Carnet d’ayahuasca #2 : Deuxième Cérémonie
Intention : Dis-moi ce que je cherche, Abuelita, en faisant une diète avec toi
On était seuls avec Wish ce coup-ci, la Mexicaine avait plié bagage, et vu que c’était le jour de mes 32 ans, j’étais particulièrement ravie d’avoir la chance de vivre une cérémonie seul à seul, ce qui extrêmement rare avec les chamans de nos jours, qui sont souvent overbookés.
Cette fois-là aussi, il s’est écoulé un long moment avant que les effets arrivent. Wish se contentait de siffloter, et je me suis demandé si c’était le fait qu’il s’abstienne de chanter qui ralentissait le processus. Ça commençait à tourner en boucle dans ma tête, à force d’attendre. Mon impatience est vraiment légendaire. Ça me rendait à moitié dingue. Faut dire que c’est dur de rester concentré, encore et encore, préparé pour un assaut qui tarde à venir.
Je voyais la laideur de mes pensées, leur côté mesquin, avide. Exiger des visions allait à l’encontre de toute ma philosophie au sujet de l'ayahuasca, et pourtant, je les désirais ardemment. Parce que ça faisait dix ans que je les attendais. Dix putains d’années à vivre au sein des souvenirs que mes quelques sessions initiales avaient laissés en moi, dix ans à fantasmer sur ces retrouvailles avec Wish.
Dix ans à écrire la vie de Travis et ses expériences avec l’ayahuasca...
Bref, j’en étais là quand Wish s’est approché pour chanter très près de moi, directement dans mon oreille gauche, en gros. La sensation était très bizarre, comme si sa voix s’immisçait directement au sein de mon cerveau.
D’un instant à l’autre, seule sa voix, seuls les icaros qu’il chantait existaient, recentrant mon esprit et l’affûtant comme une lame effroyablement tranchante. C’était si intense que je me suis plus ou moins roulée en boule, toujours en tailleur, le front contre le matelas, pour me laisser pénétrer toute entière par la force qui se dégageait de lui.
Les vibrations de sa voix étaient ahurissantes, la façon dont il la laissait longtemps résonner après avoir fini de chanter une strophe… C’est fou comme la musicalité peut devenir poignante avec la plante dans le corps. C’était assez unique, et je me suis dit que c’était ça qu’elle voulait me dire, que c’était pour ça que j’étais là.
Vivre dans le présent. Être capable de profiter de l’instant, tout bonnement. Être vraiment là.
Au fond bien sûr j’attends pas grand-chose d’autre de la vie. Quand on a ça, quand on est capable de ça, je suppose qu’on a besoin de rien d’autre… Même si bon, ça m’avance pas des masses en ce qui concerne ce que je vais branler de mes fesses une fois de retour.
Bref bref bref, j’ai fait à Wish :
- Bueno, que hacemos ? Otra copa o no ? (Bon, qu’est-ce qu’on fait ? Une autre coupe, nan ?)
- Tal vez una chiquita. (Peut-être une petite)
- Ja. (OK)
Je m’en suis donc retapé un verre, que j’ai sifflé en deux gorgées, réaffirmant mon intention. Wish scandait maintenant ses icaros avec une force décuplée mais ça venait toujours pas. J’étais pourtant bien en transe, ma tête était lourde, et j’ai pas tardé à vomir. Peut-être que c’était ça qui bloquait, un reste de bouffe dans l’estomac (pourtant mon dernier repas remontait à midi, on ne mange jamais avant une cérémonie, et il devait être neuf heures du soir), mais ça y est, c’était lancé, et j’ai pas pu m’empêcher de rigoler :
- Ahora si, creo que estoy mareada ! (Maintenant oui, je crois que je suis défoncée !)
Et putain de sa mère, c’était lancé de chez lancé, avec une puissance et une démesure vraiment cosmique, pour le coup ! Les tentacules de l’ayahuasca se vrillaient dans mon esprit et le pénétraient de leurs têtes multiples, les visions étaient d’un vert électrique flamboyant, avec quelque chose de très organique, avant de muter en lumières rappelant celles d’anciennes galaxies, l’effet 3D était d’une présence monstrueuse, une véritable invasion cérébrale, mais nom de Dieu qu’est-ce que c’était beau… Qu’est-ce que c’est beau et terrible, d’être là-dedans !
