Carnet d’ayahuasca #13 : Treizième Cérémonie
Fermeture de diète
Intention : Inscris en moi l’énergie de la diète
On était seul à seul avec Wish pour cette cérémonie qui marquerait la fermeture de ma première diète. Aujourd’hui je quitte sa maison et je vais me prendre un hôtel à Pisac pendant quelques jours avant de le suivre dans la jungle pour continuer le boulot.
J’étais heureuse qu’y ait personne d’autre, ça me semblait important de conclure ce mois de diète sans interférences extérieures. Juste le maestro et sa disciple, quoi.
Il m’a filé une grosse dose et j’ai maintenu la tasse contre moi, les yeux fermés, un long moment, en sentant monter en moi mon intention. J’avais traversé des choses dures et d’autres très belles avec l’ayahuasca. Je me sentais différente, bien que j’aurais eu du mal à dire précisément ce qui avait changé.
Mais je crois que quand tu t’imposes des sessions hardcore, encore et encore, des trucs qui te scotchent au plafond parce qu’ils sont trop rudes ou au contraire sublimes, pendant un mois d’affilé sans moufter, ben à force, t’acquières une maîtrise de toi-même qui peut pas se comparer aux petites épreuves que tu vis dans le monde ordinaire. Parce que tout ça, ça se passe au sein de ta propre tête, et qu’y a personne pour te tenir la main.
Même si le chaman te guide et te tire des sables mouvants avec ses chants, au final, toi seul peux réellement décider, au prix d’un effort très grand, de traverser jusqu’à l’autre rive. C’est une lutte de l’esprit contre lui-même, contre ses propres limitations. Accepter ces visions en soi, les embrasser avec son âme, ouvrir son cœur à leur sens, je sais pas, mais ça ressemble à un voyage dangereux dans un univers inconnu.
Le problème, c’est que cet univers parallèle, c’est aussi le tien, en fait. Une dimension de toi qui t’est parfaitement secrète et mystérieuse. Et pourtant… elle vit en toi à ton insu.
Inévitablement, ce travail constant d’acceptation, d’ouverture à ces mondes insondables, aiguise ta volonté. Un peu comme une promesse faite à soi-même. Celle de continuer à avancer au sein de la tourmente. De ne pas faiblir. D’essayer de ne pas céder à l’autocomplaisance ou à la prostration ou le déni.
Bref, avant de boire ma tasse d’ayahuasca, j’avais tout ça qui s’agitait en moi. Toutes ces impressions confuses et en même temps, très ancrées. Et j’avais envie de remercier l’Abuelita pour cette force qu’elle avait éveillée en moi. Et lui demander de m’aider à conserver ce pouvoir à jamais.
Wish a siffloté un long moment tandis qu’on dérivait dans les prémisses de la transe. Des ombres serpentines tapissaient les parois de mon cerveau. J’avais l’impression de le voir depuis l’intérieur. Toutes ces circonvolutions étranges et limite écœurantes du cortex. L’esprit de la plante semblait l’avoir envahi. Tous ces petits serpents noirs qui rentraient et sortaient de sa chair… Comme de la vermine en train de bouffer un organe putréfié.
Mais je trouvais ça rassurant, en fait. Je me disais que l’énergie de la diète était vraiment en moi.
Alors que je me faisais cette réflexion, Wish s’est marré dans son coin. J’ai eu un raté avant de me foutre à rire moi aussi. Mais ce genre de synchronicité existait souvent entre nous, d’autant plus quand on était dans cette dimension-là, alors ça m’a pas étonnée. Je savais qu’il riait pour mes peurs idiotes, pour mes doutes. Pour cette crainte que j’avais de rentrer chez moi en ayant tout oublié, comme si tout ce que j’avais vécu avec lui et l’ayahuasca n’avait été qu’un très long rêve.
Juste avec un rire, Wish effaçait d’un coup toutes mes questions débiles. Ce mec-là sait rire d’une façon qui exprime tout un tas de trucs à la fois.
Soudain il s’est mis à chanter, d’une voix forte et lascive à la fois. Son chant a transformé les serpents qui se baladaient dans mon cerveau en… chromosomes, je crois. Ces trucs en double hélice. Ils arrêtaient pas de se diviser, y en avait de plus en plus, si bien qu’on aurait dit les cristaux d’un kaléidoscope en train de muter encore et encore.
C’est le savoir, je me suis dit. L’enseignement qui s'engendre lui-même et qui se répand partout.
Toute cette tapisserie de chromosomes s’est petit à petit transformée en ces formes géométriques qu’on voit partout dans l’artisanat shipibo. Le maillage du monde. Le code secret qui régit les formes perceptibles. C’est ce que je me suis dit. J’avais le sentiment d’en avoir partout sur mon visage, sur mes mains, dans mon ventre. Je pouvais les sentir, comme si moi-même j’étais tricotée avec tous ces dessins par en-dessous, que ma peau était un assemblage très complexe tissé des mêmes patterns.
Et ça me donnait de la force, et aussi, peut-être, une sorte de protection, comme une armure indestructible. Ouais, comme ces jolis habits des samouraïs. C’est à ça que j’ai pensé, et je me suis sentie fière. Et j’étais surtout éperdument reconnaissante envers Wish de m’avoir acceptée et dans un sens, initiée à ce monde, présentée à l’Abuelita. Plus que jamais, je me sentais comme son élève.
