Les Chants du Désert

Un clown alcoolique, un duo de guerrières bien décidées à remettre les pendules à l’heure, un prophète engagé dans une quête qui le dépasse, un guitariste prêt à tout pour devenir célèbre, un psychiatre avide d’âmes humaines, une chanteuse abandonnée par son unique amour, un journaliste accro au crystal meth, un philosophe rongé par la solitude et… le Diable en personne !

Voici un échantillon des âmes errantes qui, chacune leur tour, vont entonner une ode à la flamme très particulière qui les habite. Leurs trajectoires vont se croiser, se fuir ou se combattre.

Toutes ont rendez-vous avec le Diable, mais elles ne le savent pas encore…

Seule une chose est certaine : quand le Désert vous tient en son pouvoir, il n’y a aucune issue possible.

Le Clown

Ces enculés…

C’est la première pensée qui parvient à prendre forme sous son crâne quand, après une lutte d’une bonne demi-heure avec lui-même, il consent enfin à ouvrir un œil.

Ils l’ont fait, ces fils de rien. Ils se sont enfin décidés à le faire.

Sondant rapidement son esprit, il constate que, non, en effet, il n’est pas surpris. Mais alors, pas le moins du monde. Pour autant, la haine qu’il éprouve à leur égard n’en est pas vraiment diminuée.

Ces enculés.

Peinant à se mettre debout, il ferme les yeux le temps d’arriver à rester stable tout en rigolant dans sa barbe.

Bon sang, j’en tiens une sacrée couche ! Elle était belle, celle d’hier, oh que oui, madame !

La Passagère

Elle est à deux pas du précipice.

De là où elle se tient, elle sent les énergies qui montent, les énergies qui montent le long de son corps telles des lianes en train de croître en s’enroulant autour de ses chevilles, le long de ses cuisses, à l’intérieur de son ventre, dans son cœur, dans sa gorge.

Elle pourrait pleurer, elle pourrait crier, mais ses bras se lèvent au-dessus d’elle et elle fait basculer sa tête en arrière en souriant, s’offrant tout entière à la sensation qui prend possession d’elle. La mémoire de son corps s’éveille à sa puissance, et l’aigle emprisonné libère ses ailes et revient à la vie. Elle porte les mains à son cœur, les fait monter dans ses cheveux, et pousse un râle d’extase en chavirant au bord du vide.

Et la plus belle partie de son âme la quitte pour s’en aller danser dans le désert et faire l’amour avec lui.

Le Journaliste

— Mais la chose qui m’échappe, c’est pourquoi, alors que tu donnes aux gens exactement ce qu’ils souhaitent, se retrouvent-ils prisonniers de l’enfer ?

— Parce qu’il s’agit de leur enfer personnel.

— Hein ?

— Je vais t’apprendre un truc que j’ai jamais dit à personne. Écoute bien : ce que tu désires, au plus profond de toi, ce que ta volonté veut de toutes ses forces, c’est cela, à la fin, qui signera ta perte.

— Mais… pourquoi ?

— Pour la bonne raison que c’est pour cette chose, et cette chose seulement, que tu es prêt à tout sacrifier, jusqu’à ton âme. Ce de quoi tu veux vivre est aussi ce pour quoi tu es prêt à mourir. Et donc, le désir et la passion qui te rongent et brûlent en toi d’une flamme éternelle, finiront inévitablement par dévorer ton âme. Que ce soit moi qui le fasse, ou toi, tout seul, sans l’aide de personne.

Le Prophète

Il sait que ça n’a aucun sens, mais une partie de lui rêve d’atteindre cet ailleurs, ce point où le sable se confond avec le ciel. Quelque chose l’attire, loin là-bas, vers ce lieu qui n’est pas physique, vers cet endroit qui n’est pas un endroit mais une position philosophique où un Homme n’est plus un Homme, où le temps n’existe plus, et où le désir fusionne à l’être.

Plus il marche, et plus le désert gagne en force et en clarté.

Plus il s’enfonce en lui, et plus il l’appelle.

