… la pose d’une parure immatérielle faite de dessins kené.
LES KENÉ ET RONIN, L’ANACONDA MYTHIQUE
DES LIGNES AUX SIGNIFICATIONS MULTIPLES
Kené signifie dessin, motif, ou encore maillage.
Ces fameuses lignes aux mille couleurs, qui peuvent être peintes, tissées, brodées ou encore gravées, donnent une impression de profondeur, d’effet fractal, de mouvement hypnotique assez étrange. Leur jeu de contraste, qui crée une sensation d’oscillation entre fond et figure, visible et invisible, semble nous inciter à ne pas les fixer, afin d’accéder au multivers vers lequel elles ouvrent… Contempler un kené est une expérience visionnaire en soi, qui provoque, de par ses propriétés optiques, un état de présence intérieure.
La nature réelle des kené nous est inconnue. Certains y voient une écriture hiéroglyphique, qui serait la seule forme d’écriture des Shipibo, d’autres disent qu’il s’agit de motifs chantables, en l’occurrence les icaros des plantes maîtresses, mais cela ne pourrait être qu’une fable commode, inventée par un anthropologue, que les Shipibo répètent aux Gringos dans le but de les fasciner… D’autres encore y lisent un manifeste écologique porteur des valeurs à la fois sociales et chamaniques de cette communauté.
Du côté des curanderos, ce sont les mères des plantes qui leur offrent des objets et des parures recouverts de kené dotées de pouvoir : banderole symbolisant un bouclier protecteur, couronne à poser sur la tête représentant l’intelligence, robe traditionnelle utilisée durant les cérémonies… Si les chamans peuvent recevoir ces distinctions d’une façon immatérielle dans leurs rêves ou leurs visions lors de l’apprentissage, elles seront également amenées dans le monde manifeste par les femmes des chamans qui cousent, tissent, brodent et fabriquent ces parures afin que ce dernier les arbore durant ses cérémonies.
L’une des particularités de ces étranges dessins est qu’ils peuvent être perçus dans des éléments très petits ou très grands : nervures des feuilles, ailes des papillons, peau de serpent ou de jaguar, écailles de poisson, structure des maisons ou dessins représentant la voie lactée…
En fait, la clé des kené réside dans l’association de ces graphismes avec le concept de chemin. Il y a des chemins dans tous les aspects du vivant, du plus microscopique au plus large :
À l’échelle astronomique, les kené représentent les constellations de la voie lactée.
À l’échelle géographique, les voies fluviales qui serpentent dans la forêt, ainsi que les chemins qui relient les villages entre eux.
À l’échelle anthropomorphique, les ornements qui embellissent et complètent le corps humain, mais aussi les veines et les os qui le parcourent, et les circuits de neurones du cerveau.
À l’échelle de la flore, ils reproduisent le tracé de la sève, le pouvoir des plantes, le mycélium.
À l’échelle de la spiritualité, ils sont associés aux chemins qui unissent les vivants aux morts, les Hommes aux esprits, aux kanobo qui transportent et infusent la vitalité des plantes au cœur des êtres, et évoquent également le réseau de l’ibo.
Les kené renvoient à quelque chose qui unit, porteur de vie et de sociabilité, établissant un lien étroit entre toute chose. Leur aspect labyrinthique et leur signification multiple fait écho à la pensée métaphorique des Shipibo, et au mythe fondateur sur lequel tout repose… Ronin, l’Anaconda cosmique.
RONIN, LE SERPENT COSMIQUE
La signification de Ronin est tellement vertigineuse qu’elle force l’esprit à se transcender. Au-delà d’un concept, Ronin est une expérience de conscience.
Ronin est la mère de toutes les mères. L’essence initiale de toute chose. Il est le représentant terrestre de la divinité solaire, chargé de poursuivre l’œuvre de création entreprise aux temps mythiques par Père Soleil. Sa peau, qui brille de reflets secrets d’arc-en-ciel quand elle est en pleine lumière, est ornée de kené et contient tous les motifs imaginables du monde. Lors de son mouvement primordial de création, processus originaire ultime, quand son corps infini a dessiné le chemin des fleuves d’Amazonie, c’est en répandant ces dessins qu’il a engendré la vie, et l’infinité des êtres qui la portent. Sa métamorphose, en allant de l’unité à la multiplicité, a donné naissance à la totalité du réel. Il intègre en lui l’union sacrée de tout ce qui est.
