Carnet d’ayahuasca #12 : Douzième Cérémonie
Intention : Fais de moi une guerrière
J’étais fatiguée et nerveuse avant de boire, je sais pas trop pourquoi. Wish m’a filé une petite dose, et on est restés au calme un long moment avant qu’il arrive quelque chose.
J'observais ce qui se passait en moi, à la manière d’un témoin pas vraiment concerné par le spectacle qu’il contemple. C’était un drôle de dédoublement. Je voyais et j’écoutais mon mental en plein mélodrame, produisant sans cesse de nouvelles pensées relatives à ma situation passée, présente et future, d’une inconsistance pitoyable et pourtant hautement nocives.
Elles semblaient posséder une volonté de briser, de détruire, de piétiner allègrement tout ce qui passait à leur portée. J’avais atrocement conscience de leur négativité, et je comprenais pas leur raison d’être. Les visions que j’avais leur rendaient un parfait écho. Des ombres marrons, reptiliennes, proliférant comme des lianes étranglant quelque chose. Mais ce décalage qu’y avait entre mon mental et ma conscience faisait que c’était pas si terrible, parce que je me sentais pas franchement concernée. J’étais un observateur neutre.
Pourtant, c’était en soi une sorte de train fantôme complètement emballé, presque psychotique. Pourquoi est-ce que mes pensées s’acharnaient comme ça, de plus en plus vite, comme si une machine à calculer furieuse et stupide avait assiégé mon cerveau ? Et je voyais la façon dont mon mental luttait contre lui-même. Arrête de penser, il suppliait. Et puis ensuite : Mais non, putain, c’est encore de la pensée, ça ! Silence, silence !
L’ayahuasca semblait être en train de déterrer une partie de moi éternellement insatisfaite, qui n’avait foi en rien, et se moquait des efforts et des vérités que j’avais réussi à faire naître en moi comme s’il ne s’agissait que de néant, quelque chose que je pourrais jamais vraiment posséder, qui passerait son temps à s’enfuir, à fuir hors de ma conscience.
Je me suis foutue à gerber, fatalement, parce que toutes ces conneries me filaient le tournis, et que j’avais surtout envie de les évacuer. Le truc cool avec l'ayahuasca, c’est que c’est tellement lié au physique qu’un truc qui te fait souffrir mentalement tu peux l'expulser en le gerbant. Pratique, faut reconnaître.
En vomissant dans ma bassine, j’ai compris ce qui se passait. C’était l’ego. L’ego qui revenait à la charge après avoir été destitué quand j’avais atteint la conscience universelle. Il voulait pas que je le foute dehors, et il était prêt à dénigrer tout ce que je croyais avoir compris en le reléguant au domaine du rêve, quelque chose d'enfermé à triple tour, que je pourrais jamais retrouver seule, sans ayahuasca. Et la vérité, c’est que par moment il arrivait à m’en persuader. Il me faisait rechuter dans le mental comme si rien d’autre n’existait.
C’était écœurant, révoltant, et d’une bêtise crépusculaire. J’en finissais plus de vomir, tant son manège me révulsait. L’idée d'abriter une telle abomination en plein cœur de ma tête me rendait malade, et triste aussi.
A ce moment-là, je suis passée à un autre stade de la transe. J’ai plongé dans la colère. Une colère contre moi-même, encore plus énorme que celle à laquelle je suis déjà bien habituée. J’étais tellement vénère que j'en chialais presque de rage.
Je me haïssais d’être infoutue de perdurer un tant soit peu en dehors de cette connerie d’ego. Et le pire, c’est que cette colère aussi était encore de l’ego. J’avais atrocement conscience de tout ça, et pourtant, ça diminuait en rien la haine que je ressentais.
Et puis j’avais peur, je crois. Que tout ça serve à rien, que je rentre chez moi comme une pauvre cloche sans être foutue d’appliquer à ma vie ce que j’aurais vécu ici, comme tous ces gringos qui se croient sauvés alors que leur expérience de l’ayahuasca leur a juste fourni un nouveau prétexte pour se sentir supérieurs.
Ça n'en finissait plus, et heureusement que Wish a levé son cul pour me souffler du parfum dessus et interrompre le cercle infernal. Quelque chose a changé dans les visions au contact du parfum sur le sommet de mon crâne.
J’ai vu une brillance argentée, presque blanche, couler de la voix de Wish et du parfum jusqu’à l’intérieur de mon cerveau. Et sans vraiment le vouloir, je me suis mise à chuchoter les icaros qu’il scandait au-dessus de moi. Je m’y suis agrippée en les répétant furieusement, m'étourdissant moi-même dans leur spirale. Et ça semblait tout changer. Me connecter à ces espèces de formules magiques dont j’ignorais pourtant le sens faisait évoluer la transe vers autre chose, comme une autre planète.
La brillance argentée ressemblait de plus en plus à une sorte de galaxie, comme la voie lactée qui tourne sur elle-même. Je me suis demandé si c’était le monde de la medicina que j’entrevoyais, vers lequel je voguais en me reliant aux chants. Le truc bizarre, c’est qu’il semblait à la fois à l’intérieur de moi, comme un truc à creuser, et à la fois un monde vers lequel je me dirigeais. Mais j’avais pas envie de m’attarder sur le sujet. J’étais juste heureuse d’avoir quitté le mental pour entrer dans la contemplation qui ne nécessite aucune pensée.
J’ai fini par m’allonger, apaisée, inondée de cette drôle de lumière. Wish s’est rassis à côté de moi et il est resté silencieux.
Ça fait toujours bizarre quand il cesse de chanter après une frénésie d’icaros. On dirait qu’on est en orbite, comme un satellite qui flotte au sein de l’espace. Le silence est si poignant qu’il en est presque effrayant. Mais je crois que c’est dans ces moments-là que je sens véritablement l’esprit de la plante. Dans ce silence éternel, cette plénitude si absolue qu’elle ressemble au vide…
Il a joué quelques chansons à la guitare, j’ai fumé un mapacho, et je crois que je me suis endormie.
© Zoë Hababou 2021 - Tous droits réservés