Le Coin des Desperados

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Carnet d’ayahuasca #3 : Troisième Cérémonie

Ce matin j’ai passé deux heures à regarder une montagne. C’est la première fois de ma vie que ça m’arrive. Normalement je suis parfaitement incapable de rester comme ça sans rien faire.

Je me suis d’abord assise devant la maison, tel Don Juan sur son perron, à prendre le soleil, et je me suis aperçue que j’avais pas la moindre envie de bouger, de rentrer lire ou de faire autre chose. J’étais juste bien, là, au soleil, mon mapacho et ma gourde à la main. J’ai viré mes chaussettes, mon polaire, et je me suis exposée au soleil.

Et puis j’ai porté mon regard vers les eucalyptus en face, en fixant un point bien précis, juste en face de moi, sans cligner des yeux. J’avais lu ça chez Castaneda, le fait de ne pas faire le point, et aussi dans le livre de Corine Sombrun que je venais de terminer. J’avais expérimenté ça vite fait en méditant dans l’herbe l’autre jour. En fixant le sol je m’étais rendue compte que je voyais toutes les fourmis qui bougeaient dans tous les sens, alors que quand je faisais le point je voyais que dalle.

Là, j’ai continué et continué, jusqu’à ce que ma vue se brouille et se voile, parce que je clignais pas, mais j’en ressentais pas non plus le besoin.

Et tout est devenu un. Le muret en pierre, les arbres, le vent. Tout bougeait légèrement, comme avec les champis, même si là c’était sans doute juste la buée sur mes yeux qui faisait ça.

Bref, après un moment de ce petit jeu je me suis assise sur la table en bois face aux montagnes, un coup en tailleur, un coup les jambes sur le banc, les pieds de différentes façons. Je prenais un plaisir dingue à être comme ça dans mon corps. Et je regardais la montagne. Je la regardais jusqu’à en perdre le souffle. Le vent jouait avec moi, je le respirais, et j’étendais les bras pour le sentir encore mieux, m’étirant dans tous les sens. 

J’aurais pu passer la journée assise sur cette table à regarder cette fichue montagne, et à en être toujours aussi heureuse.

Intention : Fais-moi rencontrer mon animal de pouvoir

L’ayahuasca a encore pris beaucoup de temps pour monter, mais je commençais à être habituée et cette fois-ci l’attente n’a pas été inconfortable. Faut dire qu’on avait de la compagnie, quelques gringos présents juste pour ce soir, et que Wish a chanté un peu plus tôt ce coup-ci. J’étais assise à sa gauche, comme si j’étais son élève. Les autres participants n’avaient aucune expérience de la plante, ce qui me faisait sentir un brin spéciale. J’avoue que c’était très agréable.

Je me répétais en boucle mon intention, parce que je tenais vraiment à rencontrer enfin l’animal qui me protégeait. Bien évidemment j'espérais corps et âme que ce soit un jaguar. J'essayais plus ou moins de l’attirer vers moi, je lui disais de se montrer, qu’on pourrait jouer et danser ensemble, que si je savais qui il était je pourrais l’honorer encore mieux. J’ai aussi tenté à plusieurs de reprises de voir ce fichu tunnel dans la grotte, censé conduire au lieu de rencontre de l’animal, mais ça n’a rien donné.

La plante a fini par venir. Je suis parvenue à rester bien droite, le mental comme une lame affutée fendant les visions, en gardant mon intention bien en tête. Ce soir-là je me sentais différente face à la medicina. Les visions étaient très fortes, mais je conservais toute ma concentration.

Des animaux, au final, j’en ai vu beaucoup. D’une manière vraiment belle, comme une sorte de fresque. En plus, Wish, comme par hasard, n'arrêtait pas de chanter des trucs où il était question de condors, de jaguars et de je ne sais quel animal. J’avais vraiment l’impression qu’il connaissait mon intention. 