D’un coup j’ai senti du mouillé dans ma main. Il venait de me verser du parfum dedans et me chuchotait de me l’appliquer sur les cheveux. Lui-même m’en foutait sur le visage avec sa main, et il appuyait fort sur mon front, à l’endroit où moi-même j’appuie parfois pour faire entrer le savoir de la plante. Et puis il est resté comme ça, sa main mouillée sur ma tête, en appuyant et en la faisant trembler, tandis qu’il scandait un nouvel icaro, très rapide, celui-ci.
Je suis partie dans un tourbillon. Une spirale déferlait dans ma tête par le sommet de mon crâne en contact avec sa main. C’était si rapide, si fort, que j’ai vite agrippé ma bassine pour dégueuler à n’en plus finir. C’est bizarre que tu doives expulser quelque chose quand on t’en transmet une autre…
Est-ce que c’est pour faire de la place ? Est-ce que les nouvelles énergies que le chaman et la plante déversent en toi évacuent les anciennes en pénétrant par torrent comme ça ? Ou alors, est-ce que c’est juste que c’est une transe si forte que ça te fait dégobiller ta race ?
C’était ouf, en tout cas. J’avais le cœur à balle, je tremblais et grognais en me vidant comme un chien, et Wish continuait à chanter comme un maboul en me caressant les cheveux mais genre, super fort. Franchement, ça ressemblait à une passation de pouvoir, mais du style ultra violent, tiens, un coup d’épée, deviens un guerrier, bordel !
J’ai fini par rugir la gueule dans mon seau de vomi comme Wish me l’avait appris parce que c’était pas gérable de continuer comme ça. J’ai crié comme une perdue. Ça a marché. D’un instant à l’autre les vagues de nausée ont cessé, et je suis restée à trembler et presque chialer d'épuisement la gueule au-dessus ma gerbe, crachant, soufflant par le nez, reprenant mes esprits.
Puis je me suis redressée en soufflant une dernière fois, l’air de dire : Putain, voilà une bonne chose de faite, j’ai posé ma bassine et me suis adossée contre le mur.
Wish m’a demandé si ça allait et j’ai fait : Ahora si (maintenant oui).
Il s’est posté à côté de moi, le dos contre le mur lui aussi, et il a entamé un nouveau chant. On avait quitté les souterrains et les trucs organiques. Maintenant c’est vers l’espace qu’on se dirigeait.
Je peux pas dire à quel point j’étais soulagée de filer vers le cosmique. Je sais que la phase corporelle-organique-animale est essentielle, surtout pour se nettoyer, mais putain une fois qu’on en est sorti, c’est un pur plaisir de fuser dans l’infini, libéré, nettoyé, à respirer avec une force incroyable, un souffle long, profond, qui n’en finit plus, comme si tes poumons contenaient tant d’air que tu ne pourrais jamais les vider, comme si c’est l’énergie de l’univers elle-même que tu respirais.
Ça, c’est ce que j’appelle vivre dans la plante, exister dans le même sein qu’elle.
C’était un monde éthéré, lumineux, d’une immensité à faire pâlir Dieu en personne. Ma transe était super forte quand même, et des larmes coulaient sur mes joues, mais c’était parce que sa beauté m’en mettait plein la gueule. Je crois que c’est normal de pleurer quand on est subjugué, et quand ça brille autant que ça.
J’avais froid, malgré tout, j’étais toute contractée les genoux serrés contre ma poitrine. Quand je rentrais la tête pour me recueillir en moi, ce monde transcendantal m'apparaissait comme très intime, comme un joyau secret que je portais en moi. Et quand je levais la tête vers le ciel, il s'apparentait davantage aux cieux, à cette merveille qu’était la vie. Ces deux mondes coïncidaient, tels deux univers en miroir.
L’ayahuasca et moi, les chants de Wish et moi : tout ça, c’était la même chose. C’était le tout. Et c’était magnifique de vivre, de respirer, d’éprouver ça.
Il a fallu que j’étende les bras pour relier mon corps à cette impression, pour le faire participer à ce savoir. Mes épaules se sont encore secouées toutes seules, mes ailes se sont étendues. Je les ai senties dans mon dos, en train de se déployer. J’ai levé les bras au-dessus de ma tête, la maintenant, elle, bien dans l’axe de ma colonne vertébrale, comme si je regardais juste en face de moi. J’ai bougé mes doigts en contact avec le ciel, comme si je pouvais caresser mes visions célestes, les tirer vers moi. Comme Dieu tendrait son doigt pour faire jaillir la foudre sur la Terre.
C’était énorme, comme sentiment. Presque un truc de toute-puissance. Et puis j’ai rejeté la tête en arrière en exhalant un immense soupir d’extase. Pour la première fois de ma vie, j’ai su ce que ça voulait dire, d’être béni des dieux.
J’ai fini par m’allonger tandis que la force des visions décroissait. Wish a posé ses mains sur mon ventre, sur mes épaules et ma tête, en soufflant rapidement chaque fois qu’il appuyait sur l’une de ces parties de mon corps, et en disant des trucs en espagnol au sujet de la fermeture de diète. Je m’en souviens pas tellement, malheureusement.
On a fumé un mapacho ensemble, plus ou moins silencieux, même si on arrêtait pas de se sourire. Et puis il a pris sa guitare et je me suis laissée aller, allongée sur le matelas, le laissant nous transporter jusque tout au bout du bout du monde, flottant sur ces chants comme une cavalcade sauvage et magnifique, là où l’horizon devient le ciel, et l’espace, l’infini.
La seconde peinture de cet article est de Wish. Elle s’appelle Zoë de la Selva (Zoë de la jungle).
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