J’étais assise sur les genoux, la tête plongée dans le matelas encore une fois, avec Wish qui chantait juste en face de moi, totalement immergée dans la plante, à respirer avec elle, à travers elle. A vivre en elle. Ma bouche s’ouvrait toute seule sur une extase silencieuse, et des larmes de joie pure roulaient sur mes joues.
Une transe d’une telle force, honnêtement, c’est pas tout le monde qui pourrait le supporter, parce que c’est d’une véritable possession dont il s’agit, et même en étant persuadé des bonnes intentions de l’esprit de l’ayahuasca, faut quand même accepter d’être assiégé dans ton corps et inondé dans ta conscience par un être autre que le tien.
Je me suis redressée, la tête levée vers le ciel, me gorgeant de l'énergie fantastique qui circulait en moi, et puis j’ai levé les bras en l’air en inspirant, et les ai étendus comme des ailes, et à ce moment-là tout était si beau, si parfait, que moi-même je me faisais l’effet d'être une déesse en train de naître, en train d’encenser la force et la beauté de l’univers.
Et le fait d'être en face de Wish, si proche de lui alors qu’il chantait pour moi, ajoutait quelque chose de spécial là-dedans. Je me sentais complètement nue face à la plante, comme si elle m’avait rendue mon innocence en me faisant renaître, et ça avait à la fois quelque chose de primitif, de pur, et de beau, qui rendait l’expérience encore plus incroyable.
Après un long moment à savourer cette force en moi, à la sentir me revigorer de fond en comble, je me suis allongée, Wish continuait à chanter et j’entendais les vibrations dans son corps qui agissait comme caisse de résonance, comme si je pouvais les humer, les caresser, et j’éprouvais l’envie de faire vibrer ma gorge moi aussi, à l’unisson, et c’est ce que j’ai fait. D’une manière générale, je ressentais le besoin de souffler, d’expirer, d’inspirer, comme pour donner mon concours à tout ce qui se produisait, en moi et dans cette pièce.
Rester couché est malgré tout difficile, parce que ça redonne de la force aux visions et fait remonter la gerbe, et je me suis vidée copieusement, à plusieurs reprises. Durant l’une de ces sessions de gerbe, Wish m’a dit :
- Feliz cumpleaños, chica ! (Joyeux anniversaire, miss !)
- Es el mejor cumpleaños de mi vida, asi mareada como nunca, la cabeza en una bassina de vomito, asi me gusta ! (C’est le meilleur anniversaire de ma vie, comme ça, là, défoncée comme jamais, la gueule dans le seau de vomi, c’est ça que je kiffe !)
Ouais, vivre un truc aussi ouf pour mon annif, y a pas à dire, c’était une bonne façon d’entrer dans une nouvelle année de vie…
Petite note en passant au sujet du vomi : quand j’en finissais plus de dégueuler, que ça allait chercher loin loin loin sans presque rien ramener, Wish m’a dit de crier. De rugir ! Je l’ai fait et ça a marché, les vagues de nausée ont cessé.
Quand la chose a un peu décru, Wish m’a longuement ausculté le ventre du bout des doigts, et au niveau de l’estomac j’ai encore une fois senti cette gêne que l’ostéo avait mise à jour. Ce soi-disant problème émotionnel qu’il avait détecté, et qui m’avait presque fait pleurer quand il l'avait effleuré, sans raison apparente. Je l’ai dit à Wish et je crois qu’ensemble on a travaillé à l’évacuer, lui en balayant mon ventre, moi en soufflant pour la dissoudre et la faire s’envoler. Quand il est repassé dessus ensuite ça avait disparu.
La dernière chose qu’il reste à dire, c’est que quand les effets se sont calmés et que j’ai eu de nouveau envie de penser, je me suis dit qu’il allait falloir que je travaille davantage à la description des visions de Travis dans Borderline. Ça va pas être facile, mais je dois à tout prix essayer de retranscrire ce que je suis en train de vivre ici.
Allongée dans le noir et dans le silence, j’ai essayé de parler à la plante, de penser à la conscience, de comprendre les visions que je venais de traverser, mais ça n’a abouti à rien. J’en ai parlé à Wish qui m’a dit que les réponses se trouvaient dans les visions. Sauf que bon, pour le moment elles sont intraduisibles pour moi. Après, vu la beauté de cette expérience, je peux pas non plus faire la fine bouche. Peut-être que dans le futur l’Abuelita décidera de s’adresser à moi d’une autre manière, ou pas.
La première peinture de cet article est de Wish.
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