Aucun ne venait vraiment vers moi ceci dit, ils étaient juste incrustés dans les visions, par petites touches, et je sais pas, mais je me suis dit qu’en réalité je devais être protégée par des tas d'animaux, des tas d’esprits gardiens. A mes yeux, c’était la seule manière d’expliquer que j’aie tant de chance dans la vie.

Quand je tournais la tête vers Wish, toujours les yeux fermés, mes visions se transformaient. Elles se teintaient de l’énergie qu’il dégageait dans ses icaros. Une sorte de brillance, un éclat. Quand j’avais besoin d’équilibre, il me suffisait de me tourner face à lui pour que ses chants m’aident à traverser. Tout ça était définitivement très différent des autres cérémonies, je m’en rendais vraiment compte.

J’étais tout de même un peu déçue de ne pas avoir rencontré mon animal, alors que ça semblait si facile à faire pour des gens inexpérimentés et sans psychotrope, dans le livre de Michael Harner. Un peu contrariée.

Une fois redescendue, j’ai fumé un mapacho, mais j’étais la seule à avoir décollé pour de vrai, alors les trois autres sont revenus pour du rab. Wish m’a proposé une autre coupe. Il était tôt, je me sentais bien, c’était pas l’heure de dormir, la nuit ne faisait que commencer, alors j’ai dit oui. Par contre j’ai oublié d’émettre à nouveau mon intention.

Ça a quand même été longuet à venir, mais la suite valait l’attente. Jusqu’ici, c’est la plus belle cérémonie de ma vie. 

J’étais allongée sur le côté quand la plante a lancé son second assaut. Je l’ai sentie s’infiltrer en moi, me posséder, me pénétrer par le corps entier, et en particulier par le ventre, à un point tel que j’aspirais l’air à travers mes dents, et que je l’expulsais de la même manière. Je respirais très profondément et pourtant assez vite, mes expirations duraient un temps infini, alors que j’étais presque en hyper ventilation.

C’était extrêmement puissant, ce qui se passait à ce moment-là. Le pouvoir de la plante entrait en moi. J’étais toute repliée sur moi-même, comme ça allongée, les mains entre mes cuisses qui serraient fort, à trembler, à claquer des dents, à presque rugir. La possession par la medicina était extrêmement puissante.

Je savais que ça pouvait pas durer éternellement, c’était trop violent, trop intense, alors je me suis redressée pour me poster devant Wish, histoire de récupérer un peu d’équilibre. Ses icaros sont parvenus à m’extraire de cette transe démentielle.

Et puis il a pris la flûte et s’est mis à jouer de la manière décrite dans mon livre. C’était… stupéfiant ! Les sons qu’il tirait de son instrument ressemblaient à un conte évoquant la condition humaine, si triste et si belle. J’en croyais pas mes yeux, d’avoir écrit un truc qui s’était pas encore produit, et qui prenait forme en ce moment-même, mais c’est surtout l’émotion que ça a provoqué en moi qui est hallucinante.

J’ai senti mon visage se ratatiner, se crisper, j’ai baissé la tête, les mains toujours serrées entre mes cuisses sous la couverture, et j’ai commencé à pleurer.

Je crois pas avoir jamais pleuré de cette façon dans ma vie. Une telle peine, une telle souffrance, venue tout droit des entrailles, devant la beauté terrible du monde.

J’ignore à quel moment ça a permuté, mais je suis entrée dans la peau de Travis, totalement, d’une manière déconcertante... Je pensais à Tyler, je pensais comme je l'aimais, comme elle me manquait. Je me souvenais de ce qu’on avait vécu ensemble, à quel point je l'aimais même quand elle jouait les connasses à la fin. J’étais immergée dans la détresse sans fond de Travis, comme j’avais jamais été fichue de le faire en écrivant… Tyler, je l'aimais tellement, elle me manquait tellement, et j’étais si seul, que je savais même pas comment c’était possible de faire semblant de continuer à vivre.