Ronin étant présent partout, il se divise en incarnations terrestres et supra-terrestres variées. Il est le Jaguar, dont les ocelles de la peau sont identiques aux siennes, et il est l’Ayahuasca, dont la liane double torsadée, de par sa forme et sa fonction, métaphorise sa seconde identité de Serpent. D’ailleurs, dans le mythe, ce sont les Anacondas originels qui consommaient l’Ayahuasca, et l’ont fait connaître à l’Homme, puis lui ont enseigné la recette de sa préparation.
Tout comme Ronin, l’Ayahuasca donne naissance aux patterns à l’origine du monde visionnaire. De ce fait, Ronin est aussi la mère de l’Ayahuasca, et c’est bien cette plante, en effet, qui offre la reconnexion au Serpent cosmique, entité enseignante suprême dont l’expérience est intensément réelle, que nous sommes nombreux à avoir rencontrée.
Matrice des visions et matrice du réel coïncident dans l’acte de création sur différentes échelles, dans différentes dimensions et temporalités. Comme on l’a vu un peu plus haut, quand le chaman voit et entend les esprits des plantes et qu’il chante pour les imiter, l’ensemble du phénomène mêlant visions et icaros est en vérité une émanation de Ronin… C’est lui qui chante à travers le chaman.
Lorsque la mère de l’Ayahuasca communique avec la conscience humaine en l’incitant à l’échange, elle le fait au travers des visions, cette matrice mouvante de potentialités, en attente de recevoir nos intentions, prête à les amener à se manifester, d’abord dans l’espace visionnaire, puis dans nos vies. L’acte de création entrepris avec l’aide de Ronin passe ainsi des formes figuratives de la transe à la vie incarnée de notre corps-esprit. Et l’on découvre que notre existence entière possède en fait la même plasticité que celle de Ronin dans la mythologie.
L’Ayahuasca nous projette dans cette dimension créative où la conscience, en symbiose avec les qualités du Grand Anaconda originel, acquiert des pouvoirs de transmutation. Et pour nous comme pour le chaman, le monde visionnaire devient dimension temporelle originelle, où notre intentionnalité entre en interaction avec des processus susceptibles d’actualiser un nombre infini de virtualités potentielles, et donc de changer notre futur… mais aussi notre passé.
Ronin peut-il être considéré comme le symbole de l’ADN ? Quand les chamans le chantent et quand il chante à travers eux, est-ce son pouvoir ultime de création qui est invoqué ? Peut-il atteindre les zones les plus essentielles de la vie, le niveau le plus microscopique du réel, et agir en lui pour transformer l’expérience que l’on fait de la réalité ?
Il est vrai que, tout comme l’ADN, ce Serpent est à l’origine de toute existence, déployant à partir de lui-même l’ensemble des créatures vivantes et des mondes… En lui, dans sa forme unitaire où tout se condense, sont encloses des combinaisons potentielles infinies, que sa constante transformation lui permet d’actualiser dans la diversité. Ronin et l’ADN sont des codes qui compressent et intègrent la possibilité de la vie à l'intérieur de leur structure et de leur essence. Les mythes relatifs à l’Anaconda cosmique unifient toutes les oppositions binaires de la réalité, dont celle du masculin et du féminin.
On raconte que c’est Ronin qui a enseigné le secret des kené aux femmes shipibas dans les temps anciens. Tout comme l’ADN qui nécessite la sexualité pour se reproduire, les kené sont à la fois le savoir-faire des femmes dans le monde visible, et celui des chamans dans le monde invisible. Certains anthropologues ont émis l’idée que ce sont les femmes, grâce à leurs dessins, qui donnent aux chamans hommes le tracé des chemins à suivre pour retrouver la direction du monde tangible. En effet, le chaman suit toujours des routes pour voyager dans la dimension des visions, et il lui est parfois difficile de retrouver la voie du retour vers la réalité visible, car sa conscience s’égare dans le maelstrom des mondes. Ainsi, la cartographie des kené lui permet de revenir à sa propre conscience et à sa communauté terrienne. Les femmes lui fournissent donc des éléments pour maîtriser le voyage dans l’autre monde.
N’est-ce pas fascinant de constater comment les deux axes se recoupent ? D’un côté, le pôle féminin qui est celui de la réalité physique objective, de l’extériorité, du domaine social et collectif, mais aussi artistique avec les dessins géométriques que les femmes n’ont de cesse de broder, de peindre et de tisser. Et de l’autre, le pôle masculin, qui s’épanouit, lui, dans la réalité visionnaire subjective, l’intériorité et l’individualité, travaillant avec les patterns dans sa pratique chamanique.
