Le Coin des Desperados

View Original

Carnet d’ayahuasca #16 : Seizième Cérémonie

Virée en pirogue, cargaison de bois et préparation de l’ayahuasca

Comme beaucoup de chamans, Wish prépare son ayahuasca une fois l’an, ce qui lui permet d’avoir des réserves suffisantes pour tenir dans les montagnes andines où il vit la majorité du temps, sans avoir à revenir dans la jungle. Ce séjour ici à San Francisco avec moi était l’occasion de se mettre à l’ouvrage, il a donc fallu aller chercher du bois pour pouvoir cuisiner (ouais, comme dans Breaking Bad) une semaine durant.

La préparation de l’ayahuasca (mélange de lianes d’ayahuasca et de feuilles de chacruna) nécessite des tonnes de bois, parce que la marmite doit bouillir des heures et des heures à feu extrêmement vif, et qu’on enchaîne les marmites, évidemment, jour après jour.

Vu le nombre de clients qu’a Wish, il lui faut des litres d’ayahuasca pour honorer ses cérémonies toute l’année. Mais du bon bois bien sec et bien résistant, qui donnera de bonnes flammes, ça se trouve pas si facilement dans la jungle, alors on est partis en expédition avec son oncle et son cousin pour aller en acheter dans un autre village, plus bas sur le fleuve.

Son oncle possède une pirogue à moteur, et c’est lui qui nous y a conduits. La pirogue était prisonnière des sortes de marais près des rives du fleuve, et les trois mecs ont miséré leur race pour la sortir de là, poussant dans l’eau des marécages, forçant l’avancée avec des bâtons, nous faisant passer quasiment dans les arbres qui poussaient dans l’eau.

C’était une putain d’immersion, et j’ai été impressionnée par les machines de guerre que sont ces types de la jungle !

Une fois parvenus sur le fleuve, on s’est embarqués pour une merveilleuse heure de voyage.

Les trajets en pirogue en pleine Amazonie me rendent carrément dingue. Ça te transforme en quelqu’un d’autre. C’est difficile à expliquer, mais il se passe des choses en toi qui n’ont rien à voir avec tes courants de pensée habituels. T’es pas simplement contemplatif, ça va au-delà de ça.

C’est comme… comme si tu rentrais dans la matrice d’où tu viens, que tu renouais avec l’âme primitive qui gronde toujours en toi malgré les années de dressage.

Une sorte de soif, et de faim sauvage te possède, pour tout ce qui t’entoure. Tu observes les arbres au-dessus de toi avec l’envie d’y grimper en y plantant tes griffes, l’eau sous la pirogue avec la volonté de t’y plonger jusqu’aux abysses, le courant qui caresse tes doigts de pied comme si ta mère ancestrale jouait avec toi. Le chant de la jungle te nourrit d’un pouvoir régénérateur, un souffle, un lavement.

C’est absolument unique, et chaque fois que ça m’arrive, j’ai la sensation de pouvoir mourir en paix, parce que j’ai connu ça.

Arrivés au village, on a discuté le coup avec la famille qui allait nous vendre le bois, posés sur un banc face au fleuve. Quelle chance de parler espagnol et d’être en mesure d’échanger pour de vrai avec ces gens qui ont une vie si différente de la mienne !

Mais à force, je dois dire que je trouve ça presque normal. Je discute comme si j’étais née ici, et rien dans le comportement des gens que je rencontrent n’indique qu’ils me considèrent comme une sale gringa. Ils sont ouverts, rigolards. Mais c’est peut-être l’affection que Wish me porte ouvertement qui force leur respect, le fait qu’il me présente d’emblée comme… autre chose qu’une vague touriste.

Après avoir papoté pendant pas loin d’une heure, on a chargé la pirogue de tronçons de bois, en faisant des aller-retours incessants, jusqu’à ce qu’elle soit pleine à ras de la gueule.

Et c’est le lendemain qu’on a commencé à cuisiner. Pour info, les lianes d’ayahuasca induisent la transe, mais ce sont les feuilles de chacruna, porteuses de DMT, qui provoquent les visions. Et l’ayahuasca ne se met pas telle quelle dans la marmite, faut d’abord l’écraser à fond pour que son essence s’infuse bien dans l’eau. C’est un taff carrément épuisant de matraquer ces lianes au marteau... et qui ruine les mains !

Sa mère, je me suis récoltée une putain d’ampoule entre le pouce et l’index à force de cogner dessus comme une perdue ! Mais je suis franchement contente de pouvoir boire une medicina que j’ai contribué à créer. 

Intention : Montre-moi comment travaille la Numan Rao avec moi 

Entre la Numan Rao, la Malva (qu’on a aussi récoltée avec Wish sur son terrain, sorte de feuille qu’on écrase dans de l’eau, qui donne une potion gélatineuse à boire, et qui nettoie les poumons), la Hierba Luisa et la tisane spéciale méditation de la mère de Wish (il lui a demandé de la préparer pour moi), je me sentais très détendue.