Alors que j’étais en train de chialer corps et âme sur ma sœur défunte, j’ai quand même réussi à me dire qu’il allait falloir que je le rapporte dans mon livre. Que jamais Travis n’avait vraiment exprimé de cette façon-là la souffrance qu’il ressent. Sans fond. Comme de chuter pour toujours…

J’ai eu beaucoup de mal à me sortir de ça, parce que connaître cette douleur, vivre dans cette peine, était quelque chose d’immense et éternel, mais j’ai fini par réussir à me ressaisir, même si c’est presque à regret que j’ai quitté la peau de Travis. Mais si je me permettais de songer encore à Tyler, c’était sûr que j’allais replonger, alors je l’ai définitivement virée de mon esprit.

Pile-poil au moment où je soufflais un grand coup pour arrêter de pleurer, Wish a terminé sa chanson. Il fallait maintenant qu’il m’apaise. J’étais face à lui, et je me sentais comme une enfant. Le visage trempé, tout plissé, avec mon nez plein d’eau. J’étais à genoux devant lui. Il a répandu du parfum sur moi, m’a appuyé sur la tête, sur le dos. M’a chuchoté des mots dont je me souviens plus.

Le truc étrange, en fait, c’est qu’à ce moment-là j’ai fait des gestes avec mon corps, chose qui ne m’était encore jamais arrivée. J’ai tendu mes mains en coupe devant moi, et devant lui, et j’ai recueilli la médecine, ou son énergie, je ne sais pas. C’était froid dans mes mains, il y avait bien quelque chose.

Je me suis appliqué cette énergie sur le front, au niveau du troisième œil, dans l’estomac, sur le cœur. En fait, depuis le début de la cérémonie, j’appuyais sur l’arrière de ma tête, sur mon front, sans savoir exactement ce que je faisais. Mais là c’était presque conscient. J’aidais à ce que la medicina entre en moi.

L’enfant que j’étais au sortir de cette crise de larmes était totalement innocent et perdu. Je crois que j’avais plus ressenti ça depuis des années, et encore, je suis même pas certaine que ça me soit déjà arrivé, même quand j’étais gamine. Je me sentais… humble. Ça paraît idiot de dire ça… 

Mais au final, j’étais si heureuse d’avoir traversé tout ça ! 

Le plus gros du truc était passé pour moi, mais Wish était loin d’en avoir fini vu comment les autres participants avaient besoin de lui.

Je l’ai regardé travailler, en essayant de capter ce qu’il faisait. Quelle dévotion et quelle énergie incroyable ! Icaro sur icaro, la flûte, la guitare, avec laquelle il a chanté cette chanson que j’avais entendue dix ans auparavant et qui m’avait tant marquée, celle où il encense et glorifie et remercie la Terre, les animaux, les ancêtres… Quand je fermais les yeux, chaque fois je replongeais dans les visions, mais elles étaient d’une nature différente de celles auxquelles j’étais habituée, plus réalistes, dans un sens. J’ai vu la lune, des montagnes, des nuages, un loup, la nuit. C’était très agréable à vivre.

Vers la fin de la cérémonie on était tous les deux adossés au mur, face aux autres, lui chantant encore, moi scrutant calmement le jour en train de se lever à la fenêtre, et je me sentais vraiment comme son apprentie. D’ailleurs j’ai fini par lui dire qu’il était désormais mon maestro.

Un lien nouveau est en train de s’établir entre la plante et moi, je le sais. L’énergie de la diète, peut-être, qui rend les choses plus profondes, ou alors ma nature à moi qui se réveille pour s’unir à la medicina. J’aime quand Wish me parle de son taff, en aparté, à moi seulement. Faut dire que pour les autres visiblement c’est pas du tout le même délire. Pas de visions, pas d’immersion, et au final beaucoup d’inconfort corporel dû à leurs problèmes psychologiques ou émotionnels, comme il me l’a expliqué, chose qui pour le moment ne m’est pas encore arrivée.

Mais j’ai l’impression que le fossé se creuse entre ceux qui viennent se soigner et ceux qui viennent apprendre.

Carnet d’ayahuasca #4

Carnet d’ayahuasca #1

Toutes les peintures de cet article sont de Wish.

© Zoë Hababou 2021 - Tous droits réservés


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