Maillage dont les fils colorés s’entremêlent pour élaborer une fresque vivante où chaque chose trouve sa symétrie, les kené sont l’expression de la conscience shipibo, s’exprimant par métaphores jusqu’au cœur des mythes et de la vie profane, à travers les chants, l’art, l’artisanat, les légendes, telle une forme archétypale de sens permettant sa circulation dans tous les aspects et toutes les dimensions du réel.
LA PARURE DE KENÉ
Et c’est là qu’on retrouve la parure de kené comme avant-dernier acte de l’accomplissement d’un Homme par la Voie des Plantes. Car le kené est l’élément ontologique commun à toute forme de vie, et lorsqu’il est posé sur notre corps par le chaman, il ne s’agit en aucun cas de la projection d’une chose étrangère, mais bien au contraire de la révélation, de l’actualisation d’une structure interne invisible qui a toujours été là.
Les kené sont l'ossature sous-jacente du réel, que le chaman ne fait que dévoiler chez nous. Cette contagion de la peau par les motifs n’est pas quelque chose qui masque notre identité, bien au contraire ; puisque les kené sont la matrice de la vie, cet acte thérapeutique exalte ce qui existe déjà en nous en le poussant à s’épanouir. La mort et les virus ont été nettoyés, donc la vie peut à nouveau jaillir, et c’est à travers l’armure surnaturelle de kené, signe tangible de notre alliance au monde originel créateur, qu’elle le fait.
Ainsi, puisque pour les Shipibo (et pour nombre d’autres cultures indigènes qui pratiquent les modifications corporelles telles que la peinture, la déformation crânienne, le piercing), le corps n’est pas un simple réceptacle neutre, mais doit au contraire être façonné par l’incorporation volontaire d’entités spirituelles comme les plantes maîtresses, alors nous habiller de dessins signifie nous amener à notre pleine humanité. Car les kené sont le véhicule de l’essence des plantes et plus généralement, de la santé et de la vie.
Mais si la parure de kené est une révélation de notre vraie nature, elle constitue aussi une protection contre les énergies malades. La forme même de ces motifs, qui est pure symétrie et duplication, fonctionne comme un filtre qui sélectionne ce qui entre et ce qui sort. Les mauvaises énergies ne pénètrent pas, la medicina des diètes reste. C’est là leur plus grande fonction thérapeutique.
Cette médecine des motifs, médecine de l’Anaconda, est en réalité une thérapie esthétique, ce que figuraient déjà les chemins de chants circulant en nous… Et tout se rejoint une fois de plus, car ce sont les icaros qui, en entrant en nous par les kanobo, agissent sous la forme de kené pour installer la guérison.
Ce qu’il faut comprendre, c’est que les chants et les dessins placés en nous servent à réorganiser notre corps après l’avoir purgé des dessins nuisibles qui le parasitaient. N’est-ce pas intéressant de noter que nous, Occidentaux, sommes les premiers à parler de schémas nocifs de comportement qui nous pourrissent la vie, de programmes et de conditionnements délétères dont on ne sait pas se débarrasser ? La médecine des dessins vient approuver cette vision, en lui donnant encore une fois une explication et une solution finalement très rationnelle…
Comme on l’a vu précédemment, le patient malade, triste, déprimé, addict, en colère, est perçu comme entouré d’obscurité et de formes nocives, alors qu’une personne saine, en plein koshi shinan, est vue comme entourée de kené aux couleurs brillantes. Il faut donc détruire les dessins nocifs pour les remplacer par des dessins ordonnés qui réactualisent notre lien à toute chose.
Lorsque le corps est recouvert de kené brillants et lumineux (qui sont des qualités très appréciées par les Shipibo, perçues comme les éléments fondamentaux des vertus spirituelles et thérapeutiques des motifs), c’est l’être entier qui magnifié, car il devient la manifestation du koshi, de la force des plantes rao, des ibo et des Chaïkoni, les ancêtres alliés des Shipibo qui, aujourd’hui encore, leur transmettent du savoir, les inspirent et les guident vers l’idéal humain auquel toute la communauté tend. C’est grâce à cet éclat que les kené amplifient le pouvoir des êtres, car cette lumière est porteuse de la créativité des êtres supérieurs qui nous aident, et en définitive, nous offrent de contempler les visions qui nous préexistent, en nous prêtant leurs yeux pour voir ce qui a toujours été présent…
De ce fait, les kené ne sont pas une reproduction imagée des êtres environnants, mais la réflexion de ce qui rend ces êtres capables d’agir, sorte d’hyper-peau connectant au monde visionnaire sous-jacent, portail qui brise la surface trompeuse des choses pour ouvrir l’accès au multivers des Shipibo.