J'ai le sentiment qu'on peut pressentir comment sera la cérémonie. Ou alors c'est juste toi qui influes sur le truc. Je savais que l'oncle de Wish, que j'avais beaucoup apprécié en allant chercher le bois, viendrait ce soir, et ce mec avait de bonnes ondes. Très rieur, le genre qui te met à l’aise direct, un petit homme avec un bon cœur, qui sait écouter les autres.

En plus on allait boire l'ayahuasca qu'on avait préparé nous-mêmes, dont on s'était imprégnés via sa fumée, qu'on avait écrasé à coup de bout de bois et de marteau et qui m'avait valu cette grosse ampoule que Wish avait fait cicatriser avec la sève du Pinon Negro. J'ai d'ailleurs aussi goûté les graines du Pinon Blanco. Bref, le terrain était bon.

J’étais littéralement encerclée et pénétrée par le pouvoir des plantes, et j'étais aussi impatiente de connaître les chants du tonton.

J'étais très concentrée, à nous trois on formait un cercle parfait, avec l’oncle à ma gauche et Wish à ma droite. Mes visions se sont ouvertes quand le tonton a rejoint Wish dans les chants. La façon dont il chantait me faisait penser à un truc chinois. Cette voix comme une guimbarde, tremblotante, presque grésillante, mais tellement belle. Très différente de celle de Wish.

Au début, on aurait dit qu'ils chantaient chacun de leur côté, suivant leur propre mélodie. Ça faisait quand même un peu penser à du canon, même s'ils chantaient des trucs différents. Et puis leurs voix et leurs mélodies ont fini par se rejoindre, en une fusion grandiose.

Mes visions étaient celles, classiques, de l'ayahuasca, mais vu que ça faisait longtemps que j'en avais pas eu, je les ai appréciées à fond, surtout avec cet icaro si puissant qu'ils entonnaient à deux. Leurs voix m’ouvraient un monde élevé, d’une brillance presque douloureuse.

Si les cieux existent, et s’ils doivent ressembler à quelque chose, je jure qu’ils n’auraient pas d’autre visage !

Je me suis mise à me balancer, et puis j'ai posé les mains à plat sur le plancher, les jambes toujours en tailleur, et je me suis balancée encore plus, en suivant le mouvement avec ma tête. C'était tellement bon, tellement fort ! Et puis je sais pas trop comment, je crois que c'est l’oncle qui a commencé à taper sur sa cuisse, et moi aussi je me suis mise à chantonner, timidement au début, et puis de plus en plus. Rama kaya kaya ka, kaya kaya ka... Je connaissais bien ces chants, même s'ils étaient trop complexes pour que je puisse les mémoriser en entier, mais leur côté répétitif aidait, surtout les dernières phrases des strophes qui sont répétées trois-quatre fois.

Alors, je me suis mise à taper sur le plancher de la maloca du bout des doigts, d'abord doucement, et puis carrément, jusqu'à m'en faire mal. Le rythme était très rapide, mais il fallait que je le fasse, et c'était tellement bon, de sentir cette puissance, d'y participer, de l'éprouver dans mon corps ! Il me semblait que les visions se calmaient quand je faisais ça, et je me suis dit que ça devait être ça, de diriger le truc, d'apprendre à manier l'énergie de la plante.

Ensuite j'ai tapé sur ma cuisse, mais ce n'était pas assez puissant alors j'ai tapé sur ma poitrine, au niveau du plexus, fort, encore et encore, comme pour faire entrer l'énergie du chant à l'intérieur de moi. Et puis juste avant la fin de la chanson, comme si je pressentais le truc, j'ai croisé les mains sur mon cœur, et Wish a dit une sorte de bénédiction, en espagnol, toujours dans son chant.

Et je me suis véritablement sentie bénie…

J'étais redescendue, il m'était à nouveau possible de pouvoir fumer un mapacho. C'était le fait de m’être enflammée comme ça qui avait contrôlé le pouvoir de la plante, j’en étais sûre. De chanter, ou du moins d'essayer, de suivre le rythme. C'est vraiment différent de juste subir les visions allongé comme une merde.

Je savais que le plus gros de la cérémonie était passé. Wish a joué de la guitare et son oncle a suivi au chant. Ils me faisaient penser à un duo de blues, des mecs super rodés, du genre de ceux qui se parlent et déconnent avec le public en même temps qu'ils jouent, se renvoyant la balle, se congratulant mutuellement, se faisant des blagues. Trop cool, et on a rigolé comme des malades à plusieurs reprises !

Pour finir Wish a entonné cette chanson que j’aime tellement, qui parle d’un jeune homme qui a perdu son amour et s’en va sur un bateau pour ne jamais revenir… Le tonton semblait ému, même s’il rigolait encore face à l’ingénuité de la jeunesse que symbolise ce morceau. C’était extrêmement touchant, d’être leur témoin.

Peu de temps après, on a rejoint la maison pour fumer encore quelques mapachos avant d’aller dormir, et ma mareacion est revenue. Wish avait mis de la musique classique, très délicate, et tandis qu'il me parlait je voyais des fleurs et des plantes croître…

Je les voyais sur son visage…

Carnet d’ayahuasca : La Récap’

Carnet d’ayahuasca #1

© Zoë Hababou 2021 - Tous droits réservés


See this gallery in the original post