Est-ce que c’est ça qu’ils voulaient dire ? Est-ce que croire en Toi ne sera jamais qu’une marche sans fin vers un lieu qui m’appelle et se dérobe quand je suis près de l’atteindre ?

Est-ce donc le seul Amour que Tu aies à m’offrir ?

Les vagues du doute, d’un doute immense, démesuré, d’un doute capable de jeter à terre tout ce qu’il est, commencent à se former à l’horizon, et à s’approcher. Il les voit enfler, prendre de l’ampleur. S’il n’est pas prêt au moment où elles l’atteignent, il sait qu’il ne restera plus rien de lui.

Et il entend le rire du Diable résonner au loin.

Les Jumeaux

Alors, fourbus, vidés, les yeux aveugles et la peau brûlée par leur démon, les Jumeaux commencèrent à se consumer avec lui. Le feu était devenu plus grand qu’eux, il les encerclait. Où qu’ils portent leur regard, le feu était là, hurlant, exigeant d’être nourri. Mais il n’y avait plus assez de bois sur la Terre entière pour alimenter un tel feu.

Et même s’il y en avait eu, les deux êtres acculés ne pouvaient plus l’atteindre, car ils s’étaient emprisonnés eux-mêmes.

Que pouvaient-ils offrir d’autre à leur maître, sinon eux-mêmes en sacrifice ? Leurs âmes étaient maintenant si sèches qu’elles feraient à coup sûr un très bon combustible. Cela faisait longtemps qu’ils avaient compris que les choses termineraient ainsi. Ils s’y étaient préparés. Chaque fois qu’ils jetaient une branche dans les flammes, ils se visualisaient eux-mêmes en train de brûler, et y trouvaient un certain réconfort. Ils avaient fini par se convaincre que c’était la seule issue, et que c’était même quelque chose de hautement désirable, comme un accomplissement, comme l’ultime offrande à un dieu cruel qu’on craint et qu’on chérit, qu’on déteste tout en continuant à l’honorer, qu’on redoute et qu’on admire à la fois.

Le Poète

Le crâne indigène me regarde
Quelque chose danse dans ses orbites
Une lueur
Quelque chose qui brille et
Qui m’appelle

Tu dois quitter ce monde, Poète
Cesser de faire semblant
Écouter les chants du Cactus
Apprendre en compagnie des Anciens

Ce monde n’est pas le tien, Poète
Ces danses qui trépignent
Ce Coyote qui pleure à la Lune
Ces chants qui ne demandent qu’à naître

Écoute bien, Poète
Tout ça n’est plus de ton ressort
Tu as été choisi par lui
Il a marqué ton âme du sceau sacré
Des Esprits des Guerriers
Il t’attend pour commencer le combat

La Chanteuse

Je ne peux plus dormir parce que cette chambre s’est muée en cellule, en prison. Elle est hantée. Les scènes de ce qui s’est passé ici sont gravées dans les murs. Son reflet habite encore dans le miroir. Chaque fois que je me retourne, l’œil noir et l’œil bleu me regardent avec cet air amusé et sexy qu’il prenait parfois pour me dire : T’en veux encore, Fanciulla ? Mais tu vas me tuer, ma parole… Cette cellule est une antre à démons, elle porte en elle tout ce qu’il m’a fait. Je le revois me prendre contre le mur, m’écraser contre le bureau, attacher mes mains avec les rideaux arrachés des fenêtres. J’entends nos cris. J’entends son souffle. Je vois son dos qui brille de sueur et ses yeux qui s’enflamment d’une faim animale tandis qu’il approche dangereusement de l’orgasme.

L’amour qu’il m’a inspiré s’est transformé. Cet amour est devenu une torture. Parfois j’essaye de me dire qu’il est mort, parce que c’est pareil.

Il ne reviendra pas. Il ne reviendra jamais, et je devrai vivre avec son souvenir dans ma tête et son fantôme dans mon corps comme un de tes propres membres qu’on t’a amputé mais qui te fait encore souffrir. Il m’a arraché mon putain de cœur et je le sens encore battre dans ma poitrine.

Il bat encore pour lui.

Le Guitariste, une nouvelle littéraire de la série Les Chants du désert, par Zoë Hababou

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