On raconte que jadis, le monde entier était couvert de motifs, et c’est finalement vers cet idéal que les Shipibo tendent, pour retrouver ce passé mythique qui coïncide avec la dimension spirituelle où l’Homme réapprend à être créateur, et pourra peut-être un jour oser devenir sa propre œuvre d’art…
Endosser la peau de l’Anaconda (ronin rakati) est définitivement la façon la plus juste d'être au monde, tout en nous rappelant que nous faisons partie de la nature au même titre que tous les êtres, sans les dominer. En ça, les kené sont l’expression d’un système de croyances qui n’établit pas de séparation entre l'écosystème, le spirituel, le cérémoniel, l’art et la vie profane, mais qui les accouple en une totalité à la fois naturelle et culturelle. Porter en soi ces dessins nous reliant aux esprits-mères nous rappelle que le corps n’est qu’une interface à travers lequel percevoir le monde, tout comme les jaguars qui se perçoivent comme des Hommes, nous sommes tous des animaux dans le regard de l’autre, et des Hommes dans notre cœur.
Ainsi, le kené peut être vu comme le symbole ultime d’une écologie de pleine conscience.
LE JARDIN COSMIQUE
Dans le contexte d’une diète de plantes, il reste encore une chose que le chaman doit faire avant de nous laisser aller retrouver notre vie : aligner les végétaux que l’on porte désormais en nous afin qu’ils croissent et s’épanouissent, connectés tout droit à la lumière.
Les soins, les icaros porteurs de l’essence des mères, inscrits et transfusés en nous par les chants-chemins, les kené protégeant notre champ énergétique telle une armure surnaturelle, tout ça, on l’a bien compris, sont une seule et même chose ; Ronin circule, ondule, serpente sous notre peau, retraçant, reconnectant les lignes du grand maillage universel…
Mais pour que la vie réensemencée dans notre corps-esprit perdure, le chaman doit actualiser la medicina dont nous sommes l’hôte en donnant naissance à panshin nete, le jardin cosmique. C’est la dernière phase de tout ce travail.
Panshin nete est décrit par les guérisseurs sous les traits d’une forêt extraordinaire, un jardin sublime, ruisselant de vitalité, aussi magique que le royaume végétal céleste dont il est le représentant “humain”. Cet éclat, cette exubérance sylvestre qui caractérisent le jardin cosmique, cette brillance, sont pour les Shipibo, comme on l’a vu, les qualités les plus flamboyantes et les plus importantes dont un Homme puisse rêver.
Alors, le chaman crée ce jardin d’Éden en nous, en alignant tout ce qui est désordonné, en redressant tout ce qui n’est pas droit, tout ce qui n’est pas pleinement connecté à la lumière. Il faut comprendre que les Shipibo voient la selva comme l’immense plantation des esprits-mères. Ce qui apparait aux Hommes comme sauvage et anarchique est en réalité l’espace horticole des esprits, c’est-à-dire une zone domestiquée. C’est la différence d’échelle qui engendre cette confusion, mais les Shipibo racontent que, vue de haut, à travers les yeux des ibo, la jungle apparait comme bien ordonnée, avec les arbres et les animaux bien rangés. Il y a donc une correspondance entre l’espace sylvestre des esprits et l’espace horticole des humains. Les deux sont en réalité équivalents, symétriques. Une fois de plus, les deux mondes se retrouvent connectés par un regard holistique.
Ainsi, lorsque le chaman élabore en nous ce jardin à la fois sauvage et harmonisé, il se place dans la position des entités spirituelles qui nous voient depuis le ciel, et fait croître en nous la force, la beauté, la magie, la puissance féroce de cet Éden, en faisant jaillir des arbres brillants, des fleurs magnifiques au parfum envoûtant, tel un jardinier cosmique qui fait éclore la vie par le sortilège de ses incantations.
La création de panshin nete est un acte artistique qui vient conclure la thérapie esthétique qu’est la medicina shipibo, en transformant notre corps en objet d’enchantement.
Et c’est le monde du jardin cosmique qui, en définitive, nous donne de la force. C’est de charrier cette jungle en nous qui nous permet, de retour au monde ordinaire, de nous connecter à l’énergie vitale que tout le travail de diète a si durement ramené à la lumière, et qu’il est désormais de notre devoir de prendre soin, d’honorer, de chérir, par la façon dont on va décider de vivre.
© Zoë Hababou 2025 - Tous droits réservés